Parfois, dit Curdin Orlik, il vaut mieux aborder le sujet de front. Il approche sa chaise, boit une gorgée d’eau, pose les bras sur la table: «Je suis comme ça, je n’y peux rien. Je suis né ainsi.»
C’est le coming out public de Curdin Orlik. Il est le premier lutteur, le premier sportif d’élite mâle en Suisse à assumer sa préférence pour les hommes. Il a 27 ans, il est à l’apogée de sa carrière: vainqueur de la Fête de lutte suisse en Valais, à Fribourg, dans l’Emmental et dans l’Oberland bernois, finaliste à la fête d’Unspunnen, vainqueur d’une couronne à la Fédérale. Ils sont nombreux à dire qu’il a l’étoffe d’un roi. Et il le pense aussi.
Mais en ce moment, c’est autre chose qui importe: «Je veux être libre. J’ai trop longtemps caché qui je suis. Je ne suis pas du genre à bécoter en public, mais j’aimerais pouvoir m’allonger à la piscine avec un homme. Je le fais aussi pour mon fils, je ne veux pas lui mentir. J’ai toujours su que j’étais homosexuel, sans doute depuis mes 12 ans. Mais je me disais que j’avais tout faux, que ça ne se pouvait pas. J’ai entendu plein de choses dans le préau de l’école: "cochon de pédé", "espèce de tantouze"! Ou au foot: "Quelle passe de lopette!" Et même à la lutte. C’est vrai que personne ne le pensait sérieusement, mais quand tu l’es vraiment, tu te dis: "Merde, c’est pas bon." Je me disais: "Je ne veux pas être pédé." Mais je le suis. Maintenant je l’ai dit.»
On est à la veille de Noël 2019. Quelques jours avant, Jörg Wetzel, le psychologue sportif de Curdin et, depuis trois ans, son principal confident, m’a contacté. Il m’a dit que Curdin Orlik voulait me raconter quelque chose. Et les semaines suivantes, nous nous sommes rencontrés plusieurs fois dans le même café de Berne. Il a parlé des heures, toujours par phrases claires, concises. Parfois, il s’interrompait en disant: «Là, c’est un peu pénible.» Ces semaines-là, ses parents, son frère cadet, son entraîneur d’athlétisme, sa meilleure amie et Jörg Wetzel, tous parlent avec moi. Ils le font parce que Curdin le leur a demandé: s’il révèle publiquement son histoire, il veut qu’elle soit racontée sous tous les angles.
Curdin Orlik est né en 1993. Fils de catholiques pratiquants, il a grandi avec trois frères à Landquart (GR). Fille de paysans argoviens, la maman était femme au foyer, donnait un coup de main à la paroisse et jouait de la clarinette à la fanfare. Le père, un montagnard grison fils d’un immigré tchèque, avait été garde suisse du pape, puis gendarme. Et lutteur. En 1998, lors de sa dernière Fédérale, il ne lui avait manqué qu’un quart de point pour décrocher une couronne (la couronne équivaut à un classement parmi les premiers 15% de participants). Ses fils étaient présents et se sont dit: «On veut faire ça.»
Comme le papa, ils ont débuté par le judo avant d’aborder la lutte. Mais Curdin avait encore une autre passion: après quelques années de piano, il s’est mis à l’orgue avec un enseignant qui lui décela tellement de talent qu’il le voyait déjà officier pour la paroisse. On lui confia la clé de l’église du village pour qu’il puisse répéter à l’envi et, à 15 ans seulement, il accompagnait en musique sa première messe. Sa maman était assise à côté de lui sur la tribune et tournait les pages.
«J’étais plus nerveuse que lui», confesse Helen Orlik quand, ce matin de janvier, elle prend place avec son mari Paul à la table familiale dans leur appartement de Maienfeld (GR), qu’ils habitent depuis que même leur fils cadet a pris son envol. «Je me suis toujours mise en retrait pour la famille», dit-elle. «C’est vrai, reconnaît-il. Les enfants, la lutte, le travail: tout ça ne marchait que parce que j’ai une bonne épouse qui m’a soutenu.»
Curdin Orlik a hérité de sa mère la franchise, le courage et le besoin de toujours aider tout le monde. De son père, il tient la carrure et ce talent sportif pur. Enfant, il avait de longues conversations avec sa mère. Son père, il l’admirait: «Le plus grand, le plus fort, le meilleur, une vraie figure paternelle, commente Curdin. Avec lui, on pouvait faire les zouaves, mais il disait clairement quand il en avait marre.»
Les frères faisaient plein de choses ensemble, mais Curdin aimait bien jouer avec les filles du voisinage. Un jour, une voisine dit à sa mère: «Celui-là, il faudra que tu le surveilles, il va bientôt courir après les filles.» Ce fut longtemps le rêve de Curdin d’exaucer cette attente. A l’école, quand quelqu’un faisait un witz sur les homos, il était le premier à en rire pour ne pas attirer l’attention. Mais dès qu’il entendait ce mot, son pouls s’accélérait et il craignait de rougir. Il avait honte de ce jeu de cache-cache mais ne savait comment y mettre fin. Quand il était avec des copains, il suivait ostensiblement les femmes du regard. A l’extérieur, il la jouait macho et, à l’intérieur, cela le déchirait. Il confesse aujourd’hui: «Je ne pouvais pas admettre d’être différent. Je voulais avoir une copine à tout prix.»
Sa mère remarquait que quelque chose lui pesait. Il devenait plus silencieux, il n’était plus le rayon de soleil que tout le monde avait connu. Mais chacun ne change-t-il pas un peu à la puberté? «Je me suis bloqué, dit Curdin. Je ne pouvais tout simplement pas m’imaginer d’en parler à quelqu’un. Il ne me semblait pas normal d’être gay.» Un oncle de sa mère est homosexuel. Mais personne n’en a jamais vraiment parlé.
Quand Curdin Orlik repense à ses jeunes années, il ne peut citer aucune expérience traumatisante qui l’aurait empêché de tout dire. Dans le village, on ne tabassait pas les homos. C’est plutôt l’absence totale du sujet dans les conversations qui lui faisait mal. A l’école, à l’église et à l’entraînement de lutte, on aurait dit un accord tacite sur le fait qu’il n’y avait pas de place pour les homos. Le rejet étant muet, il était inattaquable.
A 15 ans, Curdin fut le premier des quatre frères Orlik à ramener une copine à la maison. Il en eut une autre à 17 ans. C’était en 2010, l’année où son talent de lutteur perçait: à la Fête de lutte Grisons-Glaris, il remporta sa première couronne. Et il accrocha le toupin qui l’accompagnait à une poutre du salon, parmi les multiples cloches que son père avait gagnées.
Alors qu’il ne cessait de progresser en sport, il se sentait de plus en plus mal. Il aurait voulu être comme ses parents. Il connaissait leur histoire, savait comment ils s’étaient rencontrés dans les années 80 lors d’une croisière dansante à Genève, alors qu’ils travaillaient tous deux à La Poste. Il constatait leur normalité. Et il voyait combien ils s’aimaient. Il se souhaitait un tel amour. Mais comment serait-ce possible?
Lorsque, peu avant ses 20 ans, Curdin se retrouva célibataire, il se mit à quêter sur la Toile des demandes de contact d’homosexuels. Il en rencontra plusieurs. Ce ne furent pas de belles expériences. «Je me sentais abusé. Je me disais que si être homo signifiait une telle misère, ça ne me convenait pas. Faire la connaissance de bons homosexuels est deux fois plus compliqué lorsqu’on cache sa propre homosexualité. Tu es sans défense, parce que tu as toujours peur d’être découvert. Avec qui aurais-je pu parler de ces mauvaises expériences? Ça a l’air bête, mais j’en ai conclu que j’avais de nouveau besoin d’une copine.»
Il est parti en Suisse romande faire un apprentissage de paysan, puis à Berne suivre des études d’agronomie. Il y a fait la connaissance d’une femme. Ils ont commencé par s’écrire, puis se sont rencontrés dans un café. Ils se sont fréquentés et sont devenus parents au printemps 2016. Depuis, Curdin Orlik était obsédé par une pensée: «Maintenant, il faut aller jusqu’au bout.»
Il était désormais lutteur, étudiant et papa, il faisait la navette entre sa petite famille établie dans l’Oberland bernois, la haute école de Zollikofen et divers sites d’entraînement. Il jouait de nouveau de l’orgue à l’église pour arrondir ses fins de mois, écoutait les sermons du prêtre, tentait de concilier tant de contradictions. Dans son entourage, les gens se faisaient du souci, tant il paraissait tourmenté. Ils le croyaient turlupiné par la blessure qui l’affectait alors et pensaient qu’il allait bientôt retomber sur ses pattes. N’est-ce pas le sort de tous les sportifs?
Mais ça n’allait pas. «J’ai compris que ça ne marcherait pas toute une vie comme ça.» A l’été 2017, un an après la naissance de son fils, Curdin Orlik quitta le logis familial deux semaines avant la Fête d’Unspunnen, qui allait établir sa renommée. Lors de la passe finale, ce n’est pas son frère que l’on vit, comme tout le monde s’y attendait, mais lui. Peu après, il se sépara définitivement de sa compagne après lui avoir tout expliqué: il l’aimait follement, mais il lui manquait quelque chose.
Il n’existe presque pas de sportifs mâles célèbres qui vivent ouvertement leur homosexualité. Et hormis quelques exceptions, ils ont tous attendu leur retraite sportive avant de faire leur coming out, à l’instar du basketteur de NBA John Amaechi, du rugbyman gallois Gareth Thomas et du multiple champion de natation Ian Thorpe. Quand on le fait, on risque de perdre des sponsors, sans parler des quolibets des spectateurs, au vestiaire et sur les réseaux sociaux.
Dans l’industrie du spectacle, l’homosexualité n’est plus un sujet. Et il y a toujours plus de politiciennes et de politiciens qui sont ouvertement gays. Mais le sport est une zone d’arriération sociétale, surtout le sport masculin. On y parle de masculinité toxique. C’est une notion sociologique souvent mal comprise. Comme le décrit le psychiatre allemand Robert von Cube, il s’agit d’une espèce d’idéal qui punit tout aveu de faiblesse, de mollesse ou de manque de virilité. Les gagnants au physique d’acier sont glorifiés, leurs contre-figures vilipendées. Mais les hommes ne sont pas seuls à cultiver un tel idéal. «Ce sont aussi les mères qui enseignent à leurs fils de ne pas pleurer, les filles qui se moquent des garçons trouillards, les femmes qui attendent de leur compagnon qu’il se comporte en homme», ajoute Robert von Cube.
Il y a tout juste dix ans que la lutte à la culotte a fait son entrée au cinéma sous forme de documentaire. This Lüscher, le réalisateur, en réussit un portrait remarquablement précis, mais il échoua sur un point qui lui tenait à cœur: vu qu’il considérait la lutte comme un sport corporellement intime, un des plus érotiques qui soient, il a voulu savoir quelle était la tolérance à l’égard des homosexuels. Il a donc cherché quelqu’un qui serait prêt à se dire gay ou évoquerait au moins le sujet de manière crédible. Sans succès. «Nous avons parlé avec une masse de gens, mais tous ont fait mine que ça n’existait pas. C’était un immense tabou.»
C’est précisément de ce verrouillage, de ce mutisme que Curdin Orlik a voulu venir à bout. En se demandant longuement si un coming out pouvait être utile. Psychologue et militant LGBT, Hannes Rudolph signale que la communauté se fait beaucoup de souci pour les coming out de personnalités connues et le traitement que leur réservent les médias. Pour lui, on peut en tirer trois conclusions.
Premièrement, peu importe comment on s’y prend; aux yeux du public, on s’y prend mal. «Ou les gens te reprochent de t’être caché ou ils disent que tu veux faire étalage de ta sexualité. Deuxièmement, ce n’est pas parce que quelqu’un parle de sa sexualité que le public a le droit de tout savoir. Celui qui fait son coming out a tous les droits d’y fixer des limites, il n’a pas à tolérer des questions salaces. Et troisièmement, le compte rendu journalistique d’un coming out dépend beaucoup des individus. Or ce n’est pas la personne homo- ou bisexuelle qui est le problème. Pourquoi des gens qui en aiment d’autres du même sexe devraient-ils avoir peur? C’est notre société qui a fait de l’orientation sexuelle un problème», plaide Hannes Rudolph.
Avant que Curdin Orlik ne se confie à nous, ses proches ont songé à faire une remarque au passage, dans une interview anodine concernant la lutte. «Comme si c’était la chose la plus normale du monde.» Mais si ça s’est passé autrement, c’est que «dans le monde d’où je viens, l’homosexualité n’est justement pas considérée comme la chose la plus normale du monde».
A l’été 2017, Curdin était encore très éloigné de l’idée d’un coming out officiel. Il venait de s’en ouvrir à la maman de son fils. Pas à pas, il mettait d’autres gens dans la confidence. Chaque fois il redoutait d’être repoussé, mais chaque fois il se sentait un peu plus libéré. C’est l’entretien avec ses parents qui lui coûta le plus. «Tout au fond de moi-même, je savais qu’ils continueraient de m’aimer, mais la crainte qu’ils me repoussent restait plus forte.»
En février 2018, il se sentit enfin prêt. Il appela ses parents à Maienfeld. «Je dois te raconter quelque chose, maman. Mais pas au téléphone. Peux-tu venir jusqu’à Berne?» «Mais que se passe-t-il? demanda-t-elle. As-tu de nouveau fait un enfant à quelqu’un? Es-tu malade? Que se passe-t-il?» «Tout va bien, maman. Contente-toi de venir.» Le lundi soir, jour de son 25e anniversaire, il alla la chercher à la gare de Berne et l’emmena au restaurant en ville. Il resta muet pendant presque tout le trajet. Une fois qu’ils eurent passé commande, il attaqua: «Je ne sais pas comment je dois te dire ça.» Elle demanda: «Curdin, es-tu homosexuel?» Helen Orlik s’était demandé durant tout le week-end ce que son fils pouvait bien avoir à lui dire. Elle ne se rappelle plus comment lui est venue l’inspiration. «Je pense que je l’ai tout simplement senti.» En tout cas, Curdin eut l’air soulagé. Après un silence, il demanda: «Et comment je le dis à papa?» Sa mère promit de le faire pour lui.
Aujourd’hui, Paul Orlik confesse: «Je suis tombé de ma chaise. Je n’aurais jamais cru ça.» «Pour moi, ce fut le contraire, dit Helen Orlik dans leur salle à manger à Maienfeld. C’est justement ce que les gens aiment chez lui: il a des raisonnements que je n’ai jamais entendus chez d’autres hommes, du moins chez ceux de ma famille.» «Je l’ai accepté. J’ai avalé plusieurs fois ma salive et il m’a fallu du temps pour digérer», avoue Paul. «Mais Curdin reste la même personne», constate sa mère. Curdin Orlik poursuit son récit: «Peu après le repas avec ma mère, j’ai déménagé dans un nouvel appartement. Mon père a pris deux jours de congé pour m’aider. C’était sa manière de montrer qu’il m’aimait toujours.»
Une fois ses études terminées, à l’été 2018, Curdin Orlik a trouvé chez IP-Suisse un emploi à 70% comme chef de projet pour les produits carnés. Sa mère trouva que ça faisait beaucoup avec ses huit entraînements par semaine. Il rétorqua qu’il ne voulait en aucun cas être seulement un sportif. Depuis la saison 2017, il combat pour la Fédération bernoise de lutte suisse.
Curdin Orlik aimait son sport et il aimait les hommes. Mais il ne croyait pas que les deux fussent conciliables: une carrière de lutteur et une vie intime d’homosexuel. A son avis, l’un excluait l’autre. Il finit par ne voir qu’une seule issue: parler.
Le matin du 18 août 2019, il était encore au lit à lire le message d’un ami. «Tu as déjà vu ça?» demandait ce dernier en accompagnant son mot de la photo d’un article du SonntagsBlick sur la Fête fédérale de lutte suisse. L’article disait qu’une rumeur courait dans le milieu de la lutte. Et titrait: «Verra-t-on, après la fête de Zoug, le premier lutteur s’exprimer sur son homosexualité?»
Curdin Orlik fut choqué. Il répondit à son ami de ne plus jamais lui envoyer ce genre de chose. Mais d’autres personnes mises dans la confidence lui demandèrent: «Est-ce de toi qu’il est question?» Il ne se sentait pas bien. Durant les semaines suivant la Fête fédérale, les conversations se concentrèrent sur l’identité du lutteur dont tout le monde parlait. Curdin resta éloigné de la plupart des rencontres de lutteurs. Et les rares fois où il apparut et qu’on lui demandait en rigolant: «C’est toi?», il esquivait: «Hé, vous avez des problèmes?»
L’article du SonntagsBlick et la rumeur faillirent le détourner de son projet d’admettre publiquement son inclination pour les hommes. Il était déchiré entre le souhait d’un sentiment de pleine liberté et la peur des réactions. Même au fil des semaines où il nous racontait son histoire il fut parfois submergé de doutes. Il dormait mal, n’arrivait pas à se concentrer à l’entraînement. Mais au bout du compte, une issue s’imposait: «Plutôt vivre libre que dans la crainte.»
Aujourd’hui, au printemps 2020, Curdin Orlik est au seuil d’une nouvelle saison. Comment les gens réagiront-ils? De quelles questions vont-ils l’assaillir? Il est désormais le premier lutteur à se reconnaître homosexuel. Mais il ne veut pas qu’en parlant de lui on ne parle plus que de ça. Et c’est pourquoi il a résolu de tout déballer: pour avoir enfin la paix.
Son père dit: «C’est sa vie, il est majeur. Mais ce ne sera sûrement pas simple, ce sera un tsunami. Et on nous regardera bizarrement. Mais c’est égal: nous sommes fiers de lui.» Et son frère Armon, rencontré entre deux entraînements à Macolin, insiste: «Faire son coming out comme l’a fait mon frère est ce que l’on peut faire de plus courageux. J’éprouve une immense admiration pour lui.»
Curdin, pour sa part, demeure pensif: «J’aurais souhaité savoir dès l’enfance qu’il existe de multiples modes de vie et que chacun convient très bien. Mais ça n’a jamais été comme ça. Au sein de la famille, à l’école, dans tout mon milieu, être homosexuel est quelque chose d’évanescent, d’invisible.»
Il habite désormais Rubigen, sur la route de l’Oberland bernois, non loin de son ex-compagne et de son fils. Il le voit un week-end sur deux et pendant les vacances. Il l’emmène nager ou à la place de jeux. «Il adore ça. Il peut pleuvoir des seilles, ça lui est égal», se réjouit Curdin Orlik.
*Traduction et adaptation: Gian Pozzy