Voilà une publicité dont l’horlogerie suisse se passerait bien. Depuis le début de l’année, le vol de montres de prestige à l’arraché connaît une recrudescence sans précédent. La France et ses lieux touristiques sont particulièrement touchés. «Nice-Matin» reportait dans son édition du 28 juin le démantèlement d’un réseau international de trafic de montres de luxe, lié au grand banditisme et au blanchiment, accompagné d’une augmentation spectaculaire de 600% des cas dans la région Alpes-Maritimes entre janvier et mai. A Paris aussi, les cas sont en hausse, mais avec une bonne nouvelle, explique le commissaire Julien Herbaut, chef de la Sûreté territoriale de Paris: «Le taux d’élucidations est plus élevé que le nombre de cas constatés.» En chiffre: 138 voleurs de montres arrêtés depuis le début de l’année, contre 67 à la même période en 2020.
La Suisse n’est pas épargnée. Alexandre Brahier, porte-parole de la police genevoise, détaille une évolution cyclique: «Le phénomène est arrivé sur le territoire suisse, et plus particulièrement genevois, en 2017. Très rapidement, les cas se sont enchaînés, notamment à Genève et à Zurich. Durant l’été de cette année-là, nous avons recensé six cas à Genève. Nous savons également que les auteurs de ces délits ont opéré dans d’autres pays européens. Des patrouilles ont alors été mises en place et ont permis d’interpeller deux duos d’auteurs napolitains et le phénomène a totalement cessé jusqu’en 2020.» Deux arrachages de montres sont signalés entre septembre et octobre 2020, cinq en 2021, puis le nombre de cas a augmenté début 2022: «Après quelques mois, nous traitions déjà quatre cas mais avions déjoué des arrachages en procédant aux contrôles de plusieurs Napolitains sur notre territoire. De plus, nous nous sommes rendus à Naples afin de procéder à des actes d’enquête. Finalement, suite aux récentes arrestations, identifications et auditions en Italie, le phénomène semble être temporairement contenu puisque aucun nouveau cas n’est à déplorer depuis lors.»
Les montres concernées valent en général entre une dizaine et une centaine de milliers de francs et les noms des fabricants les plus ciblés ne sont plus un mystère pour personne: Rolex, Patek Philippe, Audemars Piguet, Richard Mille. Quatre marques dont la notoriété n’est plus à faire. Quatre maisons au sommet de la branche et qui font partie du petit club des marques milliardaires — soit qui réalisent un chiffre d’affaires annuel supérieur au milliard de francs. Quatre fabricants dont les créations sont devenues tellement célèbres que tout le monde les reconnaît en un clin d’œil, si convoitées qu’elles ont acquis le statut d’icônes: Rolex Daytona ou Submariner, Patek Philippe Nautilus ou Calatrava, Audemars Piguet Royal Oak et les Richard Mille si reconnaissables à leurs boîtiers très techniques en forme de tonneau.
Hélas, les icônes ont leur revers, aussi sûrement que la lumière n’existe pas sans ombre. Ces montres sont au cœur d’une bulle qui n’est pas encore près d’éclater et dont le premier effet est d’avoir fait de la montre de luxe un bien d’investissement, attirant toute une foule d’acheteurs, authentiques passionnés ou purs spéculateurs, qui tiennent sans le vouloir la porte au banditisme.
Le point de départ tient certainement dans la hausse générale des prix des montres au cours des dernières décennies. Une Rolex Submariner Date neuve, par exemple, est passée de près de 3000 francs en 1993 à plus de 9500 francs aujourd’hui. Une Patek Philippe Nautilus Acier, qui valait dans les 6000 francs en 1993, se vendait près de 30'000 francs en 2021. Et ces prix ne concernent que les heureux élus, car ces montres sont devenues tellement recherchées qu’elles ne sont plus seulement rares, elles ne se trouvent plus du tout: les boutiques sont vides et les montres produites sont vendues d’avance, sur liste d’attente.
Sous la pression de la rareté, la clientèle s’est reportée sur le second marché (les montres d’occasion, qui peuvent aussi être neuves), où les icônes se revendent bien au-delà du prix catalogue, transformant peu à peu ces objets de convoitise en valeurs, en investissements et en véhicules de spéculation. Logiquement, la demande se concentre sur les pièces les plus recherchées, renforçant encore la segmentation du marché. Selon la dernière étude sectorielle de la banque Morgan Stanley, les quatre premières marques (en chiffre d’affaires) se partagent plus de 40% de la valeur totale du secteur en Suisse.
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A cette tendance de fond s’est ajouté un «shift» très net du offline au online, porté par l’arrivée massive de la génération Z et les réseaux sociaux, ce qui a rendu le marché de la montre d’occasion plus liquide et plus exposé qu’il ne l’a jamais été. Sur ce, la pandémie a soufflé son supplément d’air chaud, avec un afflux de cash colossal après l’abstinence forcée sur les loisirs, voyages ou voitures neuves. La montre de luxe est ainsi passée d’une chasse gardée pour collectionneurs avisés aux mains du mainstream et le business s’est envolé. Deux signes parmi d’autres: la valeur des exportations horlogères a atteint un record historique en 2021 et les ventes aux enchères crèvent plafond sur plafond, jusqu’à plusieurs dizaines de millions de francs pour une seule montre.
Cette configuration de marché explosive n’a de toute évidence pas échappé aux réseaux criminels, qui ciblent désormais l’horlogerie haut de gamme avec une attention particulière. Surtout en France, surtout à Paris et sur la Côte d’Azur, où les délits se multiplient avec une violence toujours plus extrême et font les grands titres.
La tendance n’est pas complètement neuve. Plusieurs grandes villes du monde sont touchées depuis longtemps. Los Angeles, Londres, Milan et Paris sont toujours citées en premier. Avec une note particulière pour Paris, mais avec une évolution notable, comme le souligne le commissaire Herbaut. Premier repère, été 2013: ce qui était marginal devient «un phénomène», très ciblé géographiquement (sur le Triangle d’or, Champs-Elysées et alentours), centré sur les touristes et focalisé sur les montres de très grande valeur: Patek Philippe, Richard Mille, etc. Second repère, été 2019: intensification, dissémination géographique, diversification des profils des victimes et des délinquants. Aux voleurs «ciblés et agiles, qui agissent par ruse et sans violence» s’ajoutent «des voyous de quartier, souvent des cambrioleurs reconvertis dans la montre, moins agiles, plus violents et portés sur les Rolex». Les deux types de voleurs n’ont aucun lien entre eux, précise le chef de la Sûreté territoriale, dont l’entité compte 200 policiers, parmi lesquels 30 enquêteurs spécialisés dans les vols et le recel de montres — une unité mise en place dès 2013.
La Suisse n’est pas en reste, même si les faits ne sont pas aussi dramatiques, ni en nombre ni en violence. L’exemple genevois démontre que la thématique a retrouvé son actualité, même si Genève semble en l’occurrence plus visée que le reste de l’Arc lémanique. La police cantonale vaudoise n’évoque pour sa part aucune présence de bande organisée, mais parle de faits «isolés». Et si la France s’équipe de brigades dédiées, rien de tel en Suisse. Le fléau a quoi qu’il en soit tout pour prospérer, avec des cibles potentielles extrêmement nombreuses, très mobiles et dans une typologie très large, tous âges et genres confondus.
Laurent Picciotto, dirigeant de Chronopassion, détaillant horloger indépendant à Paris, confirme: «Je ne vois pas beaucoup de boucliers contre cette problématique, mais nous y faisons très attention.» Il confirme aussi que le sujet préoccupe sa clientèle et que le risque de «devenir une cible dès la sortie de la boutique a un effet décourageant». Sa parade: «Orienter vers des marques et des produits un peu moins connus, qui n’ont pas valeur de transaction.»
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Les marques elles-mêmes ne sont pas inactives. Les montres haut de gamme sont toujours accompagnées de certificats d’authenticité et de numéros de série qui permettent d’en retracer le parcours et de repérer les falsifications, le cas échéant. Certaines maisons facilitent la démarche avec un formulaire en ligne. La maison Breguet tient même une liste des montres disparues sur son site internet.
Le sujet demeure néanmoins quelque peu tabou. Les marques contactées se disent toutes conscientes et préoccupées par le phénomène, mais aucune ne tient à en parler ouvertement: le crime est contagieux, l’évoquer est déjà une manière de l’encourager. Même réponse du côté de Bucherer, détaillant leader lucernois, qui précise toutefois: «Nous aussi, nous constatons de différentes sources que les cas de vols de montres se multiplient et qu’ils s’accompagnent même de plus en plus souvent de délits violents. Nous supposons que cela est – entre autres – dû au fait que certains modèles de montres se négocient sur le marché à des prix en forte hausse.»
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Une personnalité atypique comme Jean-Claude Biver avait bien tenté d’écorner ce tabou lorsqu’il dirigeait les montres Hublot, mais il s’était vite ravisé: en décembre 2010, Bernie Ecclestone, patron de la formule 1, est violenté, on lui dérobe sa Hublot, il demande à Jean-Claude Biver d’en faire une publicité, ce qu’il fait, mais la campagne suscite un tel scandale qu’elle est retirée après quelques jours. En complément de cette anecdote, Jean-Claude Biver observe lui aussi la dramatique montée des vols avec violence, et il en tire un principe qui servira de prévention: «Une montre de collection se respecte, elle ne doit pas être portée n’importe quand. Il y a des plaisirs qu’il ne faut pas partager.»