- Jusqu’en juin, les informations et les mesures sanitaires étaient communiquées par Daniel Koch ou Alain Berset. Celles-ci avaient au moins le mérite d’être claires. Depuis que ces compétences ont été transférées aux cantons, on assiste à une cacophonie, des mesures parfois contradictoires, que l’opinion publique ne comprend plus. N’est-il pas urgent d’y remédier?
- Antoine Flahault: Je ne crois pas que la Suisse soit beaucoup moins performante que ses voisins depuis le début de la crise. La gestion par les Etats fédéraux s’avère au moins aussi efficace que par les Etats centralisés, là n’est pas tant la question. La «cacophonie» que l’on rapporte souvent est plutôt due à la nouveauté de cette situation: une émergence épidémique qui désarçonne les scientifiques eux-mêmes sur de nombreux plans. Nous ne sommes d’accord sur presque rien: contagion, modes de transmission, modes de prévention, prise en charge, priorités, etc. Difficile d’en vouloir aux pouvoirs publics et peut-être est-ce seulement un problème difficile à résoudre si personne, dans aucun pays, n’a trouvé la recette miracle.
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- Au chapitre des scientifiques qui disent tout et son contraire, on a vu le professeur Didier Pittet, des HUG, s’opposer publiquement à vous sur les réseaux sociaux à propos du mode de transmission du virus. Y a-t-il une compétition, voire une querelle, entre vous?
- Didier Pittet est un excellent collègue que je respecte profondément. Nous divergeons sur un point, celui du mode prédominant de transmission du coronavirus. Je pense qu’il y a suffisamment d’arguments en faveur d’une transmission prépondérante par aérosol. Le Dr Pittet ne le pense pas. L’avenir devrait nous départager mais on comprend que la réponse à cette question est une clé pour les stratégies de prévention. On ne peut pas demander la plus grande transparence dans nos débats puis, après, nous reprocher de porter ces débats importants dans l’espace public. Nous assumons les risques de cette transparence dans un débat scientifique amical, exigeant et, me semble-t-il, courtois.
- Idem à propos des masques. Il y a quelques jours, des médecins se montraient sceptiques quant à leur utilité, d’autres affirment que laver les masques réutilisables à 60°C est inutile. On ne sait plus qui croire…
- Ce qui se produit avec la crise sanitaire actuelle est seulement le reflet de l’avancée des connaissances scientifiques dans ce domaine. Si la voie de transmission par aérosol prédomine, comme je le soutiens, alors clairement la protection par les masques est indispensable dans les lieux clos et peu ventilés, même si elle n’est pas suffisante. Il faut y associer la distance physique et une faible densité humaine en plus d’une meilleure ventilation. Si l’on soutient que la voie de transmission est principalement manuportée, alors le lavage des mains semble plus important que le port du masque. Vous comprenez à quel point ces questions sont centrales et nécessitent des réponses urgentes. Si la voie aérosol est prédominante et que la transmission par surface plane est mineure, je me rallierai facilement à l’avis de mes confrères que vous citez, car la transmission par les textiles semble alors théorique et dénuée de toute observation.
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- Il a suffi d’un article dans un journal hongkongais affirmant qu’un homme, dont on ne sait pas grand-chose, avait contracté le virus une deuxième fois pour qu’une partie de l’opinion publique soit convaincue de ce risque de réinfection. Sur cette question aussi, la communauté scientifique se déchire…
- L’information a été relayée le jour même par la directrice de la recherche de l’OMS, donc on peut dire qu’elle émanait d’une source sérieuse. Mais comme toutes les avancées scientifiques, il convient de la replacer dans son contexte. Il n’est ni étonnant ni préoccupant que, après plus de 20 millions de cas confirmés rapportés de Covid-19, on observe par-ci par-là des cas de réinfections prouvés. Ce n’est donc certainement pas le dernier. Mais l’information la plus intéressante dans ce cas précis me semble plutôt être la rareté exceptionnelle de l’événement.
- Les médias ne sont pas épargnés non plus par les critiques. On les accuse de rester docilement dans le sillage des politiques et des scientifiques, dont beaucoup n’ont pas les compétences à la hauteur des enjeux…
- Vous avez raison sur un point: on ne s’improvise pas épidémiologiste des maladies infectieuses émergentes! Mais je pense que les médias ont pour la plupart pleinement joué leur rôle de relais d’une information scientifique souvent très technique, aidant ainsi la population à mieux comprendre des enjeux complexes.
- On se concentre jour après jour sur le nombre de cas positifs, alors qu’une grande majorité de votre corporation affirme que la seule mesure objective de la gravité – ou pas – d’une épidémie, c’est la mortalité…
- Je suis d’accord avec ça. La mortalité est le facteur clé, celui qui permet de définir une vague épidémique. Cependant, ce peut être un signal un peu tardif. Le nombre de cas doit certes être analysé dans le contexte des tests pratiqués, mais représente un signal précoce de démarrage épidémique, comme on peut le voir en cette fin d’été 2020. Le prendre en considération permet de justifier le renforcement des mesures visant à limiter au mieux la circulation du virus sur le territoire et à nos frontières.
- Le virus circule dans la population mais il fait de moins en moins de victimes, même parmi les personnes affaiblies. Un virus peut-il disparaître complètement du jour au lendemain?
- Je ne suis pas devin. L’avenir nous le dira. Il me semble, en regardant ce qui se passe ailleurs dans le monde, qu’il est plus urgent de se préparer à une seconde vague jusqu’à l’arrivée d’un vaccin ou d’un traitement nous mettant à l’abri des risques liés à ce virus. Si la seconde vague ne revient pas ou revient de manière très atténuée, nous fêterons cela tous ensemble et joyeusement.
- De plus en plus de voix s’élèvent pour affirmer que le semi-confinement et les mesures drastiques en cours ne sont pas déterminants pour maîtriser l’épidémie…
- Certains dirigeants ont suivi ces propos, que j’estime irresponsables. Le Brésil et les Etats-Unis en particulier et dans une moindre mesure, au début du moins, le Royaume-Uni. Regardez leur bilan aujourd’hui et dites-moi si ce sont les meilleurs exemples que vous avez envie de suivre.
- Autre chose. Vladimir Poutine annonce un vaccin russe, dont l’Occident dit d’emblée se méfier. Puis Donald Trump fait encore plus fort en affirmant que le début des vaccinations aux Etats-Unis a été fixé au 1er novembre, soit deux jours avant l’élection présidentielle. N’est-on pas en train de se moquer royalement du monde?
- L’enjeu de cette crise sanitaire dépasse clairement le secteur médical et scientifique. Trump joue probablement son élection après sa gestion calamiteuse de l’épidémie et Poutine veut montrer que la Russie est bien placée dans la course, lui qui n’a pas non plus un pays qui peut s’enorgueillir d’avoir si bien géré la crise que cela. Mais les deux pays savent qu’ils ont des équipes scientifiques solides qui pourraient bien fournir l’un des tout premiers vaccins contre le covid.
- Pour conclure, on dira que de plus en plus de gens estiment les mesures actuelles disproportionnées, compte tenu du faible danger que fait courir le virus. Certains vont jusqu’à dire qu’on paralyse nos pensées et nos vies et que le principe de la proportionnalité, si cher aux Suisses, n’est plus respecté par les autorités…
- Ce type de propos me choque profondément. Heureusement que nos gouvernants en Europe n’ont pas été entraînés dans cette spirale populiste, qui aurait conduit au chaos que vivent aujourd’hui certains pays comme les Etats-Unis. Le semi-confinement instauré en Suisse a eu une extraordinaire efficacité dans le sens où il a évité la contagion lombarde ou française qui menaçait à nos portes. Nous avons su réagir à temps et à la mesure du péril qui nous guettait. Si aujourd’hui, comme en Allemagne ou en Autriche, nous ne souffrons pas d’un excès massif de mortalité comme les USA ou – dans une mesure heureusement moindre – l’Italie, la France ou l’Espagne, c’est justement parce que les mesures ont été les bonnes et prises au bon moment.
Un grand flou entoure les causes des décès
Les critères pour imputer la mort d’une personne au Covid-19 diffèrent fortement d’un pays à l’autre. Difficile de s’y retrouver. L’OFSP admet qu’il faut une année pour analyser les données avec précision.
Au Royaume-Uni, une personne testée positive il y a plusieurs mois qui mourait d’une tout autre cause était comptée comme victime du Covid-19, son enregistrement n’étant jamais effacé. Depuis la mi-août, le pays a donc limité à 28 jours ce délai de «conservation», ce qui a fait chuter le nombre de décès imputés au coronavirus de 5300 cas.
En Italie, une étude a démontré que sur les 2000 premiers décès, seuls 12% étaient réellement dus au Covid-19. Le même calcul appliqué à la Suisse ferait passer le nombre de décès de 1800 à 216! «On ne peut pas simplement transposer les statistiques italiennes aux cas suisses, rétorque Yann Hulmann, porte-parole de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), sans démentir pour autant. Chez nous, la cause du décès est indiquée sur un formulaire rempli par le médecin qui l’a constaté. L’analyse n’est possible qu’avec au moins une année de délai, raison pour laquelle les chiffres exacts ne sont pas encore disponibles. Ce dont nous disposons, ce sont des données sur les symptômes présentés par les personnes déclarées à l’OFSP comme décédées avec un test PCR positif pour le Covid-19. La majorité avait une pneumonie ou un syndrome de détresse respiratoire de l’adulte, donc des symptômes d’atteinte pulmonaire grave, rendant plausible le fait que le Covid-19 soit la cause du décès, ou y ait au moins contribué.» Bien. Mais le hic, c’est que 4300 personnes meurent chaque année en Suisse de maladies infectieuses des voies respiratoires. Parmi ces décès, entre 7% et 15% – soit entre 300 et 650 cas – sont dus à des coronavirus précédemment connus.
«L’imputation de la cause du décès lors de l’établissement du certificat de mortalité est parfois un exercice difficile. Il peut y avoir une cause principale du décès et des causes secondaires. Puis il y a l’évaluation du médecin qui remplit le certificat. Mais je suis d’accord qu’on ne peut pas continuer à mélanger ainsi dans un même décompte toutes ces formes cliniques qui vont de rien jusqu’à la mort, estime pour sa part le professeur Antoine Flahault, spécialiste de la modélisation mathématique des maladies transmissibles.Je crois que l’OMS n’a pas assez pris le temps de proposer une définition internationale communément partagée de ce qu’était un cas confirmé de Covid-19. Ainsi, la seule PCR positive définit aujourd’hui un cas confirmé ou un décès dû au Covid-19. Il me semble urgent de rapidement proposer des critères cliniques. Il est en effet préférable de compter parmi les décès dus au Covid-19 ceux dus à une infection par SARS-CoV-2 et ceux survenus avec une infection par SARS-CoV-2. C’est plus transparent. Sinon, on risque de ne pas s’apercevoir des décès survenus notamment en EMS, car les personnes très âgées souffrent souvent de multiples maladies préexistantes. Des recherches épidémiologiques plus poussées feront indépendamment la distinction entre les causes du décès, en sachant qu’à chaque fois cet exercice est délicat.»