Les chiffes qu’on lui soumet, tirés des données du très rigoureux Office fédéral de la statistique (OFS), le «déçoivent en bien». On résume. A l’exception de l’année 2016, le premier semestre de 2020 enregistre le plus faible nombre de décès en Suisse depuis 2015 (voir tableau). Idem concernant le pic mensuel de mortalité. Si 8189 personnes ont succombé de causes diverses dans notre pays entre le 16 mars et le 19 avril 2020, l’OFS en a dénombré 8511 entre le 2 février et le 8 mars 2015, 8376 entre le 1er janvier et le 5 février 2017 et 8286 entre le 12 février et le 15 mars 2018. Il n’y a qu’en hebdomadaire que 2020 affiche un nombre de décès légèrement supérieur aux autres années: 1864 entre le 30 mars et le 5 avril, la semaine noire du Covid-19.
Mais en 2015, 1805 personnes sont mortes entre le 9 et le 15 février, dont beaucoup de la grippe saisonnière tout comme en 2017, où l’on a constaté 1746 décès entre le 16 et le 22 janvier. De ces trois années et jusqu’à ce jour, 2020 se révèle d’ailleurs l’année la moins «meurtrière» des trois. «C’est en effet une grande surprise. Je pensais que les 1707 décès dus au Covid-19 causeraient une surmortalité visible sur l’ensemble du semestre. Ce n’est pas le cas. Au contraire. C’est une bonne nouvelle qui semble paradoxale par rapport à ce qu’on pouvait craindre», conclut l’épidémiologiste Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale de l’Université de Genève et membre de la task force fédérale.
- Ces chiffres ne démontrent-ils pas que l’on a surréagi face à la pandémie?
- Antoine Flahaut: On est toujours plus intelligent après. Si nous n’avions pas réagi comme on l’a fait, vite et fort, nous aurions peut-être des chiffres bien plus importants. Personne ne savait ce qui allait se passer. Une large majorité de Suissesses et de Suisses étaient d’ailleurs favorables aux mesures qui ont été prises et grâce auxquelles on a peut-être limité le phénomène épidémique. Conclure que nous avons surréagi parce que la surmortalité n’est pas significative est un raccourci facile. L’absence de surmortalité peut aussi signifier que les mesures prises ont été appropriées.
- La Suède n’a pas confiné et a enregistré un taux de mortalité de 2,2% supérieur au nôtre. Ce qui, ramené à la Suisse, signifierait 783 décès supplémentaires…
- Vu d’ici, nous entendons trop souvent une présentation caricaturale et erronée de la situation en Suède. Bien sûr, ce pays n’a pas fermé ses écoles primaires, ses bars, ses restaurants et ses commerces non essentiels. Mais leur fréquentation a été très faible. La Suède a une culture de santé publique très forte. La population s’est autoconfinée d’elle-même. La preuve, au plus fort de la pandémie, la circulation routière a diminué de 90%. Cela étant, je pense qu’avec une meilleure politique de test au début de la vague et de prévention dans leurs EMS, leur taux de mortalité aurait été inférieur.
- A demi-mot, vous avouez que le confinement ne représentait pas l’arme absolue. Fallait-il vraiment confiner d’ailleurs, un moyen que l’Occident n’avait plus utilisé depuis deux siècles? L’Union suisse des arts et métiers (USAM) estime son coût à 250 milliards…
- Je ne nie pas le fait que le confinement a eu un coût économique, social et humain exorbitant. Comme pratiquement tous les pays, on n’a pas compté pour protéger nos seniors. On peut être très fiers de cette priorité, avant tout humaine, que nous avons tous retenue spontanément dans le monde, sans y être contraints ni coordonnés. Je crois qu’en Europe nous avions les moyens d’assumer cette stratégie même si elle s’avère difficile pour certains, qu’il convient de soutenir avec le même élan de solidarité.
- Autre controverse, le port du masque…
- C’est l’une des meilleures solutions pour parer aux maladies à transmission respiratoire. C’est un moyen bon marché et pas si difficile à supporter. Le masque a sauvé beaucoup de vies, dans les hôpitaux et les EMS notamment.
- Mais le porter dans la rue, n’est-ce pas exagéré?
- Si. C’est grandement exagéré dans l’état actuel de nos connaissances. A l’air libre, il est inutile sauf peut-être en cas de rassemblement où la proximité entre les personnes est trop grande. Genre Fête de la musique, manifestations de rue. Mais le porter pour marcher en ville, en montagne, à la plage ou dans les parcs n’a aucun sens.
- Les cantons vont le rendre obligatoire dans les écoles où la distanciation physique n’est pas possible. Une absurdité et une torture pour les enfants?
- La doctrine change concernant les enfants. La science a désormais établi que la transmission par l’enfant est beaucoup plus importante qu’on ne le croyait. Peu ou pas malade lorsqu’il est infecté, celui-ci transmet le virus avec la même force qu’un adulte. Qu’il porte un masque à partir de l’âge de 6 ans dans les salles fermées évitera probablement d’avoir à fermer des écoles. C’est une mesure forte certes, mais certains enfants la perçoivent déjà comme une sorte de participation à l’effort commun, de reconnaissance citoyenne précoce.
- Et puis on parle déjà d’un vaccin, créé à la hâte en court-circuitant des étapes, ce qui n’a rien de très rassurant…
- Parmi les six candidats vaccins parvenus en phase 3, je ne serai pas étonné d’en voir émerger non pas un mais plusieurs. Le candidat vaccin américain préparé par la firme Moderna, génétique, très innovant, demandera une attention plus particulière en termes de sécurité puisque ce serait le premier de ce type; un autre candidat vaccin atténué, chinois, plus classique, me paraît très prometteur ou encore un candidat vaccin inactivé partiellement efficace mais bien toléré. Tous ces vaccins pourraient être disponibles dans les prochains mois. Avec de la chance, on ne peut pas exclure que l’un d’entre eux se révèle à 100% efficace, à l’image de celui utilisé contre la fièvre jaune. Un vaccin atténué dont une dose suffit à vous protéger pour toute la vie.
- Mais six mois pour créer un vaccin, c’est impossible de l’avis même de l’OMS…
- C’est très, très court, en effet. En six mois, nous ne connaîtrons que les effets indésirables à court terme et on ne connaîtra évidemment pas les potentielles réactions indésirables retardées. Il s’agira d’être vigilants, d’exiger la transparence. Il est hors de question par exemple d’accepter qu’une phase de développement en matière de sécurité ait été court-circuitée.
- On craint déjà qu’il soit rendu obligatoire. Sous peine par exemple de ne plus pouvoir voyager…
- Nous n’en sommes pas encore là. Je pense qu’il y aura bon nombre d’experts, sans être anti-vaccin ou faire dans l’obscurantisme, qui afficheront leurs réserves à promouvoir sans davantage d’expérience certains types de vaccins pour la population. Maintenant, il y a des groupes très à risque pour lesquels contracter ce virus est aussi grave que de contracter le virus Ebola en Afrique. C’est le cas des personnes de plus de 80 ans. Il est possible que ces personnes acceptent de prendre un risque hypothétique pour profiter au mieux d’une vie plus libre.
- On a l’impression que toutes ces questions entretiennent une psychose inutile…
- Il y a de ça, en effet. Une psychose malsaine, je dirais. Cela me fait penser au conte Pierre et le Loup. Le danger, c’est qu’à force de répéter exagérément les messages vous finissez par lasser et anesthésier la population. Le virus n’a jamais autant circulé dans le monde qu’aujourd’hui. Mais, peu à peu, nous apprenons à vivre avec, à réduire les risques, ce que nous serons contraints de faire pendant qu’il est nuisible. D’ici là, je crains qu’on ne surréagisse au moindre cluster, comme cet été en Europe, alors que nous sommes face à des phénomènes qui semblent bien contrôlés et qui restent à très faible mortalité.