Lorsque le virtuose Fabrizio von Arx effleure les cordes de son stradivarius, l’instrument répond aussitôt. Le son pur et précis résonne comme une voix. Celle d’un humain, dans les graves. Dans les aigus, on croirait entendre un chant d’oiseau. Les notes se déploient et la pièce, une chambrette qu’il louait étudiant, à 17 ans, lorsqu’il travaillait à son premier master, est baignée de nuances infinies. Nous sommes à Genève, dans la Vieille-Ville, au-dessus de l’appartement que le maestro partage avec son épouse violoncelliste et leur petite Alexandra, 3 ans. Là, le concertiste quadragénaire italo-suisse jouit d’un privilège rare: il joue sur l’une des créations tricentenaires d’Antonio Giacomo Stradivari, génial luthier de Crémone, dont les qualités ne cessent de l’éblouir.
Un œil expert le reconnaîtrait à sa teinte caractéristique brun orangé. La signature, elle, n’est visible qu’à travers l’ouïe, l’ouverture dans la caisse de résonance. Il s’agit bien de l’une des 650 pièces encore existantes parmi quelque 1100 altos, violons et violoncelles conçus par le maître artisan des XVIIe et XVIIIe siècles. Son prix donne le vertige: 8 millions de francs. «Moi, je n’en possède que la tête, sourit von Arx. J’ai revendu mon violon précédent, un très beau Guadagnini de 1754. Il valait 200'000 francs au départ. Le promoteur genevois Olivier Plan, entrepreneur et mélomane, a mis la différence.» Leur histoire, peu banale, est celle d’un élan commun.
Coup de foudre
«J’avais demandé à pouvoir jouer de ce stradivarius à l’occasion d’un concert de Noël en décembre 2016», se souvient Fabrizio von Arx. Le prêt lui fut accordé par la Beare’s International Violin Society de Londres. «On peut en jouir six mois, parfois une année.» La plupart des pièces sont la propriété de privés, de grandes banques, de fondations, voire de musées. «J’ai eu un coup de foudre en jouant sur celui-ci. Il correspond à ma voix intérieure. Je sens vibrer à travers lui 300 ans d’histoire. Il a interprété tout le répertoire bien avant moi.»
Fabrizio von Arx a fait la connaissance d’Olivier Plan après un récital. En parlant à l’homme d’affaires, mélomane averti, il lui a transmis sa passion. «Je partais à Londres les jours suivants. Le lendemain, il m’a téléphoné en me disant: «Je viens avec vous.» L’achat se concrétisa en juin 2017. Il fut suivi, à Genève, par la création de la société Stradivarius Art and Sound, visant à promouvoir l’instrument et différents événements culturels autour de lui. Ce stradivarius, objet de curiosité publique, est aussi un moyen de communication destiné à démocratiser la musique classique. Le jeudi 24 janvier, au Victoria Hall, Fabrizio von Arx partagera la scène avec le jeune pianiste virtuose Kit Armstrong et le Quatuor Ebène, dont le répertoire compte aussi bien Schubert que Sting ou les Beatles. «Il y a une filiation entre les époques. La musique de Queen n’existerait pas sans celle de Bach. C’est ce que nous allons démontrer.»
Baptême par le Vatican
En changeant de propriétaire, le stradivarius a changé de nom. Nommé Madrileno – pour avoir appartenu à Madrid à un membre de la dynastie des ducs d’Osuna puis à un certain señor Acebal – il est devenu The Angel. «Il a été baptisé par le Vatican à la basilique Saint-Marc de Venise le 21 septembre dernier. Cela tombait bien, c’était la Journée internationale de la paix. Nous voulons qu’il devienne, comme un ange, un messager. Un pont entre les arts, les cultures et la spiritualité.»
Son tout premier concert fut symbolique. «J’ai joué à la prison de la Brenaz, à Genève.» Un moment inoubliable. «Les détenus avaient construit une petite estrade. J’étais en frac. Il y avait un léger brouhaha au début. Dès que j’ai commencé à jouer, le silence fut total, l’attention absolue. Après, les détenus m’ont fait part de leur ressenti. Ils ont, à travers la musique, revisité des moments heureux de leur vie dans un instant de paix intérieure.»
Les créations de Stradivari ont toujours fasciné. «Il a vécu jusqu’à 93 ans, très tard pour l’époque. Sa vie entière a été consacrée au travail et à la recherche. C’était un visionnaire. Il a, par exemple, anticipé l’allongement de la touche (ndlr: partie collée sur le manche), laquelle, au fil du temps et à travers l’évolution des proportions, la forme et la taille des violons, a pu s’adapter à ses propres créations. Cela a permis, plus tard, d’élargir les possibilités de jeu.» L’esthétique a influencé le son et plus encore. «Les archets, passés de la forme convexe à la forme concave, ont permis de développer l’imagination des compositeurs. Stradivari avait pressenti ces changements avant de savoir que le violon quitterait les formations baroques pour s’exprimer pleinement au sein d’orchestres symphoniques.» Von Arx exhibe le certificat d’authenticité et une série de lettres remontant à 1862 racontant l’histoire de cette merveille. «Un stradivarius prend de la valeur lorsqu’on en joue. Celui-ci date de 1720, l’âge d’or de son concepteur.»
Percer le mystère…
Ces violons très recherchés sont devenus hors de prix. «Les Chinois les achètent», dit Fabrizio von Arx. Les Etats-Unis, la Suisse et le Japon ne sont pas en reste. Rares sont les artistes à avoir possédé le leur. Yehudi Menuhin fit l’acquisition du sien, le Soil, l’un des plus fameux du monde, en 1950. Il l’a revendu à Itzhak Perlman en 1986, jugeant qu’il était devenu trop puissant pour lui. «Les prix étaient encore accessibles et relativement raisonnables.» Ce n’est plus le cas. Le Lady Blunt, autre joyau, désormais en mains nippones, valait 84'000 livres en 1971. En 2008, il a atteint 10 millions pour battre un record en 2013 à 13,4 millions.
Un stradivarius demande un soin particulier. «Je le fais réviser environ tous les six mois à Londres, chez les experts John et Arthur Bear. Ils possèdent sa fiche technique, ses radiographies. C’est le même spécialiste qui en prend soin, comme un médecin le ferait avec son patient.»
Les différentes parties du violon sont assemblées avec une colle végétale. «Il peut se décoller, c’est tout à fait normal, sinon il casserait.» Un hygromètre intégré dans son étui permet de vérifier le taux d’humidité. Le bagage est muni d’un GPS, sécurité oblige. Fabrizio von Arx ne se sépare jamais de son précieux compagnon, mais il ne veut pas imaginer qu’on puisse le subtiliser. «De toute façon, vous ne pourriez pas revendre une telle pièce.»
Le 19 septembre dernier, il en a joué au beau milieu de l’aéroport de Cointrin avec les membres de la Camerata du Léman. Ils attendaient leur vol EasyJet Genève-Venise, retardé d’une heure. La séquence improvisée a fait le tour du monde sur les réseaux sociaux.
Scientifiques et luthiers ont cherché à percer le mystère des créations d’Antonio Stradivari. «Le vernis joue un rôle, comme le traitement du bois. On a retrouvé des traces de borate de sodium, empêchant les vers d’attaquer la matière.» La thèse de l’importance du vernis a été confirmée par des études contemporaines et la visualisation des fréquences sur des écrans d’ordinateur. «L’assemblage des pièces est capital, ajoute von Arx. Celui-ci est en sapin. D’autres sont en érable.» Il nous le tend. On s’étonne de sa légèreté. «Il fait 398 grammes pour 35,7 cm. L’épaisseur de la table varie entre 1 et 3 mm.» Stradivari utilisait souvent un épicéa rouge, dit de résonance, pour sa faculté à transmettre les ondes. «Cette forêt a été dévastée par la tempête Adrian dans le Val di Fieme où il s’approvisionnait.»
Fabrizio von Arx sait qu’un jour il le cédera. «Le propriétaire, lui, sera peut-être toujours le même. Mais il faut donner à d’autres la possibilité de jouer sur un stradivarius, sinon c’est injuste. Un jeune prodige sera à même de faire carrière dans dix ans. D’ici là, il se peut que je passe sur un instrument contemporain.»
Il se souvient encore de son tout premier violon. «J’avais 7 ans, il valait déjà 3000 francs. Je le gardais sous mon lit et l’admirais comme un trésor.» Avec The Angel, il retrouve la sensation de ce rêve enfantin. «Je vais jouer, enregistrer. Grâce à lui, j’aurai vu mon rêve aboutir.»