Droite comme un I face à la caméra, Anne Lévy, la nouvelle directrice de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) – elle a pris ses fonctions il y a un mois –, répète la même phrase en variant les intonations. «Diese Krise überstehen wir nur wenn wir zusammen halten.» (Ce n’est qu’ensemble que nous surmonterons cette crise.) Encore et encore. Jusqu’à ce que le réalisateur se tourne vers l’une des rares personnes présentes ce jour-là dans le hall de l’OFSP à Liebefeld, dans la banlieue de Berne. «Ça te va, David?» Dans ses baskets APC, David, qui surveille attentivement le tournage via un moniteur, acquiesce. C’est dans la boîte. Bientôt, une nouvelle vidéo appelant la population à rester solidaire et à ne pas négliger les gestes barrières sera diffusée par l’OFSP.
Souvenez-vous, le 27 février dernier: une première affiche jaune à bordereau rouge, avec trois pictogrammes – des mains qui se savonnent, un personnage qui éternue dans son coude, une petite maison pour rappeler de rester chez soi en cas de toux – fait son apparition. Depuis, l’affiche a connu pas moins de 17 variantes. Des dizaines de vidéos explicatives ont été tournées, ainsi que des clips comme celui du 27 mars, appelé «Ensemble» et dans lequel Alain Berset, Melanie Winiger, Stress ou encore Vincent Veillon appellent à la responsabilité collective sur fond de musique douce. Derrière cette campagne de communication massive, l’agence Rod Kommunikation, dont l’équipe travaille main dans la main avec celle d’Adrian Kammer, responsable des campagnes à l’OFSP.
>> Lire l'entretien avec le ministre de la Santé Alain Berset (avril 2020)
Le défi que représente ce mandat hors normes, l’agence zurichoise a été la seule du pays à accepter de le relever. Cofondée en 2007 par David Schärer, elle a pignon sur rue outre-Sarine, avec à son actif des campagnes pour Coca-Cola, 20 Minutes, les CFF et, déjà, l’OFSP puisqu’elle réalise depuis 2014 la campagne «LoveLife» contre le sida. En 2019, elle a été rachetée par Farner, la plus importante agence de relations publiques du pays.
>> Voir le dernier clip de l'OFSP (Youtube, en plusieurs langues nationales):
Lorsque Adrian Kammer, de l’OFSP, lance l’appel d’offres en février pour la campagne covid, quatre agences répondent. Deux se retirent dans la foulée. Seules Rod et l’agence lausannoise Saatchi & Saatchi se rendent à Liebefeld. «Nous avions préparé un briefing de 30 pages, raconte le mandataire Adrian Kammer. La tâche consistait à développer un concept visuel et une affiche dans un délai d’une semaine.» Saatchi jette l’éponge. A Zurich, le directeur artistique de Rod, Ondrej Maczko, renonce à ses vacances de ski. Le projet de son agence est retenu. «C’était le seul, mais nous avons été convaincus tout de suite, précise en souriant Adrian Kammer. Lorsque vous regardez la première affiche jaune, qui a été distribuée à la frontière avec l’Italie le 27 février, les éléments de base sont déjà là, le slogan, la couleur du signal, les pictogrammes, la date.»
Depuis, les deux hommes sont devenus inséparables. Ils se parlent «tous les jours par téléphone ou vidéo, des heures durant, parfois jusqu'à tard le soir. C’est vraiment un processus collaboratif, y compris entre nos deux équipes.» Soit huit personnes chez Rod et une douzaine de personnes à l’OFSP. Le produit fini est soumis à la direction de l’office ainsi qu’à l’équipe de communication d’Alain Berset.
Pour l’heure, 15 millions de francs ont été investis dans cette machine de guerre. «80% de la somme passe dans la visibilité de la campagne (12 000 panneaux dans les communes et les villes de Suisse, ndlr) et la diffusion dans les médias, un taux très efficace», se félicite Adrian Kammer. «Pour nous, c’est un contrat normal», précise David Schärer.
Un contrat normal, mais exceptionnel quand même. «C’est un grand défi professionnel que de pouvoir être de la partie dans la plus grande crise que traverse le pays depuis la Seconde Guerre mondiale», souligne David Schärer. «Je dirige les campagnes de l’OFSP depuis dix ans, mais nous vivons aujourd’hui une situation hors normes, avec une communication qui se fait en temps réel et des échanges permanents», ajoute Adrian Kammer. Le rythme est effréné, les deux hommes, dont les collaborateurs ont accumulé des centaines d’heures supplémentaires, ont les traits creusés. «Entre février et juillet, j’ai eu deux jours de congé», glisse David Schärer. La «période rose» de cet été, comme il dit, soit le creux de la vague qui a permis de souffler un peu, semble bien loin. «Bien sûr, la fatigue se ressent dans l’équipe, d’autant que les mandats ont repris par ailleurs. Mais malgré le côté monothématique du virus, on réussit toujours à trouver une nouvelle énergie.»
La semaine dernière, comme l’a rappelé Alain Berset, «la couleur des affiches fédérales a viré au rouge». «Pour souligner la gravité de la situation, explique David Schärer. A chaque phase, nous essayons de dire quelque chose à la population avec le ton qui convient.» Il poursuit: «Avec l’arrivée de la deuxième vague, nous avons consulté des professionnels de la santé psychique et des rédacteurs en chef, y compris en Suisse romande, pour sonder l’état d’esprit des gens. Il est clairement ressorti qu’une grande frustration règne.» «Nous prenons régulièrement le pouls de la population par le biais d’enquêtes d’opinion, renchérit Adrian Kammer. Ce qui est très important pour les gens en ce moment, ce n’est pas seulement le message «ce que je devrais faire», mais aussi «pourquoi devrais-je le faire?». C’est la raison pour laquelle, sur la dernière affiche, la surcharge des hôpitaux est clairement mentionnée.»
Après huit mois, la lassitude règne au sein de la population. «Le plus difficile désormais, c’est de réussir à capter l’attention, souligne David Schärer. La pandémie, c’est 70% des thématiques abordées dans les médias. Nous faisons ce que j’appellerais de la gestion d’attention, en nous demandant constamment: comment faire en sorte que le message soit entendu?» Trois pictogrammes, c’est encore simple à comprendre et à respecter. «C’est devenu plus compliqué maintenant que nous vivons avec le virus depuis un moment et que les mesures se font plus nombreuses. Et puis, on doit constamment se demander où mieux atteindre quelle frange de la population et s’interroger sur la meilleure manière d’incarner le message et de le diffuser dans le bon canal.»
A titre d’exemple, un clip humoristique pour SwissCovid mettant en scène un influenceur alémanique a été diffusé en juillet sur l’application TikTok, très prisée par les plus jeunes. Avec 1,4 million de vues en 24 heures, la démarche a été considérée comme un succès.
Avec l’explosion des cas de ces derniers jours, la communication de l’OFSP a-t-elle failli? «Vous savez, le jaune de la première affiche a duré quatre jours avant de passer au rouge, sourit David Schärer. C’est impossible de vous répondre. Notre énergie, nous la consacrons à poursuivre notre travail. Le temps du bilan n’est vraiment pas venu.»
Réagir vite – les dernières affiches et la vidéo ont été réalisées en cinq jours – mais aussi anticiper. «Nous réfléchissons, bien sûr, en termes de scenarii, et réévaluons constamment la situation et les besoins, en concertation avec les spécialistes», indique Adrian Kammer. Nous ne saurons pas quelles prochaines affiches et messages l’équipe a sur le feu. David Schärer doit déjà filer au Département fédéral de l’intérieur, où Alain Berset participe lui aussi à la dernière vidéo. La com n’attend pas.