Les jeunes vieillissent. Mal, parfois. Et quand ils sont premiers ministres au long cours, ça peut faire des dégâts. Voyez la Hongrie. Le chef du gouvernement, à Budapest, s’appelle Viktor Orbán, un vrai patron, rogneux, autoritaire. Par ailleurs premier ministre à répétition, et qui a encore de bonnes chances de le rester après les élections qui vont avoir lieu le 3 avril. En récompense de sa bonne gestion du pays? Pas tellement: il vient de le placer dans un isolement assez inconfortable au moment où la guerre revient de manière particulièrement inquiétante au cœur du continent. Dans l’Union européenne et dans l’Alliance atlantique – dont la Hongrie est membre –, Orbán fait presque figure de paria. Pas autant, bien sûr, que Vladimir Poutine, l’agresseur criminel en Ukraine. Mais un peu quand même, à avoir trop fricoté à contretemps avec le petit Russe rageur du Kremlin.
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Il a mal vieilli, Viktor Orbán, maître d’un petit pays nostalgique d’avoir été grand. Disons qu’il est méconnaissable. Je l’avais croisé à Budapest en 1988, quand l’univers soviétique se fissurait et allait vers l’effondrement. Le pays était en ébullition. Les Hongrois s’apprêtaient à voter pour la première fois dans un scrutin ouvert. Un parti, tout neuf, attirait les regards: l’Alliance des jeunes démocrates, plus connue sous son acronyme, Fidesz. Une bande de post-adolescents qui se réunissaient dans un café moderne, et dont la voix la plus forte était celle d’un barbu aux cheveux en bataille. Celle d’Orbán. Il réclamait haut et fort le départ des 80 000 soldats soviétiques encore présents dans le pays et le démantèlement du système socialiste, au nom de la liberté dans tous les domaines.
On rangeait alors, un peu vite, l’Alliance remuante parmi les mouvements jeunes qui, en Europe, contestaient les ordres établis, sans bien voir la différence radicale qu’il y avait entre les gauchistes libertaires de l’Ouest et les libéraux antitotalitaires de l’Est; les uns croyaient encore au marxisme, les autres le vomissaient. Orbán était une voix puissante des seconds. Il partageait en outre avec la plupart des Hongrois cette sensibilité à fleur de peau: le souvenir d’un pays amputé d’une bonne partie de son territoire en 1920, lorsque le traité de Trianon avait démembré l’Empire austro-hongrois. Il y a aujourd’hui des Magyars partout, en Slovaquie, en Ukraine, en Roumanie, en Serbie, en Croatie, en Autriche, et Budapest pleure cette diaspora perdue. C’est la matrice du nationalisme hongrois, c’est la clé du vrai Viktor Orbán.
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Le chef du Fidesz a d’abord été premier ministre en 1998 et pour quatre ans. Puis de nouveau en 2010 et, dirait-on, pour toujours, tant il a établi son emprise sur le pays. Entre ces deux dates, la gauche avait un moment géré l’économie de manière désastreuse. Et, surtout, la Hongrie était devenue membre de l’Union européenne, cette famille dont Orbán est désormais le mauvais garçon qui multiplie les bouderies et les coups fourrés.
Que veut-il? A l’intérieur, son projet se lit d’abord dans la manière dont il transforme sa capitale. Le premier chantier fut celui de la Maison de la terreur, un vrai musée des horreurs totalitaires, un peu hitlériennes, surtout staliniennes, établi dans les murs de l’ancienne police politique communiste. Rejet du passé récent.
Les autres chantiers glorifient le passé plus ancien, du temps de l’empire. Le parlement, copie du Westminster de Londres, et les alentours ont été richement rénovés. Váhegy, la colline du château qui domine la ville du côté de Buda, est en voie de grande restauration, et Viktor Orbán s’est installé dans le couvent des carmélites dès qu’il a été rénové. Et ce pouvoir dominant, inscrit dans la pierre, il a aussi entrepris de l’imprimer dans les institutions.
La restauration apparente de la gloire passée a rencontré des résistances en ville, mais elle a flatté partout dans les campagnes le sentiment national. Le pouvoir du Fidesz en a été si bien consolidé qu’Orbán, au parlement, a pu faire ce qu’il voulait. La Constitution a été amendée, la justice a été largement mise sous contrôle politique, la liberté de la presse rabougrie par la prise de contrôle des médias, en particulier dans l’audiovisuel, aux mains de fidèles du premier ministre.
Naturellement, ces glissements progressifs vers un régime autoritaire, que Viktor Orbán lui-même a baptisé «démocratie illibérale», passent mal dans l’UE, qui vénère le droit. Mais l’Union a la main molle, elle hésite à rosser ses enfants, d’autant qu’il faut pour punir l’accord de toute la famille. Elle vient quand même de trouver un moyen de pression: les milliards d’euros que la Hongrie devrait recevoir au titre de plan de relance post-covid sont suspendus.
Orbán, bien sûr, proteste et se fâche. Il dénonce la «dictature» de Bruxelles, pire, dit-il, que celle de Moscou au temps du bloc. Et ses colères ont fait de lui le héros de toutes les forces néo-nationalistes, en Europe et au-delà, puisque même Donald Trump adore le Hongrois. La colline de Váhegy devient un lieu de pèlerinage pour toutes les nouvelles extrêmes droites. Marine Le Pen, Eric Zemmour, pour ne prendre que ceux-ci, y vont en procession.
A un niveau supérieur, Viktor Orbán nargue l’Union en développant sa propre diplomatie. D’abord dans le groupe de Visegrad (Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie), aujourd’hui mal en point pour cause de guerre, mais réfractaire à la tutelle de l’UE. Il a volontiers accepté la main tendue, et intéressée, de la Chine, au point de donner son feu vert à l’établissement dans son pays d’une succursale de Fudan, la grande université de Shanghai. Alors qu’il venait de chasser de Budapest l’alma mater financée par George Soros, cet émigré juif hongrois dont Orbán a fait son ennemi personnel.
Et il y a la Russie. C’est là que ça a fini par coincer. Autant le jeune Orbán haïssait le Kremlin quand le communisme y régnait, autant le premier ministre s’est pris d’affection pour l’ancien espion qui s’y est installé. Lorsque les chars russes s’apprêtaient à violer la souveraineté de l’Ukraine, le Hongrois était à Moscou pour une rencontre chaleureuse avec Vladimir Poutine et pour parler avec lui de pétrole, de gaz à bon prix, de conquête spatiale…
Puis la guerre est venue, et Viktor Orbán a dû se raccrocher aux branches, en pleine campagne électorale. La coalition de six partis disparates autour du conservateur Péter Márki-Zay, qui cherche à déloger le premier ministre de sa colline, s’est déchaînée contre l’autocrate sans vergogne qui a trahi les Ukrainiens et leur a même tiré dans le dos. Lui se présente comme le garant neutre de la paix et de la sécurité des Hongrois, en refusant que des armes soient livrées sur le champ de bataille à partir de son territoire. En même temps, il tolère le déploiement sur sa frontière de nouvelles unités de l’OTAN, et les passerelles qui se nouent entre l’UE et le pouvoir assiégé de Kiev. Il accepte aussi que son peuple – pas son gouvernement, hostile aux migrants – accueille à bras ouverts les réfugiés ukrainiens.
Mais le printemps venu, Viktor Orbán l’équilibriste est sur une corde raide. Pas sûr pourtant que l’opposition soit en mesure, malgré la guerre, de le faire tomber.
>> «Les Hongrois»: c’est le titre que le photographe Michael von Graffenried a donné au travail qu’il vient de réaliser à Budapest et dans tout le pays magyar. En quatre mois de résidence d’artiste l’an passé, il a tendu son large miroir à tous les groupes et à toutes les situations, de la minorité rom, de la capitale à la frontière protégée. Ses images panoramiques seront exposées en grand format sur la place Deák Ferenc, là où le premier ministre tient ses grands meetings, à partir du 29 avril.