Une simple photo peut-elle changer le cours de l’histoire? Le sujet est débattu à chaque moment où un drame fait la une, comme lors de la mort du petit Aylan, face contre terre sur une plage turque, ou, plus récemment, les images du massacre de Boutcha en Ukraine. Certains clichés ont en effet la faculté de cristalliser un épisode de l’histoire de l’humanité et en même temps de produire un choc personnel auprès de la majorité des individus confrontés à l’exposition d’une situation insoutenable. A cet instant, notre émotion intime façonne le groupe. C’est ce qui fait de nous des humains; tous reliés par une expérience sensible, nous allons développer un sentiment si fort qu’il va nous pousser à changer le cours des événements.
Nick Ut connaît bien ce moment rare, aussi bien dans une vie de photographe que dans l’histoire. Il y a tout juste cinquante ans, le 8 juin 1972, ce journaliste d’Associated Press immortalisait avec son appareil la petite fille au napalm, ce qui allait entraîner aux Etats-Unis une prise de conscience des conséquences sur les civils d’une guerre menée en leur nom à des milliers de kilomètres de chez eux. Alors, oui, pour Nick Ut, une photo peut changer le monde.
Depuis, les clichés terribles se sont multipliés et, dans toutes les rédactions, se pose la question de ce qui est publiable ou pas, dans quel contexte, avec quel dispositif pour expliquer la situation et pas seulement susciter l’émotion. Il reste un drame majeur qui n’a pourtant pas été documenté en images: celui des massacres de masse aux Etats-Unis, plus particulièrement dans les écoles. De la tuerie d’Uvalde où un jeune de 18 ans a tiré à l’arme de guerre sur des enfants dans un espace minuscule, il n’existe aucun cliché. Pas plus des scènes équivalentes qui se sont déroulées à Columbine ou à Sandy Hook.
Un pédiatre arrivé à l’hôpital d’Uvalde juste après la fusillade décrit avoir vu des enfants tellement «pulvérisés», parfois «décapités», que le seul indice de leur identité tenait dans leurs vêtements de dessin animé éclaboussés de sang qui semblaient encore «s’accrocher à la vie et n’en trouvaient pas». La question de la diffusion de ces photos ne s’est même pas posée car elles n’ont pas été prises, la police ne permettant pas aux photographes, dans ces cas-là, de faire leur travail. Une question se pose désormais: et s’il fallait montrer ces victimes afin de créer le symbole qui changera le cours de l’histoire?