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La vraie histoire des miraculés de l’Amazonie

Affamés et traumatisés, quatre frère et sœurs, âgés de 13 ans à 11 mois, ont survécu près de cinq semaines en totale autonomie dans la jungle colombienne. Ce miracle, qui compte encore quelques zones d’ombre, a été rendu possible par quelques savoirs ancestraux qui leur avaient été transmis. 

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<p>Les miraculés de la jungle (ici le seul garçon de la fratrie, Tien Noriel, 5 ans) à leur arrivée à Bogotá samedi dernier. Epuisés après cinq semaines de survie sous la conduite de la sœur aînée, les quatre enfants recouvrent rapidement des forces. Mais le fait d’avoir assisté à la mort de leur mère, grièvement blessée dans le crash de l’avion, leur laisse en revanche des blessures psychologiques qui seront longues à cicatriser.</p>

Les miraculés de la jungle (ici le seul garçon de la fratrie, Tien Noriel, 5 ans) à leur arrivée à Bogotá le samedi 10 juin. Epuisés après cinq semaines de survie sous la conduite de la sœur aînée, les quatre enfants recouvrent rapidement des forces. Mais le fait d’avoir assisté à la mort de leur mère, grièvement blessée dans le crash de l’avion, leur laisse en revanche des blessures psychologiques qui seront longues à cicatriser.

Juan Barreto/AFP

Coïncidence ironique: c’est le jour de l’ouverture à Paris de Survival Expo, le Salon du survivalisme, de l’autonomie et de l’outdoor, qu’ils ont été retrouvés vivants, en pleine Amazonie colombienne. Plus grand monde n’osait croire à un tel miracle et les autorités envisageaient de réduire les moyens de recherche. Lesly, 13 ans, Soleiny, 9 ans, Tien Noriel, 5 ans, et Cristin, 11 mois, venaient de rappeler malgré eux que la connaissance de son environnement naturel, de ses ressources et de ses dangers est un moyen de survie plus efficace que les armes, appareils et autres gadgets sophistiqués exposés dans ce genre de salon commercial.

Le drame débute le 1er mai dernier. Magdalena Mucutuy, ses quatre enfants, un responsable de sa communauté et le pilote embarquent dans un Cessna à destination de San José del Guaviare. Il semble que le mari de la femme et père des deux plus jeunes bambins était parti s’établir dans cette bourgade il y a plusieurs mois et qu’il avait subitement ordonné à son épouse de le rejoindre avec les enfants. Dans cette région du monde, ces trajets en avion de tourisme font partie des habitudes de mobilité, faute de route et de chemin de fer.

Mais ces aéronefs sont souvent en mauvais état. D’après le journal madrilène «El País», le Cessna accidenté avait d’ailleurs déjà connu un crash il y a trois ans et avait été réparé selon le système D en vigueur dans ce business de fortune. Avant l’impact, le pilote a signalé par radio une panne moteur, une avarie sinon bénigne du moins rarement mortelle, sauf quand on survole une forêt sans la moindre clairière et donc sans possibilité d’atterrissage d’urgence.

L'épave de l'avion du crash en Colombie

Il a fallu deux semaines et demie pour repérer le lieu du crash, découvrir les corps des trois adultes et constater que les enfants avaient disparu.

Photos service de presse des forces armées colombiennes/AP/Keystone

«Maman est morte»


Le crash coûte la vie aux trois adultes (dont la maman) mais épargne les quatre enfants. Ceux-ci préciseront que leur mère, grièvement blessée par le choc, est décédée quatre jours plus tard seulement et qu’elle leur avait ordonné de partir chercher de l’aide plutôt que de rester près d’une épave que les secours n’avaient pas encore repérée. Ceux-ci mettront d’ailleurs un peu plus de deux semaines avant de trouver enfin le lieu du crash dans cette immense canopée. Puis il faudra étrangement deux semaines supplémentaires aux unités militaires, pourtant formées spécifiquement à ce type de terrain, pour retrouver le quatuor de naufragés.

Apercevant les militaires, l’aînée avait encore assez de force pour courir à leur rencontre et leur crier: «J’ai faim!» Son frère de 5 ans, affaibli au point de ne plus pouvoir se lever, leur murmure: «Maman est morte!» On ne s’explique pas pourquoi les enfants n’ont pas réussi à signaler leur présence en dépit des milliers de tracts jetés par avions dans tout le périmètre du crash et les appels par haut-parleur des unités quadrillant la zone. 

Les soldats qui finissent par établir le contact prodiguent les premiers soins aux rescapés et les transportent vers la piste d’aviation la plus proche. Ils arriveront à Bogotá dans la nuit pour y être soignés dans un hôpital militaire. Leurs jours ne sont pas en danger, mais les deux sœurs aînées ont enregistré des «pics de fièvre», ont précisé les médecins lundi dernier. La cadette est en observation en raison d’une possible contamination alimentaire. «Les quatre enfants ne quitteront pas l’hôpital tous en même temps», a indiqué la directrice de l’Institut colombien du bien-être familial (ICBF).

Cet organisme social doit désormais arbitrer l’aspect le plus trivial de l’affaire: la famille du côté de la mère accuse Manuel Roque, le mari veuf, père des deux plus jeunes enfants, d’avoir gravement maltraité son épouse et les quatre enfants ces dernières années. Les grands-parents, oncles et tantes demandent le droit de garde. Le père nie en grande partie ces accusations et contre-attaque dans les médias. Il prétend aussi que son exil plus au nord viserait à se protéger contre les éléments de la guérilla des FARC encore actifs dans le sud-est du pays. 

Farine de «yuca brava» et fruits sauvages


On sait en revanche mieux comment ces quatre gosses ont fait pour se procurer le minimum vital de calories, de glucose, de vitamines et de protéines quarante jours durant. Ils ont d’abord pu compter sur les 3 kilos de farine de «yuca brava» que leur mère avait emmenés avec elle dans l’avion. Cette farine de tubercule est l’équivalent amazonien de notre farine de blé. Et la grande sœur avait acquis suffisamment de connaissances sur les ressources et dangers de la forêt pour sélectionner les fruits comestibles et prendre le maximum de précautions face aux serpents venimeux et autres créatures dangereuses. Mais d’avoir réussi à garder en vie la petite sœur de 11 mois, privée de lait durant ces quatre semaines et demie d’errance et de désespoir, reste un mystère.

la farine de «yuca brava» qui a permis aux enfants miraculés du crash de survivre

Les enfants avaient emporté 3 kilos de farine de «yuca brava», un tubercule amazonien incontournable dans l’alimentation des peuples autochtones. Durant ces quarante jours, les enfants ont aussi mangé des mangues sauvages et d’autres fruits, comme des variétés de fruits de la passion, ce qui leur a permis de modérer leur hypoglycémie.

forces militaires colombiennes/EPA/Keystone

Pour s’hydrater, en revanche, l’eau représentait une difficulté moindre dans un écosystème où la pluie tombe quotidiennement et abondamment en cette saison. Et la grande sœur avait peut-être emmené ses trois cadets vers un cours d’eau ou trouvé une source, tout en maîtrisant les gestes de filtration minimale pour diminuer les risques de contamination.

carte de la colombie

En superficie, la forêt amazonienne est aux deux tiers brésilienne. Mais la Colombie abrite 7% de cet immense écosystème.

Manuel Forney

Plus d’un siècle d’oppression


Détail sordide, mais à prendre avec prudence: d’après le grand-père, c’est parce que la mère et ses enfants ont souvent dû se réfugier dans la forêt proche de leur domicile pour fuir le comportement abusif et violent du père que les enfants auraient réalisé cette prouesse de survivalisme...

Mais la survie miraculeuse et dramatique de ces enfants peut aussi être lue comme la métaphore du traitement subi par tous les peuples amazoniens – voire de tous les peuples amérindiens – depuis la colonisation de leur continent. En l’occurrence, les quatre miraculés appartiennent à l’ethnie Uitoto, un peuple indigène vivant depuis des siècles à cheval entre le sud-est de la Colombie et le nord du Pérou. Au début du XXe siècle, la population de cette centaine de tribus cousines était encore estimée à 50 000 individus. Mais la première «fièvre du caoutchouc», de 1879 à 1912, a fait chuter leur population à moins de 10 000 individus, en raison des maladies, du travail forcé proche de l’esclavage et des migrations imposées par les industriels du latex, ce matériau alors miracle pour fabriquer chambres à air et pneumatiques. La Peruvian Amazonian Company avait fait régner un vrai régime de terreur sur le sud amazonien pour dominer les peuples indigènes, qui avaient jusqu’alors été plutôt épargnés par la modernité.

En fait, les exactions contre les autochtones n’ont jamais vraiment cessé. Dans les années 1990 notamment, les grands éleveurs de bétail se sont approprié les terres des Uitotos de Colombie. Le gouvernement colombien a mollement tenté de réagir en établissant plusieurs réserves pour ces peuples de la forêt décidément condamnés depuis plus d’un siècle, à l’image de ces quatre enfants, à une éternelle survie.

Un membre de la communauté indigène Taita félicite et remercie les militaires colombiens après le secours des enfants suite au crash d'un avion en Colombie

L’issue inespérée de ce drame a donné lieu à des scènes de congratulations entre Indiens et militaires colombiens, en dépit du lourd passé historique.

Luisa Gonzalez/Reuters
Par Philippe Clot publié le 22 juin 2023 - 08:54