Pendant l’été 2014, lorsqu’il atterrit à Houston, où il vient de signer un contrat prometteur avec le prestigieux club NBA des Rockets, Clint Capela ignore encore tout de l’Amérique: sa langue, sa culture, sa folie des grandeurs, ses codes. Il loue un 4 pièces au centre-ville, apprend l’anglais en quelques mois, passe son permis de conduire et travaille dur pour s’imposer rapidement comme l’un des piliers de la franchise texane.
Après cinq ans et demi à Houston, le pivot a été transféré chez les Hawks d’Atlanta en février dernier. Né à Genève d’une mère congolaise et d’un père angolais, formé comme basketteur en France, le Suisse a aussi découvert aux Etats-Unis le cloisonnement des communautés et la discrimination raciale. «Le racisme existe également en Europe, bien sûr, mais j’ai l’impression qu’il est plus caché», explique-t-il. Si Clint Capela reconnaît ne pas en souffrir personnellement, de par son statut d’athlète privilégié, il le perçoit au sein des communautés défavorisées, qu’il côtoie notamment via sa fondation, qui vient en aide aux familles précarisées.
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- Quelle est l’atmosphère à Atlanta depuis le début des manifestations?
- Clint Capela: Très tendue. Il y a des protestations pratiquement tous les jours depuis deux semaines. Les gens sont dans la rue, on assiste à beaucoup de débordements, certains manifestants cassent tout sur leur passage. Le mouvement est parti d’un soutien pacifiste à George Floyd, mais j’ai l’impression que tout le monde ne manifeste pas pour les mêmes raisons. C’est assez confus par moments.
- Les basketteurs Stephen Curry, Klay Thompson et d’autres stars de la NBA ont défilé pacifiquement en hommage à George Floyd. Vous aussi?
- Non, pas encore. J’avais prévu de marcher à Houston, où j’étais rentré pendant le confinement, mais entre-temps je suis reparti à Atlanta. Je fais pas mal d’allers et retours pour finir de m’installer dans la ville de mon nouveau club des Hawks.
- Vous sentez-vous concerné par ce mouvement?
- Oui, bien sûr. Tous les Noirs le sont, qu’ils soient Américains ou du reste du monde. Parce que, des injustices, nous en avons tous vécu à un moment de notre vie. La communauté afro-américaine en a marre qu’on la traite en dessous de tout. Certains Américains blancs se sentent supérieurs et trouvent normal de bénéficier de privilèges par rapport aux Noirs. Mais l’esclavage est aboli depuis cent cinquante ans! Malheureusement, le racisme fait partie du système, car il a contribué à la réussite de ce pays. Ici, ce sont les Noirs, ailleurs, ce sont d’autres communautés. Chaque pays s’est bâti sur l’exploitation de gens mal payés et peu considérés.
- Vous sentez-vous appartenir à la communauté afro-américaine?
- Oui. Même s’il m’a fallu un peu de temps pour le réaliser. A mon arrivée en 2014, je n’arrivais pas à me lier avec les Noirs d’ici. Ça ne marchait pas. Je me disais qu’on n’avait rien en commun. Je me suis intéressé à leur histoire, j’ai regardé des documentaires, j’ai lu des articles. J’avais des connaissances scolaires sur l’esclavage, mais j’ignorais beaucoup de choses. Aujourd’hui, je suis fier d’appartenir à une communauté aussi forte, qui fait entendre sa voix bien au-delà de l’Amérique. En France, l’affaire Adama Traoré n’a pas fait autant de bruit. Le mouvement Black Lives Matter a pris une ampleur mondiale, relayé aussi par de grandes personnalités sur les réseaux sociaux.
- Aviez-vous conscience de la problématique raciale en arrivant aux Etats-Unis?
- Non, pas à ce point. Aux Etats-Unis, si tu es Noir et pauvre, tu es mis à l’écart. Dans certains quartiers, on augmente le prix des loyers pour chasser certaines communautés. En tant que Suisse, je ne savais pas non plus ce qu’on avait le droit de dire ou non sur le sujet. Lors d’une de mes premières interviews après mon arrivée, j’avais expliqué qu’une des grandes différences entre l’Europe et la NBA était qu’il y avait davantage de joueurs blancs en Europe et que le jeu y était moins athlétique que dans le championnat américain, dominé par les Noirs. On m’a repris en me disant que je ne pouvais pas dire les choses comme cela. J’ai vite réalisé que la question du racisme était loin d’être réglée dans ce pays et que les deux communautés étaient assez sensibles sur le sujet.
- Vous êtes-vous déjà senti en danger dans la rue?
- Non et il ne m’est jamais rien arrivé, ni avec la police ni avec qui que ce soit. A Houston, la plupart des gens me reconnaissaient dans la rue. Mais j’ai aussi toujours fait en sorte d’éviter les problèmes. J’ai assez vite compris qu’il ne fallait pas chercher à changer le monde ou à se prendre pour le nouveau Malcolm X.
- Avez-vous été victime d’actes racistes depuis votre arrivée aux Etats-Unis?
- Pas ici. Mais j’en ai subi à d’autres moments de ma vie. En tant que Noir, je sais ce que c’est que d’être pris de haut.
- Qu’avez-vous subi?
- J’ai grandi à Genève, dans une ville assez cosmopolite, il y avait beaucoup d’étrangers dans ma classe. Comme d’autres enfants, j’ai été victime d’insultes à l’école. Mais mes souvenirs les plus blessants sont liés au basket. En équipe suisse des moins de 16 ans, j’étais le seul Noir du contingent. J’ai subi des cris de singe pendant des matchs en Italie et en Serbie. Vivre cela à 14 ans, ça vous marque.
- Y a-t-il du racisme dans le milieu de la NBA?
- Non, je ne l’ai en tout cas jamais ressenti. Les meilleurs joueurs sont Noirs, c’est peut-être pour ça. Mais beaucoup d’entre eux ont déjà vécu des discriminations en dehors des terrains. LeBron James (la star des Los Angeles Lakers, ndlr) a retrouvé des tags racistes sur sa maison. John Henson (joueur des Detroit Pistons, ndlr) s’est vu refuser l’accès dans une boutique de luxe. Le type vit dans son propre pays et on lui refuse l’entrée dans un magasin. C’est fou.
- Votre regard sur l’Amérique a-t-il changé depuis ces derniers événements?
- Je me dis que les Etats-Unis renvoient l’image d’un pays cool mais qui cache bien ses problèmes. J’ai envie de croire à un changement des mentalités, mais cela se fera certainement très progressivement. Un pas en avant, deux en arrière. Je ne sais pas comment j’expliquerai tout cela à mes enfants le jour où j’en aurai.
- Imaginez-vous rester aux Etats-Unis après votre carrière?
- Je n’en sais rien. C’est un peu ambigu: je sais d’où je viens, Genève et la Suisse sont très importantes pour moi, et en même temps, quand je rentre aux Etats-Unis, je me sens chez moi aussi. En Suisse, j’ai l’impression d’être minoritaire.
- Votre fondation vient en aide aux familles monoparentales précarisées. Avez-vous été touché par certaines situations?
- Bien sûr. Certaines concernaient des Afro-Américains mais beaucoup aussi des Hispaniques. C’est une communauté qui se fait moins entendre que les Noirs mais qui souffre énormément aussi. J’ai été par exemple très touché d’apprendre que certains Hispaniques étaient prêts à renier leurs origines pour être acceptés, à se faire appeler Mary plutôt que Maria pour se fondre dans la masse, à masquer leur accent et refuser de parler espagnol pour ne pas se faire remarquer. Lorsque j’étais enfant, ma mère nous a appris à filer droit et à ne pas nous faire remarquer, mes frères et moi, mais nous avons toujours valorisé nos racines congolaises. On m’a très vite inculqué l’idée qu’avoir deux cultures était une chance et non un handicap.