En 2006, il cofondait Quantis à l’EPFL, un petit bureau d’écobilans. Aujourd’hui, avec près de 200 collaborateurs, cette entreprise est un des leaders mondiaux du bilan carbone et compte de grandes multinationales comme clients. Yves Loerincik a lancé d’autres projets: Eqlosion, qui accompagne les collectivités et les PME dans leur transformation durable, et Qaptis, start-up qu’il a fondée à l’EPFL de Sion et qui développe une technologie récoltant le CO2 émis par les camions. Ce physicien s’évertue depuis des années à faire passer le message: il y a moyen de vivre heureux sans courir à la catastrophe écologique, notamment climatique. Il suffit d’abord de changer intelligemment de mode de vie et de déployer, de manière massive, les technologies existant déjà.
- Les spécialistes s’accordent à dire qu’une réduction d’au moins 50% des émissions de gaz à effet de serre est déjà possible avec l’aide de technologies existantes. Comment expliquez-vous que l’humanité, à défaut de vivre plus sobrement, ne saisisse pas cette chance?
- Yves Loerincik: Nous disposons actuellement de 60 à 70% des technologies nécessaires pour décarboner notre société, mais sommes incapables de fixer un cadre qui favorise le déploiement de ces solutions. Combiner des changements de comportement avec ces technologies permettraient de trouver une issue à ce fléau des émissions de CO2, en tout cas la grande majorité. Mais cela veut dire plus de vacances au Costa Rica. En effet, pour le transport aérien par exemple, il n’existe pas de développement capable de remplacer les trajets en avions actuels. Mais nous pouvons imaginer une transition dans laquelle tout le monde pourrait être heureux.
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- Nous avons un énorme stock d’énergie propre avec le soleil, le vent, l’hydraulique, la biomasse, etc. Mais nous continuons à brûler 180 000 litres de pétrole par seconde. Qu’est-ce qui bloque cette transition?
- Nous ne sommes pas capables de déployer ne serait-ce que 10% des technologies propres déjà à disposition. L’exemple tout simple de l’isolation des bâtiments est particulièrement cruel. Tout est là, et nous conservons un parc d’immeubles à l’état de passoires énergétiques.
- Mais cette inertie collective, c’est de la bêtise, c’est de la folie?
- Je dirais plutôt qu’il s’agit, comme le dit Matthieu Auzanneau, directeur du think tank de la transition énergétique The Shift Project, d’une crise d’adolescence dont nous peinons à sortir. L’humanité a grandi très brusquement et se rend compte soudain qu’elle ne peut pas tout posséder. Nous sommes en quelque sorte dans une phase de deuil, mais pas encore de réaction. La guerre en Ukraine est d’abord tragique, mais elle est aussi intéressante sur ce plan-là, car elle oblige l’Europe à se demander comment se passer de 40% de sa consommation actuelle de gaz naturel. Or nous en sommes incapables. Cela provoquerait une crise de type «gilets jaunes», mais dix fois plus aiguë et continentale, cette fois. Cette guerre nous rapproche des choix que nous devrions faire et aurions dû faire depuis des années.
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- C’est donc un manque de courage et de vision des décideurs?
- Oui, on peut clairement leur faire ce reproche. Mais on doit aussi le faire à l’ensemble de la société, qui ne fait pas assez pression sur eux. Le récent refus de la loi CO2 par le peuple en est un exemple. Et pourtant, une majorité des décideurs et de la population s’accorde à dire qu’il faut changer de paradigme dans l’urgence. Mais nous sommes comme un fumeur auquel son médecin vient de dire qu’il doit arrêter de fumer ses deux paquets de cigarettes quotidiens s’il veut continuer à vivre et qui se donne encore du temps avant de passer enfin à l’acte. En fait, le déclic viendra de la problématique de la raréfaction des ressources, d’ailleurs tout à fait liée à la problématique climatique. Et cette pénurie va arriver bientôt, brutalement et avec des effets d’emballement. Et là, les pays qui auront su se passer de manière massive des énergies fossiles auront un avantage stratégique immense. Ce manque de capacité d’anticipation n’en est que plus désolant.
- Une autre cause de cette inertie, c’est l’argent, non?
- En partie. Les cleantech, les innovations écologiques, demandent plus de temps que les innovations digitales, par exemple, avant d’être rentables pour les investisseurs. Les technologies écologiques demandent plus de temps que les innovations informatiques, par exemple, avant d’être rentables. Mais il y a aussi un autre écueil: on cherche toujours du nouveau, ce qui décourage le déploiement des technologies déjà existantes. On entretient une espèce de mirage permanent, bien confortable, autour d’une possible technologie miraculeuse qui pourra se déployer toute seule et avec beaucoup moins d’investissements et de temps. Il faut être honnête, cela n’arrivera pas. Regardez ce qui se passe avec Tesla: cette marque a réussi à bénéficier d’investissements gigantesques et à modifier le paysage de la voiture individuelle, mais c’est un des seuls exemples. Et même si elle est bien meilleure du point de vue environnemental, une Tesla n’est pas la panacée, ni même une autre voiture électrique. Il faut d’abord, je le répète, remettre en question ses habitudes, en l’occurence celles concernant sa mobilité. Rien ne vaut la marche, le vélo ou le train.
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- Venons-en à votre développement concernant les camions. Cette technologie s’applique à des véhicules anciens et les rend plus écovertueux, plus précisément sur le plan des émissions de gaz à effet de serre. Ne faudrait-il pas plutôt remplacer tous les camions à moteur diesel par des véhicules à hydrogène ou à électricité?
- Des études de McKinsey montrent qu’on va manquer, chaque année jusqu’en 2030, de 120 000 camions à faibles émissions de gaz à effet de serre en Europe. On parle déjà de pénurie d’électricité, on peut donc se demander si ce continent ne manquera pas aussi de l’énergie verte nécessaire pour faire fonctionner une flotte de camions à hydrogène ou à batterie. Je suis en outre convaincu que l’humanité consommera toutes les énergies fossiles à disposition, du moins tant que celles-ci seront rentables. Le captage du CO2 me semble donc être incontournable. Le remplacement total et rapide d’une flotte de véhicules par une autre est d’autant plus illusoire que la problématique des infrastructures de recharge électrique et d’hydrogène est encore loin d’être résolue à une telle échelle. En fait, il ne s’agit pas d’une compétition entre différents types de motorisation, il faut poursuivre toutes les solutions potentielles. Les experts s’accordent à dire que la solution des 100 prochaines années passe plus par un mélange de technologies différentes que par la suprématie d’une seule d’entre elles.
- Mais le captage du CO2 nécessite aussi des infrastructures de stockage et de recyclage.
- Nous sommes convaincus que pouvons mettre en place des écosystèmes régionaux de captation et de valorisation pour le CO2. Ce gaz, une fois récolté, permet de fabriquer des carburants synthétiques en le mélangeant à de l’hydrogène pour en faire du méthane ou du méthanol. Ces carburants seront beaucoup plus simples à stocker et à transporter que l’hydrogène. Toutefois, la faible efficience des procédés et la grande quantité d’énergie verte nécessaire pour les produire signifiera certainement que nous ne pourrons pas en consommer autant que le pétrole actuellement. Un changement de société est donc indispensable en parallèle. Le CO2 peut aussi être minéralisé et transformé en matériaux de construction notamment. Les technologies existent déjà. Cela dit, je serai très content si la filière hydrogène, par exemple, démontrait qu’elle était suffisante. Mais comme il est impossible de prédire comment se déploieront les différentes écologies, il faut exploiter toutes les pistes.
- Faute de politique climatique globale et résolue, l’horizon reste sombre. Pouvez-vous néanmoins nous donner une raison de croire à une réaction à la hauteur du danger au cours de cette décennie?
- Je dirais que le grand boom en termes de besoins en compétences écologiques auprès des grands groupes industriels est impressionnant. Et c’est une bonne nouvelle, même si, justement, l’offre ne peut plus du tout satisfaire la demande. On ne manque pas seulement de personnes formées au niveau de la pose de panneaux solaires par exemple (et plus généralement dans la construction), comme on le répète depuis des années, mais aussi, désormais, de spécialistes du développement de stratégie écologique d'entreprise par exemple. Cette vague actuelle se vérifie surtout auprès des multinationales, mais elle va également bientôt submerger les PME.
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Qaptis en 3 points:
1. 15% des émissions
La start-up romande Qaptis est partie du constat que le fret routier est à lui seul responsable de 15% des émissions de CO2 en Europe. Et 6% sont émis par les seuls poids lourds. A l’échelle mondiale, les 27 millions de mastodontes routiers produisent 1,2 miliard de tonnes de CO2 par année, soit 4% des 32 milliards de tonnes que l’humanité injecte chaque année dans l’atmosphère. Agir sur ce secteur d’activité permettrait donc bel et bien de limiter sensiblement la casse.
2. 90% d’efficacité
La technologie de Qaptis parvient à capter 90% du CO2 émis par les véhicules de transport à la sortie de leur pot d’échappement et à liquéfier ce gaz. Pour pour finaliser la conception de son prototype à taille réelle, la start-up sédunoise a lancé cette année une campagne de crowdfunding sur Wemakeit qui a permis de réunir les 25 000 francs nécessaires.
3. 2023: en route!
C’est un ancien camion de La Poste qui fera le cobaye et sera équipé de ce kit de captage. Les premiers essais sur route sont prévus au début de 2023. S’ils sont convaincants, le plus dur restera à faire: faire essaimer l’innovation, équiper les stations-services de réservoirs à CO2 liquide, adapter le kit antipollution à d’autres types de véhicules, etc.
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