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Interview

Claudia de Rham: «Comprendre la nature, c’est oublier notre ego»

La vie de Claudia de Rham est... renversante: scientifique de renom international, professeure et chercheuse à Londres, ex-candidate astronaute, pilote d’avion, plongeuse et mère de famille. Elle vient d’en faire un livre intitulé «La beauté de la chute». Rencontre à l’EPFL.

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<p>Dans le vide d’air, une plume d’oiseau et une boule de pétanque chuteraient exactement à la même vitesse. C’est une des lois bien connues de la gravitation. Mais cette force naturelle conserve l’essentiel de ses secrets et Claudia de Rham s’acharne à en dévoiler quelques-uns. </p>

Dans le vide d’air, une plume d’oiseau et une boule de pétanque chuteraient exactement à la même vitesse. C’est une des lois bien connues de la gravitation. Mais cette force naturelle conserve l’essentiel de ses secrets et Claudia de Rham s’acharne à en dévoiler quelques-uns. 

Valentin Flauraud

Sans la gravitation, l’Univers ne serait qu’une soupe de particules informe et chaotique, sans étoiles ni planètes, et donc sans vie. Cette interaction qui attire les choses les unes vers les autres, les physiciens la connaissent intimement et sont capables de calculer ses effets avec une précision folle. Pourtant, la gravitation conserve la plupart de ses secrets, comme celui de sa nature même.

Née à Lausanne en 1978, Claudia de Rham a vécu une enfance nomade avec ses parents travaillant dans l’aide au développement. Elle passe un master en physique à l’EPFL, un autre à Paris, un doctorat à Cambridge, poursuit sa carrière académique au Canada et aux Etats-Unis avant de se fixer à Londres avec son mari anglais pour enseigner et poursuivre ses recherches sur la gravitation à l’Imperial College en 2016. Son livre de vulgarisation La beauté de la chute permet de mesurer la hauteur vertigineuse des cogitations qui animent ces chercheuses et chercheurs. 

- Madame de Rham, quand vous vous réveillez le matin, à quoi pensez-vous? Au Prix Nobel de physique que vos recherches sur la gravitation pourraient peut-être vous valoir un jour? 
Claudia de Rham: Non, le matin, c’est très vite la course. J’ai trois filles encore jeunes, alors avant qu’elles ne se réveillent, je consulte la série d’articles scientifiques parus durant la nuit et que je reçois automatiquement pour vérifier s’il y en a qui concernent nos recherches. Ensuite, j’amène mes filles à l’école, puis je rejoins l’Imperial College de Londres où je travaille avec mon mari, lui-même physicien dans le même domaine de recherche. Je donne le cours sur la relativité générale aux étudiants tout en poursuivant mon travail de recherche sur la gravitation.

- A la lecture de votre livre, on se dit qu’avant de faire, un jour peut-être, une découverte majeure sur la gravitation, vous avez déjà réussi à ralentir le temps pour pouvoir mener une vie aussi remplie. Vous avez inventé un système de liste de tâches révolutionnaire? 
- Mes to-do lists sont toutes dans ma tête, ce qui est parfois problématique. Je dirais que les nuits sont assez courtes parfois, surtout depuis que j’ai des enfants. Mais je n’ai pas de recette miracle pour organiser ma vie.

- Pouvez-vous résumer l’objet de vos recherches en quelques mots? 
- L’enjeu, de manière très générale, consiste à faire le lien entre la théorie de la gravitation et les autres forces de la nature ainsi que les observations que nous sommes capables de faire aujourd’hui. En physique fondamentale, ces cinquante dernières années, on s’efforce d’unifier les forces fondamentales, alors qu’avant, on les considérait comme des phénomènes plus indépendants.

- Vous parlez aussi dans votre livre de ce paradoxe: notre Univers s’étend toujours plus vite alors que la gravitation devrait au contraire freiner cette expansion. C’est cette fameuse énergie sombre qui fait gonfler le cosmos sans qu’on arrive à l’expliquer. En fait, 95% de l’énergie de l’Univers demeure mystérieuse. C’est une permanente leçon d’humilité pour notre espèce, ce genre d’énigme?
- Absolument. C’est une terrible leçon d’humilité. Mais nous devrions, nous les êtres humains, être reconnaissants de connaître déjà 5% de l’Univers! Il faut aussi savourer le fait de pouvoir réaliser que nous sommes insignifiants. Parce que c’est un luxe en soi d’exister!

- Sur internet, il ne se passe pas un mois sans que surgisse une nouvelle hypothèse révolutionnaire sur la nature réelle de l’Univers. Parmi elles, l’Univers serait une projection holographique d’une réalité qui n’aurait en réalité que deux dimensions. Qu’en pense une spécialiste de votre niveau? 
- Le modèle holographique, par exemple, est en effet un modèle tout à fait d’actualité. Il est normal que différentes représentations d’un même phénomène soient énoncées. Je reçois en moyenne cinq e-mails par jour qui exposent une nouvelle théorie. Et ces messages proposent souvent de faire table rase du passé et de tout reprendre à zéro. Or ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que les modèles actuels les plus solides sont très précis grâce aux énormes progrès de ces dernières décennies. Il est essentiel de respecter tout ce que les innombrables observations et expériences, plus précises les unes que les autres, nous ont appris. On ne doit pas mettre tout ça à la poubelle. Ce qui reste à faire – et ce qui est le plus difficile –, c’est d’expliquer tous les phénomènes qu’on observe de manière cohérente. Là aussi, restons humbles. Comprendre la nature, c’est oublier notre ego, au lieu de lui imposer notre vision.

- Les progrès de l’intelligence artificielle peuvent-ils permettre d’espérer de résoudre les grandes énigmes de l’Univers comme l’énergie sombre, la matière noire, la nature de la gravitation? 
- Nous avons amassé tellement de données dans des domaines comme la physique des particules que l’intelligence artificielle est très précieuse pour identifier un schéma dans cette masse gigantesque d’informations. Mais on ne peut pas attendre de l’intelligence artificielle qu’elle invente, qu’elle imagine une grande théorie révolutionnaire. C’est surtout un outil de calcul très puissant qui permet aux scientifiques de se concentrer sur les aspects les plus créatifs.

- Quels sont vos outils de travail pour mener cette recherche? 
- Un tableau noir et… beaucoup de brainstorming. En fait, ce travail est presque permanent, parfois inconscient. C’est une réflexion continue en arrière-fond. Quand une idée ne progresse pas, je passe à autre chose en me disant qu’elle va mijoter de manière autonome. Cela peut se produire en pleine nuit. Je me réveille et prends alors des notes. C’est un peu comme la gravitation elle-même: pour la comprendre, il faut se laisser aller.

- Vous vous exprimez, vous communiquez très bien. Vous ne correspondez pas au cliché du scientifique de pointe isolé dans sa tour d’ivoire. 
- Ce cliché est exagéré. La plupart de mes confrères sont tout à fait normaux. Il existe certes une minorité de chercheurs un peu hors normes, mais c’est parfois aussi une posture.

- Comment expliquez-vous la faible représentation des femmes dans la physique fondamentale? 
- C’est la passion et la créativité qui comptent le plus dans la science en général et dans la recherche fondamentale en particulier. Or la passion et la créativité sont équitablement partagées entre les femmes et les hommes. Ce qui crée des obstacles pour les femmes, ce sont à mon avis les outils utilisés et la manière de communiquer. Le cliché du scientifique coupé du monde réel, égocentrique, voire un peu autiste que vous évoquiez. C’est peut-être un cliché plus dissuasif pour certaines personnes. Si j’ai écrit ce livre, c’est pour exprimer la passion qui m’anime, même si cette activité n’est pas facile tous les jours et que le milieu scientifique peut être brutal. Tenter de mieux comprendre la nature, c’est d’abord et avant tout passionnant. Il y a de l’amour dans cette démarche. On ne le dit pas assez. C’est dommage, car cela pourrait permettre à des jeunes femmes de surmonter leur réserve face à ce milieu encore intimidant et de mieux prendre en compte leur contribution.

La chercheuse Claudia de Rham  est spécialisée dans la gravitation

Cette chercheuse spécialisée dans la gravitation a failli devenir astronaute et donc goûter aux joies de l’apesanteur, un état où il n’y a plus de haut ni de bas...

Valentin Flauraud

- Vous avez vous-même trois filles, de 11, 9 et 7 ans. Est-ce qu’elles ont hérité de leurs parents ce goût et cette passion pour les sciences dures comme les maths et la physique? 
- Je crois que oui. Mais il y a beaucoup de manque de confiance en soi pour les raisons que je viens d’évoquer. Il y a comme un blocage face à ce monde scientifique pour les filles. Je peux vérifier que ce problème est un vrai enjeu de société. 

- Vous rappelez dans la conclusion de votre livre que la recherche fondamentale n’a pas comme but premier de produire des applications matérielles, technologiques. Il n’empêche que, quand vous et vos confrères aurez résolu les énigmes de la gravitation, il sera possible d’inventer des technologies révolutionnaires, non? 
- Si on arrivait à maîtriser l’énergie sombre, par exemple, il est certain que nous n’aurions plus de problème d’approvisionnement énergétique! C’est bien sûr une hypothèse sous forme de plaisanterie. En fait, contrairement à une idée reçue, la connaissance n’avance jamais de manière rectiligne. La science, c’est une exploration. C’est un voyage. C’est cela qui compte le plus. Et quand on a fait un pas en avant, c’est pour découvrir qu’il y en a encore plus qui nous restent à faire.

- Quels seraient les instruments qui pourraient vous aider dans vos recherches sur la gravitation? 
- Un outil capable de détecter un graviton, la particule élémentaire hypothétique de la gravitation. Pour l’instant, les technologies nécessaires n’existent pas.

- Pourquoi une scientifique de votre niveau a-t-elle autant investi de temps et d’énergie dans les sélections de l’ESA pour devenir astronaute, c’est-à-dire serrer des boulons à 600 km d’altitude? 
- On peut penser d’une part que c’est un rêve un peu infantile, mais ce qui comptait pour moi dans ce projet, c’est son aspect exploratoire à tous les niveaux, physique et conceptuel. Les deux sont liés. D’une certaine manière, mon travail de physicienne consiste aussi à serrer des boulons sous une forme conceptuelle. Dans l’astronautique, il y a ce même aspect exploratoire que j’apprécie dans la recherche fondamentale. Il y a un côté enfant, émerveillement dans les deux. Et aussi la nécessité de rester humble. L’espace, c’était s’approcher de quelque chose d’inconnu, c’était satisfaire une curiosité plus physique et moins cérébrale que la recherche scientifique, mais tout aussi capitale pour nos développements.

- Et vous avez failli réaliser ce rêve en comptant parmi les 42 sélectionnés sur plus de 8000 postulants. Mais la découverte d’une tuberculose dite latente vous a fermé les portes de l’espace. 
- Oui, c’est une déception. Je ne me faisais aucune illusion en postulant. Mais je me suis investie dans ce processus de sélection durant près de vingt ans et au fil des ans cela devenait de plus en plus concret. C’est une satisfaction d’être allée aussi loin.

- La vulgarisation est un exercice ardu quand on parle de relativité, de physique quantique, de phénomènes ondulatoires. Vous pouvez le confirmer après avoir écrit ce livre? 
- Tout à fait. J’avais d’abord pensé à écrire un livre pour les enfants, mais la maison d’édition m’a fait comprendre que c’était un défi trop ambitieux et m’a suggéré de commencer par un livre de vulgarisation pour les adultes. Mais je pense que mon prochain livre devra être encore plus accessible, car je crois que certains concepts dans mon livre demeurent encore trop abstraits pour les profanes. 

«La beauté de la chute», de Claudia de Rham, Editions Quanto.

«La beauté de la chute», de Claudia de Rham, Editions Quanto.

EPFL Presse, Collection Quanto
Par Philippe Clot publié le 31 octobre 2024 - 12:00