Le sourcil est broussailleux, le regard clair et direct comme la vérité. A 77 ans, Monsieur le juge n’a rien perdu de son opiniâtreté. Après avoir un peu rechigné, Claude Rouiller accepte de nous rencontrer chez lui, une petite maison en terres vaudoises, avec vue imprenable sur les monts de son enfance. Sur la table de la cuisine, une pile de courrier. Des réactions en nombre après «l’affaire». Celle qui a fait trembler les institutions vaudoises de protection de l’enfant, celle qui les juge coupables d’avoir laissé huit enfants vivre dans l’enfer de leur père abuseur et violent alors qu’ils étaient suivis par le Service de protection de la jeunesse (SPJ) depuis 1997.
Mandaté par le Conseil d’Etat vaudois au printemps dernier, l’ancien président du Tribunal fédéral a rendu sa copie le 4 septembre. Le rapport est explosif, accablant. Sur 184 pages, Claude Rouiller passe au crible les dysfonctionnements du SPJ et de la justice de paix. Personne n’est épargné. Jeudi dernier, une tête est tombée, celle du chef du service en question, et des restructurations sont en cours pour que «l’intolérable», selon le terme du juge, ne se reproduise plus. Au salon, son téléphone n’arrête pas de sonner.
Assis face au lac, nous revenons sur l’affaire. Pourquoi avoir accepté celle-là plutôt qu’une autre? «Je ne me serais pas engagé à enquêter sur de tels faits si un orgueil tenace ne m’avait convaincu que j’étais l’homme de la situation, sourit le Valaisan. Il fallait bien que quelqu’un scrute ces choses indicibles et cherche des solutions pour éviter que des enfants, placés pourtant sous la sauvegarde de l’Etat depuis leur naissance, puissent être abusés par leurs parents.» Alors, le magistrat fonce. Il adopte un plan d’action, obtient de l’administration et du pouvoir judiciaire la levée du secret de tous les fonctionnaires et du corps médical, passe une cinquantaine d’auditions. Il travaille d’arrache-pied pendant des mois, complètement seul. «Je suis incapable de déléguer et je déteste perdre mon temps en conversations stériles avec des collègues ou des subordonnés. Au fond, n’étant pas à une contradiction près, je suis un socialiste individualiste», rigole-t-il.
Un socialiste qui a commencé sa carrière sur les bancs du Grand Conseil valaisan. Il est d’ailleurs chef du Parti socialiste lorsqu’on lui propose d’entrer au Tribunal fédéral en 1975. «Ça a été dur à décider. Avocat de province, je voyais les juges fédéraux de loin, comme des sortes d’intouchables… De quoi me demander si j’étais à la hauteur.» Les doutes ne perdureront pas, le député socialiste accepte et est élu en septembre 1975. Il a alors 34 ans et les débuts, à l’en croire, ne sont pas des plus faciles. «Qu’est-ce que je pouvais m’ennuyer! Auparavant je vivais toute la journée dans le va-et-vient, mon agenda était plein, je rôdais d’une salle de justice à l’autre. Notaire que les gens aimaient bien, j’ai même passé mon dernier acte à Mase, tout en haut du val d’Hérens, bien loin de mon étude bas-valaisanne. A Lausanne, je me suis trouvé, d’un coup, seul au milieu d’affaires qui, au début, me dépassaient. Mais elles m’ont vite passionné parce qu’elles satisfaisaient mon goût pour la réflexion et la décision.»
Ce sont surtout «les sujets de société qui [le] touchent». Comme celui de l’égalité. Un combat mené en 1990, lorsque le Tribunal fédéral juge anticonstitutionnel le suffrage exclusivement masculin pratiqué lors des Landsgemeinden dans le demi-canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures. «Ce n’était pas acquis d’emblée car cette discrimination se trouvait dans la Constitution du canton, garantie par un vote des Chambres fédérales. Etait-ce bien à sept juges de passer outre à une telle volonté? Nous l’avons fait et ce fut un grand pas», se souvient le Valaisan. En 1995, il devient président de la cour suprême. Et puis? «Et puis j’en ai eu marre d’avoir toujours raison, il n’y a rien de plus lassant, alors j’ai décampé!»
L’homme se consacre alors à l’enseignement. A l’Université de Neuchâtel, il apprécie le contact avec les étudiants, fait des consultations et des expertises, souvent, ou de l’arbitrage international, beaucoup. Il devient surtout un maître des enquêtes administratives, et pose son regard critique et inquisiteur sur plus d’une trentaine d’affaires de toutes sortes, «lorsque c’est un problème qui perturbe vraiment la société».
A côté, Claude Rouiller écrit. Il publie un livre sur le passé de sa région, Au Pays valaisan d’outre- Rhône, entre histoire et légende, mêlant contes, portraits et archives. Car l’homme aime les livres anciens, dont regorge sa bibliothèque. De son secrétaire, il sort ses bulletins d’école secondaire, où il apparaît fièrement en haut de la liste. Lui qui a étudié chez les chanoines de Saint-Maurice regrette cette époque où la littérature était au centre de l’éducation. «Connaissez-vous Boileau? Non? Ça ne m’étonne pas! Seuls des curés alpins pouvaient enseigner ce qui est beau et inutile.» Une mémoire infaillible, qui lui permet de nommer dans l’ordre tous les monts qui bordent le Léman, mais aussi de s’endormir en récitant Lamartine ou La mort du loup d’Alfred de Vigny, remèdes radicaux contre l’insomnie. «Je m’endors toujours avant d’arriver au bout!»
La recherche de la vérité, voilà ce qui motive encore et toujours Claude Rouiller. Même si elle n’est pas toujours facile à entendre. En 2010, le juge fait la lumière sur le décès de Skander Vogt dans la prison de Bochuz. Le détenu, qui a mis le feu à son matelas, n’est pas extrait de sa cellule à temps par les gardiens. Il décédera quelques heures plus tard, intoxiqué par la fumée. «Cette affaire m’a beaucoup affecté car je ne pouvais plus sauver ce jeune homme mort, parce que ceux qui avaient mission de le protéger ne voyaient pas plus loin que le bout du nez de directives inappropriées. Ils ignoraient bien sûr que la règle de droit n’est pas un fétiche et que, quand elle se heurte à la réalité, il faut l’interpréter dans le respect des principes démocratiques. Sinon, elle peut tuer les hommes!» Certaines affaires plus légères font encore sourire le juge aguerri, comme celle de l’impeachment «folklorique» du président de La Chaux-de-Fonds, Jean-Charles Legrix, «prononcé par un conseil communal désemparé de côtoyer un homme trop corpulent qui ne s’y intégrait pas. C’était Clochemerle. Vous ne connaissez pas Boileau, mais Clochemerle, ça, vous connaissez, j’espère?»
Revenons à l’enquête, à la vérité, aux faits, comme il dit. «Il faut prendre les faits comme ils sont, chercher à comprendre pourquoi ils se sont produits et tout faire pour qu’ils n’arrivent plus. Il n’y a pas à pleurnicher et à se demander comment ils ont été possibles dans un si beau pays.» L’affaire du SPJ ne sera pas la dernière. Claude Rouiller continuera de poser son regard acéré sur d’autres dysfonctionnements et de se battre pour la vérité, la justice. «Tant que le ciboulot tourne, je continue!»