- Claude Lelouch, pourquoi faites-vous composer la musique de vos films avant le tournage?
- Claude Lelouch: J’aime écouter la musique avant de réaliser, cela m’indique comment filmer. La musique n’est pas là pour boucher les trous, elle est un personnage. Elle joue un rôle. C’est la langue préférée de Dieu pour nous parler de ce qu’on ne connaît pas: la part d’irrationnel. Au quotidien, notre intelligence rationnelle nous dit que nous sommes mortels, l’irrationnel nous fait croire que nous sommes là pour toujours. J’adore mélanger les deux. Je veux que mes comédiens l’écoutent lorsqu’ils tournent. La musique est un formidable directeur d’acteurs. Elle développe les sentiments et donne la chair de poule.
- Francis Lai a été votre complice. Comment avez-vous travaillé avec ce grand compositeur disparu en 2018?
- Il a été la première personne au monde à qui j’ai raconté «Un homme et une femme». Ensuite, je lui ai demandé: «Raconte-moi la même histoire avec des notes de musique.» La musique prend le relais des images. C’est ce qui fait que mes films sont très musicaux.
- Qu’avez-vous ressenti en découvrant cet air devenu universel?
- Il m’a d’abord proposé plein de thèmes. Il en restait un. «C’est tellement simple que je n’ose pas te le faire écouter», me dit-il. C’est celui-là que j’ai choisi. Sa simplicité allait permettre à un maximum de gens d’entrer dans le film. Il n’y avait encore que quelques notes. Dès que j’en suis tombé amoureux, j’ai dit: «C’est mon film.» Et on s’est mis au travail.
- L’idée du scénario va naître alors que vous êtes en plein désarroi.
- «Les grands moments», mon film précédent, n’avait pas plu. C’était le cinquième. J’étais désespéré et ruiné, à deux doigts d’abandonner ce métier à 29 ans. Mais dans la vie, le pire n’est jamais décevant. C’est toujours au moment où les choses vont très mal qu’elles risquent d’aller très bien. Je suis parti dans la nuit en voiture et j’ai roulé en direction de Deauville. Je me suis réveillé sur la plage au petit matin. Dans la lumière, j’ai aperçu une femme, un enfant et un chien... J’ai voulu voir leurs visages. Et j’ai retrouvé des forces, comme si j’avais bu une potion magique. J’avais le pitch du film. On l’a écrit en trois semaines, on l’a tourné en trois semaines, on l’a monté en trois semaines. Il a été sélectionné à Cannes, il a remporté la Palme d’or en 1966, deux Oscars en 1967 et il a fait plusieurs fois le tour du monde.
- Un miracle?
- Si je lisais le scénario de ma vie, je n’y croirais pas. L’échec peut s’expliquer, pas le succès. Derrière, il y a forcément le divin.
- McCartney dit que, parfois, ses mélodies lui viennent d’en haut. Avez-vous le sentiment, vous aussi, d’être un passeur?
- A chaque fois que j’ai une bonne idée, je me retourne pour savoir qui me l’a soufflée. Je devrais mettre au générique: «Un film écrit par la vie.» Je suis un metteur en vie plus qu’un metteur en scène. Les personnages de mes films, je les ai croisés, ils existent. Les dialogues? J’ai le sentiment de les avoir entendus. Je suis un reporter de vie, le témoin de soixante années d’existence.
>> Lire aussi: Sabine Azéma: «Ce qui m’intéresse, c’est de créer»
- Lors des castings, êtes-vous aussi sensible à la musicalité des voix?
- Oui. En cela j’adore les chanteurs. On ne peut pas interpréter une chanson si on n’est pas un bon acteur. Sinatra, Montand, Aznavour et Bécaud savaient tous jouer la comédie. Les acteurs sont des enfants qui ont grandi, mais ils restent des enfants. C’est pour ça que je les aime. Johnny était peut-être plus enfant que les autres. Aux innocents les mains pleines, comme on dit. Il s’est laissé porter par cette force incroyable que ses chansons et sa voix avaient sur le public. Il avait un instinct animal, comme Ventura ou Belmondo. Ce sont ceux-là que j’ai le plus aimé filmer.
- Vous avez débuté en réalisant des Scopitones, l’ancêtre du clip.
- J’en ai fait une centaine. En les tournant, j’ai compris à quel point la musique allait jouer un rôle important dans mes films. S’il y en a autant, c’est parce que j’ai commencé par filmer Dutronc, Dalida, Claude François, Sylvie Vartan ou Johnny.
- Quel a été votre premier choc musical au cinéma?
- «Chantons sous la pluie». La comédie musicale est l’aristocratie de ce métier. Tous mes films sont musicaux, mais je n’ai jamais fait de comédie musicale. «Les uns et les autres» frôle ce genre.
- A sa sortie, en 1981, je me souviens qu’une cliente genevoise avait demandé au disquaire: «Vous avez le Boléro de Lelouch?»
- (Rires.) Dans «Les uns et les autres», j’ai mis des voix sur le «Boléro» de Ravel. Cette œuvre, pour moi, lorsque Jorge Donn danse sur la chorégraphie de Béjart, ce sont les battements du cœur. On avait légèrement accéléré le tempo afin de gagner du temps.
- Vous avez découvert le cinéma en 1942 pendant la guerre. Comment?
- Mon père, juif d’Algérie installé en France depuis 1933, avait décidé d’y retourner pour nous mettre en sécurité, à l’abri du péril nazi qu’il pressentait. Contre l’avis de mon père, ma mère était revenue à Nice, avec moi, à l’occasion de l’accouchement de sa sœur. J’avais 5 ans. Le lendemain, toutes les relations entre la France et l’Afrique du Nord étaient coupées. Comme elle souhaitait retrouver son mari, elle a rencontré un Belge à Paris, en zone occupée. Il prétendait pouvoir nous aider. En échange, il a proposé à ma mère de travailler pour l’armée allemande en faisant de l’espionnage en Algérie. Elle a refusé. Deux jours après, nous étions recherchés par la Gestapo. Nous avons fui pendant deux ans, allant de ville en ville. Comme j’étais un enfant turbulent, ma nurse idéale était le cinéma. Ma mère s’était aperçue que c’était le seul endroit où je restais calme. Elle me confiait à une ouvreuse de 14h à 18h pour me cacher. Le cinéma était permanent, je voyais le film trois fois. Les Allemands n’arrêtaient pas encore les gens dans les salles obscures. Le cinéma m’a sauvé la vie.
- Qu’avez-vous ressenti devant l’écran?
- Je trouvais que c’était un concentré éblouissant de la vie. Sur l’écran, les gens étaient plus réussis, plus courageux, plus beaux et plus intelligents que ceux de la rue. Au cinéma, on s’offre des vies de folie sans prendre le moindre risque. Alors que dans la vie, il faut en prendre.
>> Lire aussi: Dany Boon: «Le rire répare presque tout»
- L’antisémitisme est en recrudescence. Comment le vivez-vous?
- Il remonte à la nuit des temps. Pour les juifs du monde entier, c’est à la fois un talon d’Achille et une force qui vous pousse à vous dépasser. La contrainte sollicite l’imagination. Et en permanence celle des juifs. J’ai grandi dans une atmosphère antisémite. Je pense que ce n’est pas fini. J’ai envie de dire: c’est presque une tradition que d’aimer ou de ne pas aimer les juifs. Je le vois. Chez tous les antisémites, il y a le juif qu’on aime. Si j’avais été plus jeune, il est probable que je serais allé en Israël après le 7 octobre et en Ukraine, comme je l’ai fait comme reporter pendant la guerre du Vietnam en 1967. Je me suis toujours intéressé à l’histoire du monde, parce que c’est en s’y intéressant qu’on peut comprendre pourquoi certaines choses arrivent ou pas.
- Vous aimez dire: «Avant on pleurait, aujourd’hui on pleurniche; avant on riait, aujourd’hui on ricane.» Avons-nous perdu le sens des priorités?
- J’ai vu ma mère pleurer toutes les nuits quand elle apprenait que des amis ou de la famille avaient été raflés. Avant, on se battait pour ne pas mourir. Aujourd’hui, on se bat pour améliorer son confort. J’ai connu l’époque où on arrêtait des gens au petit matin, on les déportait et on les mettait dans des chambres à gaz. On pleurait, maintenant on pleurniche. On a créé une société d’enfants gâtés. Et, comme tous les enfants gâtés, on casse nos jouets. On a tout pour faire un monde nouveau ou faire sauter la planète. J’espère qu’on fera le bon choix.
- En parlant de choix, vous aviez d’abord songé à Alain Delon pour «Salaud, on t’aime», sorti en 2014.
- Je cherchais quelqu’un qui, comme moi, avait eu aussi des problèmes avec sa famille. Or il avait consacré plus de temps à son métier qu’à ses enfants. J’ai rencontré Alain, mais on ne s’est pas mis d’accord finalement pour des questions d’argent. Je n’avais pas les moyens de payer le prix qu’il demandait. J’ai eu une chance folle qu’il me dise non. Dans la seconde d’après, Johnny me téléphonait pour prendre de mes nouvelles. J’ai dit: «Mais putain, c’est ça la bonne idée!» Encore une fois, le divin travaillait à ma place.
- Eddy Mitchell et lui font la paire.
- Ils sont formidables! J’avais pensé à Delon et Dutronc, c’était pas mal aussi. Johnny et Eddy sont encore plus forts parce que ce sont de vrais amis dans la vie.
>> Lire aussi: Jane Birkin, dernière visite à une icône
- Les femmes sont au centre de votre vie et de votre œuvre. Pourquoi?
- Elles me fascinent. Pour moi, la femme est un homme réussi. Elles ont mis au monde 8 milliards d’individus. Nous, quand on fait un enfant, c’est une partie de rigolade. Pour elles, c’est leur vie qui change. Elles nous nourrissent, elles nous élèvent. C’est plus dur d’être une femme. C’est sympathique de voir que les hommes essaient de jouer à la maman, mais nous n’arriverons jamais à les égaler. Elles sont courageuses et moins menteuses que nous. Elles sont plus proches des réalités de la vie. Dans la réincarnation, le stade féminin est le stade suprême.
- Vous vivez avec une romancière, Valérie Perrin. Est-ce un hasard?
- Le hasard m’a permis de croiser Valérie comme dans un film de Claude Lelouch. Le 5 septembre 2006, quarante ans après «Un homme et une femme», on m’a invité à l’inaugurer la place Claude-Lelouch à Deauville. Une journaliste est venue me remettre une lettre, en me disant: «Une amie vous a écrit.» J’ai lu la lettre. Mon ego était satisfait puisqu’elle parlait de moi, mais c’était surtout écrit de façon sublime. Au départ, j’ai eu envie de la rencontrer pour travailler avec elle... (Photographe de plateau, elle deviendra coscénariste de Lelouch, ndlr.) La première chose que je lui ai dite est: «Si vous écrivez 100 pages comme ça, vous allez faire un best-seller.» Et ça s’est réalisé. Elle n’avait jamais écrit auparavant. Aujourd’hui, elle est l’un des auteurs français les plus lus et traduits au monde.
- La réalité, encore une fois, dépasse la fiction...
- C’est pour ça que je vous disais que je travaille avec un grand scénariste qui s’appelle la vie. C’est à la fois ce que les gens aiment dans mes films et ce que d’autres m’ont reproché.
- Vous êtes très ancré dans le présent.
- Dans la vie comme dans un film, je ne sais pas trop ce qu’il va se passer. Le passé, c’est comme si on serrait un mort dans ses bras. Le futur, c’est un point d’interrogation qui fait peur à tout le monde. Le présent, lui, a toutes les vertus. D’abord, parce que c’est du cash. Ensuite, c’est lui qui est le plus proche du bonheur.
- Vous avez eu sept enfants avec cinq femmes différentes. Quel père êtes-vous?
- J’ai sept enfants magnifiques, mais je suis plus un SAMU qu’un père. Ils m’appellent quand ça va mal, comme une ambulance. Et je suis heureux d’être là pour eux.
- Comme dirait Bernard Pivot citant Proust: «Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous l’entendre vous dire après votre mort?»
- «Est-ce que tu veux jouer les prolongations?»
- Où en êtes-vous à 86 ans?
- Je joue les prolongations et j’aimerais bien aller aux tirs au but. C’est le moment le plus passionnant. Pendant le match, parfois, on se fait un peu chier, mais au moment des tirs au but, on est à 300%. Je suis dans cette phase. Et je n’ai jamais été aussi heureux.