- Claude Barras, nous sommes chez vous, à Venthône, en Valais, un vendredi 13. Etes-vous sensible aux croyances?
- Claude Barras: Je suis un peu superstitieux, mais le vendredi 13 me semble être un bon présage. J’ai entendu de nombreux contes et légendes sur les revenants, qu’il faut être en paix avec les morts sinon ils viennent nous chatouiller les pieds. Je pense avoir un rapport avec les défunts. Parfois, je prie mes grands-parents, je leur demande des choses. «Sauvages», mon dernier long métrage, a un rapport avec eux. Ils étaient agriculteurs traditionnels, en Valais. Ils m’ont beaucoup parlé du vieux temps, celui d’avant le progrès et l’accélération.
- De quelle génération étaient-ils?
- Ils sont nés en 1907. Les pratiques agricoles ont connu une révolution avec la mécanisation au début du XXe siècle. La maison dans laquelle j’habite date de 1908. J’ai trouvé dans le grenier des outils traditionnels faits main: râteaux en bois, paniers pour séparer le bon grain de l’ivraie. Il y avait alors une forme de sobriété, d’économie. C’était ça, «le vieux temps» des anciens. Les vignes alentour étaient encore des terrasses céréalières. On cultivait le seigle et l’orge.
- L’affiche du film montre vos héros, la petite Kéria, Selaï, son cousin, et Oshi, le bébé orang-outan. Derrière ces jolis personnages, vous racontez une situation terrible.
- Je suis parti de l’idée d’écocide, du fait que nous étions coupables et que les entreprises agroalimentaires étaient les grands méchants. La réalité est plus complexe. Je tends vers la sobriété énergétique, mais je possède un ordinateur et un téléphone portable. Je ne peux pas échapper au progrès. La connaissance fine des orangs-outans, du peuple penan, cette ethnie autrefois nomade, vivant de et dans la forêt, dont il est question dans «Sauvages», vient de notre civilisation. Je souhaitais interroger le face-à-face entre les dernières sociétés traditionnelles et la modernité qui, parfois, n’est pas un cadeau. Elle a plusieurs visages et l’un d’eux est très destructeur.
- Le film dénonce l’exploitation de l’environnement par les compagnies forestières. Elles coupent les arbres et plantent des palmiers à huile avec un impact sur les orangs-outans et les hommes. Est-ce un film engagé?
- Nous sommes conscients et informés que notre façon de vivre n’est pas durable. Plus on attend et plus le changement va s’imposer à nous de manière brutale avec le réchauffement climatique ou l’acidification des océans. Dans «Sauvages», j’essaie de faire réfléchir et de donner envie, peut-être, à des enfants ou à leurs parents de trouver des manières d’être un peu plus respectueuses de la planète, sans culpabilisation ni diktat. Moi, je n’ai pas de solutions. Le film renvoie au site www.sauvages-lefilm.com et à plusieurs ONG. Elles prennent le relais, proposent des pistes de réflexion et d’action: qu’est-ce qu’on mange, l’aide à la création de réserves pour les orangs-outans, la reforestation pour les Penans sur l’île de Bornéo...
- Comment aborder cette tragédie écologique et humaine en s’adressant aux plus jeunes?
- Mon point de départ, c’est Oshi, le bébé orang-outan. C’était le meilleur ambassadeur du point de vue émotionnel. A hauteur d’enfant, c’est 100 fois plus parlant que des chiffres. J’avais envie d’offrir au jeune public une histoire dans la même veine que «Bambi». Ce dessin animé a marqué mon enfance. J’ai songé à «Heidi», aux séries animées japonaises du studio japonais Ghibli, au travail de Hayao Miyazaki et notamment à «Princesse Mononoké», où il est question de la rencontre entre la civilisation et le monde sauvage.
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- Oshi n’est pas orphelin par hasard. Sa mère est tuée parce qu’elle tombe d’un arbre abattu par les bulldozers et se montre agressive.
- C’est un peu iconoclaste de le dire ici, mais j’ai l’impression que l’orang-outan à Bornéo, c’est un peu le loup en Valais. Le représentant fascinant du monde sauvage. Or, pour ceux qui travaillent, l’animal devient une menace et on le tue. C’est une histoire de cohabitation. Comment faire sans tout massacrer, l’intérêt des industries étant de produire toujours mieux et plus?
- Selon le WWF, 150'000 orangs-outans ont disparu entre 1999 et 2015. Et aujourd’hui?
- La forêt est exploitée de manière intensive, 80% a été modifiée et 50% détruite. On abat les arbres pour planter des palmiers dont l’huile se retrouve dans nos aliments. Sur l’île de Bornéo, il resterait entre 9000 et 30'000 orangs-outans. On est en dessous de 10'000 sur l’île de Sumatra. Et plus que 500 à 800 individus de l’espèce Tapanuli. Ils sont voués à disparaître, même s’il y a un moratoire. Des ONG essaient de créer des réserves, mais les terres se restreignent. Il faut de vastes espaces pour maintenir en vie une population suffisamment grande afin qu’elle connaisse un brassage génétique.
- Combien d’années reste-t-il avant une possible extinction?
- Une dizaine d’années. Comme il est dit dans le film: «La route, c’est la mort qui s’avance lentement vers nous.» C’est la clé. Dès qu’une voie est tracée, des gens affluent et exploitent la forêt avec des engins mécaniques. Ça va très vite.
- Votre film s’inscrit dans une période d’éveil de la conscience écologique. Vous en étiez déjà conscient il y a sept ans, lorsque l’idée a germé?
- Pas autant. Avec la disparition des orangs-outans, je me suis souvenu de la figure du Suisse Bruno Manser, défenseur des Penans, et j’ai lié les deux.
- C’est ce Bâlois parti à Bornéo et devenu activiste. Sa disparition remonte à l’an 2000. Il avait 43 ans.
- Bruno Manser part en 1984. Il se demande d’abord: «Qu’est-ce que la civilisation?» Il veut vivre sans l’argent qui corrompt, selon lui, l’âme humaine. Survivaliste avant l’heure, bien préparé, il s’est fait piquer par un serpent et il a connu de gros problèmes. Il voulait rencontrer les Penans et ce sont eux qui sont venus à son contact. Avec l’arrivée des tronçonneuses, la première route s’est dessinée. Il a été révolté.
- Qu’a-t-il fait?
- Il a aidé les Penans à se fédérer dans le but de s’opposer aux barons du bois. Il va bloquer les routes avec eux et porter leur parole dans le monde. Lorsque sa tête est mise à prix, il part, revient illégalement et disparaît. Certains ont vu passer des hélicoptères. Ils disent avoir vu des traces de pas de l’armée. Manser avait de la force et du courage. Il a démontré qu’on peut lutter sans forcément passer par la violence. En même temps, il a disparu comme la moitié de la forêt qu’il défendait.
- Comment avez-vous réussi à restituer avec autant de précision le décor dans lequel nous plonge votre film d’animation?
- Je suis parti cinq semaines en immersion avec la PanEco Foundation à Sumatra dans une réserve chargée de la préservation du tigre et des orangs-outans. Ensuite, j’ai vécu deux semaines dans la forêt avec une famille penane et un guide traducteur. Un très beau moment au contact de la nature. La destruction entoure la forêt, mais une fois dedans, c’est comme lorsque j’étais au mayen avec mes grands-parents. J’étais d’ailleurs en connexion avec mes souvenirs d’enfance. Il a fallu chasser. On a eu un cochon sauvage et une biche. Ils ont préparé les morceaux et fumé la viande. On a mangé une partie sur place, y compris les yeux de l’animal. J’ai ajouté l’anecdote dans «Sauvages».
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- Vous y avez goûté?
- On ne me l’a pas proposé. Ils ont dû se douter que ça n’était pas facile pour moi. En forêt, on se nourrit et on partage. Que l’on soit dix ou 100, on découpe l’animal en parts égales. Quand il n’y en a plus, on chasse. C’est communautaire. On n’a pas le droit de vendre de la viande ou de s’enrichir dessus.
- Où dormiez-vous?
- La famille a construit son campement sur pilotis. J’avais un hamac en toile avec une moustiquaire. Le troisième jour, je me suis dit qu’il fallait les rejoindre et j’ai très bien dormi sur le sol. Un matin, je me suis réveillé avec une grosse scolopendre sur la cuisse. J’ai eu très peur. Mon voisin l’a ôtée délicatement et m’a dit qu’une seule piqûre équivalait à une dizaine de guêpes. Je n’ai jamais connu de sentiment d’insécurité. L’idée d’exotisme est parfois exagérée, à cause de la non-connaissance, même si la langue est différente et que je me trouvais à l’autre bout du monde. J’ai surtout réalisé que nous étions tous des êtres humains.
- Votre film s’intitule «Sauvages». Qui est le sauvage de l’autre?
- C’est toute la question. Au départ, j’ai mis un point d’interrogation, puis un point d’exclamation, avant de les enlever. Le mot peut représenter la liberté, la puissance, comme la violence et la destruction. J’aime cette ambiguïté.
- En détruisant la nature, nous risquons, fatalement, de disparaître...
- Il y a un peu de «La guerre des étoiles» dans notre civilisation, une force obscure. Selon moi, c’est le progrès. Il nous a permis d’accélérer, parfois sans réfléchir, en se disant que c’était la destinée de l’homme. Nous avons pris beaucoup de place. Or nous pourrions vivre autrement, en étant davantage du côté de la vie et de la beauté, d’une forme d’harmonie et d’équilibre, plutôt que sur le versant de la destruction et de la mort.
- SpaceX a envoyé des civils dans l’espace. Est-ce qu’il n’y a pas l’obligation implicite de perpétuer notre espèce en quittant la planète?
- Pour moi, c’est une forme d’hubris. Un orgueil. Comme disait Einstein: «On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré.» La toute-puissance humaine a permis de créer de l’électricité à travers l’atome. On utilise l’intelligence artificielle dans le but de nous aider à trouver des solutions à tout. A mes yeux, le plus beau vaisseau spatial, c’est notre Terre. Nous sommes suspendus dans le vide, entourés de planètes qui n’ont pas l’air très habitables. Rêver d’ailleurs, c’est joli, poétique même. Mais pour moi, les orangs-outans et les baleines ont plus de poésie. Ce serait regrettable de les faire disparaître.
- «Sauvages» met cette maxime en exergue: «La Terre ne nous appartient pas, nous l’empruntons à nos enfants.»
- Elle s’inspire d’une phrase de Saint-Exupéry, on la retrouve chez les Amérindiens et au Brésil. Cette sagesse vient de loin. Elle nous dit que pour prendre des décisions, il faut penser aux répercussions qu’il y aura dans plusieurs générations. On ne devrait pas faire de politique à deux ou trois ans, mais à long terme. Nos systèmes d’élections font qu’on l’oublie un peu. La question de savoir ce qu’on va laisser à nos enfants est fondamentale.
- Cela prend tout son sens puisque vous êtes devenu papa. Votre fille a 3 ans.
- Ça n’était pas programmé. La vie de réalisateur dans le film d’animation n’est pas simple. J’ai galéré en faisant des courts métrages. Le succès de «Ma vie de Courgette», mon premier long métrage, m’a donné une certaine stabilité. Et il y a eu une très belle rencontre avec ma compagne. Les deux conjugués ont fait que j’ai pu accueillir Héloïse, notre fille, avec sérénité et beaucoup d’amour. Comme on ne parle pas, les deux premières années d’un enfant sont très animales. C’est de l’éducation instinctive. J’ai adoré ça. Elle est arrivée au moment où se mettait en place ce film qui parle de transmission, de générations et d’un bébé orang-outan. C’était étonnant.
- Avec elle, êtes-vous proche de la nature?
- J’ai un gros jardin potager. Il a produit une dizaine de kilos de patates que j’ai plantées avec ma fille. J’ai envie de lui transmettre ce que mes grands-parents m’ont inculqué: la nourriture vient de la terre. C’est assez simple. Les punaises et d’autres bestioles dévorent parfois plus de la moitié de ce qu’on a fait pousser, mais ça fait partie du jeu si on ne veut pas utiliser de pesticides. On a passé l’été à manger ce qui poussait dans le jardin.
- Il faut du temps et du monde pour réaliser votre travail d’animation. Avez-vous déjà un nouveau projet en tête?
- Nous sommes 332 au générique de «Sauvages». Le budget a doublé par rapport à «Ma vie de Courgette», pour atteindre 12 millions. Désormais, je suis bien entouré. J’ai appris à déléguer grâce à Héloïse à qui je consacre du temps. Le scénario du prochain est écrit. C’est l’adaptation de la première bande dessinée de Fabien Toulmé, «Ce n’est pas toi que j’attendais». Cette histoire vraie raconte l’arrivée de son deuxième enfant et du diagnostic du syndrome de Down, porteur de trisomie, découvert deux mois après la naissance. On suit son parcours émotionnel, sa révolte, sa dépression, jusqu’au jour où il peut dire à sa fille: «Ce n’est pas toi que j’attendais, mais c’est toi que j’aime.» C’est très beau.
>> Découvrez «Sauvages», un film d’animation de Claude Barras avec les voix de Babette De Coster, Martin Verset, Laetitia Dosch, Benoît Poelvoorde. Sortie: mercredi 16 octobre. Durée: 87 min. Age: dès 6 ans.