- Cet album est solaire et dansant. Il arrive à point nommé pour l’été?
- Clara Luciani: Je craignais qu’il ne tombe comme un cheveu sur la soupe. Il m’était difficile d’imaginer à quoi ressemblerait le monde du 11 juin, date de sa sortie. Allions-nous nous diriger vers une situation sanitaire positive? Ou, au contraire, vers un moment très triste et sombre avec la peur que les gens se disent: «Mais qu’est-ce qui lui prend? On est tous en train de déprimer et elle, elle fait la bamboche!» Finalement, tout s’est hyper bien goupillé. Comme s’il y avait eu un bel alignement des planètes. En France, par exemple, l’obligation du port du masque en extérieur a été levée 48 heures après la sortie de ma chanson Respire encore, qui est un hymne au déconfinement. C’est un appel à respirer, à retrouver notre voie dans la vie et à goûter, de nouveau, à notre liberté.
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- Ce titre parle de l’après-Covid-19, mais pas que…
- Je suis une femme de mon époque. Quand des événements marquants surgissent, ils me percutent en plein visage aussi. Respire encore évoque cette période particulière. Mais grâce à une écriture subtile, je pense que dans trois ans, elle nous parlera encore. Elle évoque la soif de liberté, celle de séduire, de croquer la vie à pleines dents. C’est un sentiment partagé par beaucoup de gens. Du moins le samedi et le dimanche, car on peut être enfermé dans des boulots pas marrants. On se réjouit du week-end pour faire surgir une deuxième personnalité et danser comme des fous. C’est une chanson qui raconte ça aussi.
- Une forme d’énergie du désespoir?
- Toujours. Je suis comme ça. Je suis à la fois très rieuse et hypersensible. Ce qui entraîne des moments assez mélancoliques. Je ne sais pas danser, il n’y a rien de très chorégraphié chez moi. Je danse pour oublier. C’est de l’exorcisme.
- Avez-vous ressenti de la pression en l’écrivant, après le carton du précédent, «Sainte-Victoire»?
- J’ai senti que si je voulais recommencer à travailler, je devais ne pas penser aux gens et à leurs attentes. C’est évidemment très difficile. Après l’accueil réservé au premier album, je n’avais pas envie de les décevoir. Pour retrouver l’instinct qui m’a poussée à écrire mes premières chansons, il était nécessaire que je mette de côté cette peur. D’écrire avant tout pour moi. De le faire parce que j’en avais besoin et non parce qu’il fallait sortir un deuxième disque. Pendant des mois, je n’ai pas écrit une seule ligne. Il m’est impossible de m’installer derrière un bureau et de me dire: «Vas-y, écris une chanson.» Ça ne marche pas comme ça. Pas pour moi. Je me suis laissé le temps de vivre et d’emmagasiner de nouvelles émotions, sensations et rencontres.
- Difficile de réaliser un album en pleine pandémie de Covid-19?
- J’ai écrit la plupart des chansons avant. En revanche, tout le travail de production et de réalisation a été fait durant le confinement. On s’est posé beaucoup de questions avec mon ami, Sage, qui réalise le disque: comment enregistrer 18 violonistes en même temps? Où le faire? Dans quelles conditions? Ça a été toute une organisation! Nous avons pu enfin enregistrer lors du deuxième confinement. Au studio Ferber, à Paris. Un lieu magnifique et mythique, très années 70. Je me suis sentie incroyablement privilégiée de pouvoir vivre un moment de partage, de communion alors que d’autres en étaient privés. Nous étions masqués, certes. Mais ensemble. Un moment très précieux.
- Comment s’est construit cet album?
- Je voulais guider l’auditeur et le convaincre de rester avec moi. On est une génération streaming. Notre façon de consommer la musique est très différente de celle de nos parents. Mon père m’a raconté que quand il était ado, il achetait un disque tous les six mois et il l’écoutait en boucle, jusqu’à le rayer. Aujourd’hui, on pioche le tube qui passe à la radio. On va butiner la chanson la plus populaire d’un album. On passe souvent à côté du reste. C’est frustrant. Oui, les singles sont des chansons très fortes mais je trouve injuste de faire des jalouses entre elles. J’avais envie d’encourager les gens, de les accompagner.
- Le mot «cœur» est disséminé dans toutes les chansons.
- J’ai voulu créer un jeu de piste. On entend aussi les battements du mien, enregistrés en studio. J’adore ce mot. J’aime sa sonorité. Visuellement aussi, je le trouve sensuel. On a le «o» et le «e» qui s’enlacent. J’aime le fait qu’il soit percussif, c’est un battement. Pour moi, le cœur représente aussi l’altruisme. Dans la période qu’on traverse, je n’ai jamais eu autant envie d’être dans l’humain et de déborder d’amour.
- L’amour, une source inépuisable d’inspiration?
- Oui, mais ce ne sont ni les ruptures ni les relations réussies qui m’inspirent. C’est plutôt l’amour en général avec un grand A. L’amour familial, comme dans la chanson Ma sœur, sur le premier album. Ou l’amitié, avec le morceau Tout le monde (sauf toi), présent sur mon nouvel opus. L’amour se manifeste de mille façons différentes. Je n’aurai jamais fini d’explorer les facettes de ce sentiment. C’est immense! Quand je vois une Françoise Hardy qui a écrit là-dessus toute sa vie, je me dis que je n’aurai peut-être pas assez de la mienne pour m’exprimer sur ce sujet.
- Votre amour s’exprime également sur scène. Comment vivez-vous le fait d’en être privée?
- Mal, très mal. C’est pour cette raison que j’ai écrit la dernière chanson de mon album, Au revoir. J’ai été terrorisée à l’idée de ne jamais remonter sur scène. D’être oubliée aussi. D’être la fille d’une seule chanson. C’est horrible, ça me fait très peur. La seule chose en mon pouvoir était de transformer cette angoisse en chanson. J’ai toujours fait ça. Quand quelque chose me tourmente ou me rend triste, j’agite ma baguette magique et le transforme en chanson. Cela ne coupe pas la douleur mais ça la met à distance.
- Dans «J’sais pas plaire», vous parlez de votre rapport difficile avec votre corps.
- C’est toujours d’actualité. Sans vouloir tomber dans les trucs bateaux, je pense qu’il est compliqué de plaire quand on ne se plaît pas. Quand on a été l’enfant moqué dans la cour d’école, il est difficile de se dégager de cette image de soi. J’ai été très encombrée par mon corps. J’ai, en permanence, l’impression d’être suivie par une espèce de version fantomatique de moi-même. Qui aurait le visage de mes 8 ans. Je ne crois pas qu’on se remette facilement de ces choses-là.
- Vous venez de faire la couverture du magazine «Elle». Sur les réseaux sociaux, vous l’avez dédiée «à tous les bourreaux de la cour d’école et à mes parents qui m’ont inlassablement consolée d’être «la moche» et «la grande perche». Un joli pied de nez?
- C’est une petite revanche. Je l’ai fait pour encourager les générations suivantes à cultiver leurs aspérités, plutôt que de les cacher et de se sentir encombré, comme je l’ai été. C’est aussi pour ça que j’ai écrit cette chanson, Cœur. J’ai 29 ans et je me rends compte qu’il y a plein de jeunes gens qui m’écoutent. J’ai envie de leur dire des choses que j’aurais aimé savoir plus jeune. C’est une sorte de responsabilité.
- Vous avez pu mesurer l’impact de vos paroles sur les plus jeunes générations?
- Je pense que oui. Quand La grenade est sortie, aucune chanteuse de ma génération ne parlait du sexisme que nous subissions dans l’industrie. Puis, la parole s’est libérée et une multitude de chansons ont vu le jour après l’affaire Weinstein. Notamment Balance ton quoi d’Angèle. Avant cela, j’étais toute seule et ça n’a pas été facile de faire cette chanson. C’est plus simple une fois la voie ouverte. Et encore. Cela reste un gros travail pour les femmes d’écrire sur ces sujets. Je crois pouvoir dire que c’était encore plus compliqué pour moi car je n’avais pas d’exemples de femmes de mon âge l’ayant fait avant moi.
- Le sexisme, vous le subissez encore?
- Bien sûr. La lumière est mise sur le milieu de la musique, car il est médiatisé. Mais le sexisme est absolument partout. Dans tous les métiers. C’est terrible. Il n’y a qu’à regarder les inégalités salariales qui sont encore tenaces. C’est quand même un voyant lumineux qu’il faudrait prendre en considération. Ça ne va pas.
- «La grenade» est devenue un hymne féministe, c’est un combat qui vous tient à cœur?
- Oui, mais pas de façon systématique. Je continuerai à le mener tant que j’en ressentirai le besoin. Oui, on m’a découverte avec ce morceau mais ça ne me contraint pas à toujours faire des chansons engagées et féministes. Les chansons viennent comme elles viennent. Le plus important est d’être honnête et de ne jamais rien s’imposer. Ça fausse l’élan créatif. Dans cet album, je parle d’amour, de mes doutes, bien sûr, et aussi d’un sujet qui me hantait, les féminicides. C’est un mélange de tout ça. Ce sont des confidences, des déclarations d’amour et c’est un combat aussi.
- Aujourd’hui, tout vous sourit mais votre carrière a mis du temps à démarrer.
- J’aurais aimé que ce soit légèrement plus simple. Je ne peux souhaiter à personne d’avoir faim ou froid. De devoir compter le moindre euro. Je suis arrivée à Paris à 19 ans. J’ai dû cumuler les petits boulots. Un vrai parcours de combattante. C’était une situation très désagréable, évidemment. Mais en même temps, je ne pense pas avoir la personnalité adéquate pour vivre un buzz, être starifiée du jour au lendemain. J’ai encore une renommée confidentielle, on ne me reconnaît pas forcément dans la rue. Ma vie n’a pas changé et c’est très confortable. Je vis bien cette notoriété car elle est mesurée, c’est agréable.
Profil
10.07.1992: Naissance à Martigues, dans le sud de la France. Elle a retrouvé sa région natale pour le tournage du clip Le reste. Une mini-comédie musicale ensoleillée en hommage au réalisateur Jacques Demy.
08.02.2019: Elle est élue Révélation scène à la 34e cérémonie des Victoires de la musique. En 2020, elle sera sacrée Artiste féminine de l’année.
S'il y avait un seul livre pour Clara Luciani, ce serait «Les Fleurs du mal»
«Les fleurs du mal de Baudelaire a changé ma vie. Je viens de dessiner la nouvelle couverture de la réédition non censurée. Les Editions Calmann-Lévy ont pensé à moi car il a été un livre formateur. Sans l’érotisme poétisé des Fleurs du mal, je n’aurais pas eu le courage d’écrire une chanson comme Le reste, par exemple. Je connais encore pas mal de poèmes par cœur. Je récite quand je vis des moments compliqués.»