Il est né en 1956, à Aigle, où son père était maraîcher. Rien ne laissait alors présager que le jeune Denis Martin serait un jour un cuisinier mondialement reconnu, ami de Michel Polnareff, vedette télévisée et animateur de shows culinaires. Après cinquante ans aux fourneaux, dont vingt-sept dans le restaurant qui porte son nom, au bord du lac à Vevey, ce chef tantôt admiré, tantôt décrié vient de mettre un terme à sa foisonnante carrière. «Le mot retraite ne me parle pas. Dans ma tête, j’ai toujours 30 ans, admet-il, mais mon corps me dit stop.»
Quand il a annoncé sa décision, en septembre de l’année passée, «c’était bizarre, étrange pour mes équipes, comme pour moi. Imaginez Sonia, notre lingère, qui est avec nous depuis vingt-trois ans!» Depuis, son restaurant, installé au château, l’emblématique propriété de la Confrérie des vignerons, n’a pas désempli: «C’est très émouvant, plein de gens sont venus ou revenus. Un client qui avait fêté chez nous tous les moments importants de sa vie: mariage, anniversaires, baptêmes…» Il y a même des parents qui ont amené leurs quatre petits enfants, afin qu’ils aient vécu une fois dans leur vie un repas chez Denis Martin.
Il faut dire que Denis Martin n’est pas un cuisinier comme n’importe quel autre. De l’Espagne à Singapour, en passant par la France, Abu Dhabi et le Mexique, il a prêché pour une nouvelle approche de la gastronomie. Cette cuisine «moléculaire» lui a certes valu moqueries et incompréhension. Il n’empêche que, aujourd’hui, certaines de ces techniques et approches se sont imposées chez les grands chefs du monde entier.
Rencontre avec la cuisine moléculaire
Pour Denis Martin, l’aventure moléculaire a débuté en 1998: «Un ami m’a offert le livre d’Hervé This «Les secrets de la casserole».» C’est cette lecture qui a provoqué le déclic. Un déclic qui a permis au chef de prendre conscience qu’il ne suffisait pas de répéter des gestes appris, mais qu’il fallait «chercher à comprendre la cuisine avant de se mettre aux fourneaux».
Dès lors, Denis Martin n’a eu qu’une envie: rencontrer l’auteur de ce livre fondamental à ses yeux. «Un jour, j’en ai parlé dans une émission de radio de Catherine Michel. C’est comme ça que le contact a été établi!» Le courant a très vite passé. Les deux hommes se sont vus et revus: «Je suis monté dans son laboratoire à Paris, il est venu dans ma cuisine, c’était vraiment une belle rencontre.»
Deuxième belle rencontre dans le monde moléculaire: Ferran Adrià, le célébrissime chef d’El Bulli, en Espagne. «Ayant entendu parler de ma cuisine, il m’a proposé de participer à des shows culinaires dans son pays.» Seul Suisse, Denis Martin y a rencontré des chefs et des médias du monde entier. Un remarquable tremplin pour lui comme pour son approche novatrice de la gastronomie.
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Et pourtant, Denis Martin avait commencé un cursus tout ce qu’il y a de plus classique. Enfin presque: c’est quand même lui qui a lancé un restaurant exclusivement de poissons à… Massongex. Un choix qui n’allait vraiment pas de soi dans les années 1970. Mais le chef savait déjà ce qu’il voulait et ce qu’il ne voulait pas. Or la cuisine et les poissons étaient ses compagnons depuis l’enfance.
«Mon grand-père avait un ami poissonnier à Annemasse. L’un de ses fils était cuisinier. Tout petit déjà, j’allais en vacances dans sa famille. Je l’accompagnais sur les marchés et chez ses clients, des restaurants et des hôtels à Genève. C’est comme ça que j’ai eu le privilège de manger dans une multitude de petites et grandes tables.» C’est aussi comme ça que le virus de la cuisine l’a piqué. Mais s’il s’est finalement lancé, c’est grâce à un chanoine de l’école catholique où il était scolarisé.
«Enfant, j’avais les cheveux longs, blonds et frisés… un peu comme mon ami Polnareff. Un jour, le chanoine m’a demandé d’aller chez le coiffeur. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a traité d’imbécile, ajoutant que je devrais savoir que ce sont les filles qui ont les cheveux longs, alors que les garçons portent les cheveux courts.» C’était compter sans le sens de l’observation et le côté combatif du jeune Denis. Dans sa classe, une image figurait Jésus avec des cheveux longs: «J’ai donc demandé: «Pourquoi lui et pas moi?»
Quelque temps plus tard, ce même chanoine est venu manger à la ferme, chez les parents de Denis. «Quand il est revenu sur cette histoire de cheveux, j’ai craint le pire. Mais en fait, il a dit à mes parents que leur fils était vif, précis et observateur. Qu’il me faudrait donc un métier pour mettre à profit ces qualités.» Pour Denis, ça a été le déclic: «Je ne sais pas pourquoi, mais, à ce moment, j’ai su que je serais cuisinier.» Bien vu!
Des débuts difficiles
Une fois formé, c’est à Massongex, en 1980, que Denis Martin apparaît sur les radars de la gastronomie romande avec son restaurant de poissons. «Avec Clara, mon épouse, on avait un loyer modeste et pas de personnel. Alors je me suis lancé sans concession, mais, au début, ça a été très compliqué…» Jusqu’au jour où Frédy Girardet passe la porte du restaurant.
«Je m’en souviens comme si c’était hier. Clara est venue en cuisine, affolée: «Monsieur et madame Girardet sont en salle!» J’ai eu une trouille comme jamais, j’ai hésité à lui dire qu’il y avait un problème et que je ne pouvais pas servir.» Finalement, il se ravise et se met aux fourneaux.
«Dans mon menu, il n’y avait qu’un plat qui n’était pas du poisson: un foie de canard pané au pavot et au sésame. A la fin du repas, Frédy m’a demandé de le tutoyer, tant il avait aimé. J’avoue que, jusqu’à aujourd’hui, je n’y suis jamais arrivé.» C’est aussi Frédy Girardet qui a passé le mot à Roland Pierroz, le célèbre chef du Rosalp, à Verbier. «Il lui a dit qu’il y avait à Massongex un type qui savait cuisiner le poisson comme personne», se souvient Denis Martin. Ainsi encouragé, il a fait de l’exploration culinaire sa marque de fabrique.
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A Yvorne, d’abord, à La Roseraie, il a fait découvrir en précurseur les épices thaïlandaises au public romand grâce à sa «cuisine des épices»: coriandre, arachides et subtilité de ses currys ont conquis le public. Mais Denis Martin, le motard voyageur à la curiosité effrénée, n’allait pas s’arrêter là!
En 1997, il s’installe à Vevey, au château: «Les six premiers mois, ça a été la catastrophe! Je recommençais à zéro. Alors j’ai commencé par faire des filets de perche et des entrecôtes… mais toujours avec l’intention de développer ma propre conception de la gastronomie. C’est Ferran Adrià qui m’a dit que je devais porter en Suisse cette cuisine nouvelle qui n’existait pas encore pour la plupart des gens.» Alors Denis s’est lancé, notamment avec son fameux pigeon voyageur. Une papillote, en fait, qui lui a valu une ovation en Espagne et qui a marqué des centaines de convives. Le fait de présenter la chair dans une enveloppe estampillée «par avion» a été un coup de génie. En 2001, le GaultMillau note: «L’histoire nous dira s’il est en train de revisiter d’anciens principes légèrement déviationnistes ou s’il incarne le fer de lance de l’avant-garde gastronomique.»
Le rideau est tombé
A l’évidence, la seconde option était la bonne: l’avant-garde allait devenir sa signature. Et il en a transmis l’essence à une nouvelle génération de jeunes chefs talentueux, comme Mathieu Bruno (Là-Haut, Chardonne), Alexandre Luquet (Bocca, Saint-Blaise) ou Rafael Rodriguez (Abbaye de Montheron) et de grands chefs français comme Olivier Bellin. Autant de talents qui continuent à écrire l’histoire de la gastronomie.
«Nous, on va retourner en adolescence», conclut en riant Clara, qui avait rencontré Denis quand ils avaient respectivement 20 et 18 ans. Elle se tient devant la grande toile signée Franck Bouroullec. Une œuvre qui aura veillé jusqu’au dernier jour sur la salle du château et qui a vu passer nombre de personnalités du showbiz et de la politique, de Freddie Mercury à Quincy Jones, en passant par David Bowie, Tina Turner, Zep, Henri Verneuil, Stephan Eicher, Barbara Hendricks, Claude Nobs, Phil Collins, parmi tant d’autres. Mais le 24 mars, le rideau est tombé une dernière fois sur la moto récupérée d’un manège des années 1920, sur le fourneau à bois miniature qui a suivi le couple depuis Massongex, sur le billot merveilleusement patiné. Sur les brigades aussi, qui sont restées fidèles au poste jusqu’au dernier jour. Clap de fin.