Atypique personnage que ce primo-romancier de 72 ans à la moustache de Gaulois. Cet ex-entraîneur des juniors du Servette Football Club nous reçoit chez lui, à deux pas de la plaine de Plainpalais, à Genève. Dans le salon de son appartement, nulle trace d’exploits sportifs, pas de coupes dorées glanées ici et là, mais des livres, beaucoup de livres. Des classiques du XIXe siècle, de Victor Hugo à Baudelaire, en passant par de la littérature russe, mais aussi des romans contemporains et des polars. Normal, l’homme fut professeur de latin et de français au collège de la Florence durant plus de quarante ans. Plus surprenant peut-être, on aperçoit sur l’une des étagères, des ouvrages de l’essayiste féministe Mona Chollet. Le visage du bonhomme s’illumine: «Elle a été mon élève. Une jeune femme brillantissime à la pensée originale, très discrète. Mais dès qu’elle prenait la parole, on l’écoutait avec attention. Mon éditrice, Sophie Rossier, a suggéré Mona pour rédiger la préface de mon livre. C’était une bonne idée que de tisser des liens entre la violence faite aux femmes et à celle infligée aux enfants.»
La violence, ce retraité l’a subie de plein fouet à l’âge de 12 ans. Mais, à l’époque, on fermait les yeux et, surtout, on ne parlait pas. Longtemps enfouis dans les tréfonds de son inconscient, les mauvais souvenirs ont ressurgi d’un coup, à la fin de l’année 2020. Attablé dans un café, le septuagénaire genevois feuillette un journal et apprend qu’un de ses camarades, scolarisé comme lui au collège Saint-Louis dans les années 1960, vient de déposer plainte contre le clergé pour des actes de pédophilie. «Les souvenirs sont remontés comme de la vase», se remémore-t-il.
Alors âgé de 12 ans, le jeune Christian file du mauvais coton et se fait renvoyer de l’école. «Attention, je n’étais pas un délinquant, mais un petit voyou de quartier qui faisait connerie sur connerie», précise-t-il en lissant sa moustache. Ses parents, désarmés, font appel au curé de la paroisse, qui les somme d’envoyer le fauteur de troubles au petit séminaire. Toujours mieux que la maison de correction, pensent-ils. A tort.
La vie de l’adolescent bascule du jour au lendemain. Il raconte: «J’étais un gars autonome, tout le temps dehors avec les copains. On partait à pied à Genève plage ou à vélo à l’Allondon pour chasser les vipères. J’avais une liberté totale. Et d’un coup, je rentre dans une prison. Il nous était interdit de parler pendant les repas, seulement à la récréation. Le réveil sonnait à 5 heures du matin avec, en prime, une douche glacée. J’ai cru tomber chez les fous et je me suis senti complètement abandonné par mes parents.»
Le soir de son arrivée au collège Saint-Louis, un peu inquiet, il raconte avoir grimpé sur son lit superposé pour apercevoir le camarade qui occupait le box d’à côté. Un surveillant – un prêtre à qui on avait retiré son enseignement parce qu’il était trop porté sur la boisson – lui assène un coup de poing dans la tempe et lui fracture le condyle de la mandibule. Une blessure dont il garde encore des séquelles aujourd’hui. Le regard doux du septuagénaire se voile: «J’ai découvert la haine ce jour-là. Avant, il m’arrivait de me bagarrer avec des copains du quartier, mais je ne nourrissais de haine pour personne.» Il marque un temps d’arrêt et plante son regard dans le nôtre: «Ce type, j’ai souhaité sa mort. Lorsque je le croisais dans les couloirs, je lui balançais: «Vous irez en enfer!» Et Dieu, s’il existe, m’a écouté. Deux ans après, il se tuait dans un accident de voiture. Il était complètement ivre. A l’annonce de sa mort, lors d’un camp scout, on nous a demandé de lire un Notre Père en son honneur. Tout le monde s’est levé et moi, au premier rang, je suis resté assis.»
Plus tard, grâce à sa carrure, il parviendra à repousser les assauts d’un prêtre pédophile et à le tenir à distance durant le reste de sa scolarité. Certains de ses camarades n’ont toutefois pas eu cette chance. Tous se sont tus. «On sentait que des comportements n’étaient pas nets: certains prêtres qui se frottaient à des élèves, l’infirmier qui prétextait un examen d’appendicite pour nous tripoter alors qu’on avait le doigt coupé. C’est plus tard, en recomposant les éléments, que j’ai pris conscience de la gravité des faits et de ce qui se tramait sous nos yeux d’adolescents.»
De quoi nourrir une forme de culpabilité. Celle de ne pas avoir pu protéger les copains. «J’ai essayé d’alerter d’autres enseignants, sans succès. On n’osait pas, on pensait que ces curés étaient protégés. Et, de toute façon, on ne nous aurait pas crus. C’était un institut où régnaient une grande hypocrisie et un non-dit incroyable», se justifie-t-il.
Alors il écrira pour laver sa culpabilité et régler ses comptes avec ces prêtres abuseurs. «Le loup blanc et le diable» voit le jour aux Editions Favre en mars 2022 et connaît, depuis, un joli succès en librairie. L’amorce du roman est autobiographique puis bascule dans la fiction pure, le polar. Les deux prêtres criminels périssent alors dans d’atroces conditions. «Ils ont eu ce qu’ils méritaient. Ce livre m’a permis d’accomplir ma vengeance», avance-t-il. Une catharsis pas franchement chrétienne? «Non et je m’en fiche. Je ne peux pas respecter une institution hypocrite qui prêche le bien en faisant le mal. Pour moi, l’Eglise, c’est fini.»
S’il a perdu la foi, il n’en demeure pas moins attaché à une forme de spiritualité, comme en témoignent les items bouddhistes disséminés dans son appartement. «Je ne suis pas bouddhiste mais je me reconnais dans certaines valeurs, qui correspondent à ma philosophie de vie. Un humanisme à caractère social, le respect, l’égalité, la lutte contre l’injustice. On élève son âme si on se montre bon avec les autres.»
Une âme qu’il élève en prenant soin notamment de ses petits-enfants Luca, 13 ans, et Teo, 11 ans, qu’il adore même si, malheur, ils n’ont pas opté pour le football. Il se marre: «J’ai essayé de les emmener mais ça a été une catastrophe! Mais je les accompagne à leurs cours de waterpolo. Le petit fait du judo également. Et le grand est aussi champion genevois de gymnastique aux agrès», annonce-t-il, pas peu fier.
Et au fait, qui est ce loup blanc? Il sourit. «Il y en a deux. Le premier, c’est mon totem scout. Le second, c’est le surnom que l’on m’a donné lors de mes années de recruteur sportif. Le FC Servette m’avait chargé de dénicher les futurs talents du ballon rond. Il m’était reproché de «piquer» les joueurs des équipes de la région. C’est ridicule, j’aidais ces gosses à déployer leur talent, mais ce surnom est resté. Puis le blanc, c’est la pureté qui s’oppose à la noirceur des soutanes. Je suis un loup blanc dans la vie, un chef de meute. Finalement, cela me correspond bien.»
>> Rencontre avec Christian Lanza et Jean-Philippe Rapp, le 18 novembre à 19h30 à l’espace Gaimont, 1213 Petit-Lancy. www.ghpl.ch