Lorsqu’il était enfant, Christian Lacroix collectionnait des photos anciennes et s’amusait à faire des collages en inventant des personnages, mêlant époques, vêtements et styles. C’est un peu ce qu’il fait aujourd’hui lorsqu’il crée des costumes de «Werther», donnant une couleur, une structure de tissu aux personnages de l’œuvre de Jules Massenet, qui se joue à l’Opéra de Lausanne jusqu’au 22 mai dans une merveilleuse mise en scène de Vincent Boussard. Et c’est sans doute ce qu’il faisait aussi lorsqu’il était couturier.
Quand il a débarqué dans le monde de la mode en 1978, chez Hermès tout d’abord, puis chez Patou, la haute couture était moribonde. Christian Lacroix est arrivé avec ses envies de silhouettes du Second Empire, de tissus chatoyants aux couleurs flamboyantes et le désir de faire rêver. De quoi séduire Bernard Arnault, le propriétaire du groupe LVMH. Souhaitait-il réitérer l’aventure de l’industriel Marcel Boussac et de Christian Dior à la fin de la Seconde Guerre mondiale en finançant la maison de couture de Christian Lacroix? Peut-être…
Les défilés se sont enchaînés, baroques, voluptueux, généreux, exubérants. Mais la maison grandit trop vite et, comme le couturier n’avait pas le goût des chiffres, ceux-ci n’étaient pas à la hauteur des attentes du groupe. En janvier 2005, l’entreprise a été revendue au groupe Falic, qui a fermé la maison de couture en 2009.
Christian Lacroix aurait pu choisir un effacement discret, laissant les propriétaires utiliser son nom pour vendre de la vaisselle ou du papier peint. Or il a découvert que la loi française l’autorisait à signer des créations sous le nom de Monsieur Christian Lacroix et depuis, il ne s’en prive pas, dessinant les collections Desigual depuis onze ans. Il a également décoré des hôtels, des tramways, des salles de cinéma… Et la vie l’a ramené vers ses amours enfantines: les costumes de théâtre et de danse, activité qu’il avait discrètement commencée en 1985.
Aujourd’hui, il est partout: à la Comédie-Française comme au Palais Garnier, à la Monnaie à Bruxelles ou à l’Opéra du Rhin de Strasbourg, en passant par les opéras de Berlin, de Munich, de Francfort et de… Lausanne.
- Enfant, vous teniez des carnets où vous consigniez des collages réalisés avec des images de costumes du passé. Un avant-goût de votre présent?
- Christian Lacroix: Très tôt, j’ai dépensé le peu d’argent que j’avais à acheter de vieilles photos, dans l’optique de remonter le fil de l’histoire du costume. Parce que j’avais un peu peur de la vie, du présent, j’avais envie de me blottir dans un grenier permanent et de reconstituer le passé. C’est pourquoi, dès l’âge de 7 ans, j’ai fait des dossiers de photos découpées avec des tenues selon les époques et les pays. Je m’étais inventé un jeu: je tirais des dates et des lieux au hasard. Par exemple: le 7 mai 1792 à Budapest, une femme de 86 ans, veuve d’un notaire, comment était-elle habillée? Le plus beau cadeau que l’on aurait pu me faire, c’était une machine à remonter le temps.
- Avez-vous dû passer par la mode pour mieux revenir à votre rêve d’enfant?
- Oui, par la grâce du hasard ou de l’accident… J’ai fait l’Ecole du Louvre et la Sorbonne, mais mon seul avenir avec ces études était de devenir conservateur. Or, à l’époque, il n’y avait pas encore de musée du costume. Je réalisais des croquis, mais seule Françoise (son épouse, ndlr), que j’ai rencontrée dix jours après que je suis arrivé à Paris, les voyait. C’est par son intermédiaire que j’ai pu obtenir mes premiers rendez-vous dans la mode et ensuite, c’est allé très vite: Hermès d’abord, puis Patou. Très candide, je croyais que la couture devait être importable, comme dans «Un Américain à Paris». Je suis donc arrivé avec mes trucs grandioses et c’est ce qui a plu aux journalistes et aux clientes américains. Les Français, eux, me demandaient toujours: «Mais comment fait-on pour aller dans le métro avec ça?» (Rires.) Et je répondais: «Les clientes adorent sûrement le métro, mais elles ne le prennent peut-être pas…»
- Quel fut votre premier contact avec le costume de théâtre?
- Le lendemain de la présentation d’un modèle à la télé, j’ai reçu une lettre du metteur en scène Jean-Luc Tardieu, qui m’a écrit: «Monsieur, vous êtes fait pour le théâtre.» Et il m’a invité à faire mes premiers costumes pour «Chantecler», d’Edmond Rostand, en 1986. Il ne voulait pas de plumes ni de poils et m’avait demandé que les personnes soient identifiables en ombres chinoises. La pintade portait donc une robe à la balayeuse traînant par terre et un chapeau en velours rouge très XIXe qui tombait sur le côté du visage. C’était très amusant. Je faisais cela d’une main, tandis qu’avec l’autre je préparais ma collection de couture pour Patou.
- L’opéra, le ballet, cela a toujours été une passion?
- Oui, une passion partagée avec Françoise. Comme nous n’avions pas de moyens, nous devions nous lever à 6 heures et faire la queue pour avoir un fond de loge à l’Opéra de Paris. On demandait la loge de Garnier lui-même: celle qui avait la meilleure acoustique. On ne voyait pas grand-chose mais on entendait très bien (rires). A l’époque, en 1973, aller à l’opéra, c’était encore un événement social extravagant. C’était le seul endroit où, pendant l’entracte, au foyer, on pouvait croiser Marie-Hélène de Rothschild portant un modèle de la collection russe de Saint Laurent!
- Comment avez-vous abordé «Werther» pour évoquer cette époque romantique à travers les costumes?
- Avec Vincent (Boussard, ndlr), on a eu envie d’inventer un espace-temps qui ne serait pas le romantisme, ni le XIXe, ni la période où Massenet a écrit cet opéra, mais tout cela mélangé. Par exemple, à l’acte II, Sophie, la sœur de Charlotte, porte une robe orange avec des bas noirs: c’est une tenue que l’on a sortie d’un tableau de Sargent. Lorsque Charlotte vit l’été de sa vie, elle porte une grande robe blanche qui mêle le XVIIIe et le New Look de Dior. Pour les dernières scènes, elle est en robe d’intérieur couleur poussière – parce que son désespoir se passe beaucoup au sol – inspirée d’une «tea gown» de 1893, date de la première du «Werther» de Jules Massenet à l’Opéra-Comique de Paris. Je construis les costumes à partir de photos et je fais des collages à l’ordinateur: je découpe, je triture, comme quand j’étais gamin.
- Tandis qu’il meurt, Werther porte un manteau flamboyant en patchwork avec des pans de tissus dorés. Etait-ce votre manière de le faire entrer dans la lumière?
- Les jeux de lumière sur Werther font paraître le manteau plus luxueux qu’il n’est. C’est en fait un vieux peignoir en indienne du XVIIIe siècle, rapiécé et patiné, pour rejoindre la temporalité de Goethe et le personnage des «Souffrances du jeune Werther» de 1771.
- Quand vous créez un costume, vous posez-vous la question de la faute de goût?
- Non, mais c’est une question que je pose au metteur en scène: est-ce que ce personnage a du goût ou pas?
- La haute couture était-elle une forme de théâtralisation de la mode?
- Pour moi, oui. Je n’ai rien inventé dans la mode. Je n’ai pas cherché à créer de ligne nouvelle, je n’ai fait que revisiter l’histoire du costume que je connaissais par cœur. Mon travail était théâtral. Chaque collection de couture était comme une pièce qui s’écrivait en même temps que j’en dessinais les costumes et je ne découvrais ce que j’avais voulu dire que le jour du défilé. C’était un roman, un film! Je voulais que l’on pleure lorsque la mariée paraissait, que ce soit émouvant, que je pleure moi-même… Nos clientes avaient des vies pas comme les autres: c’étaient des héroïnes au même titre que Violetta dans La traviata ou Elektra et je les habillais pour le rôle qu’elles jouaient dans leur vie, puisqu’elles se mettaient en scène du début de la journée jusqu’au soir.
- Après la vente de votre maison, vous auriez pu vous effacer; or vous n’avez jamais été aussi présent. Où avez-vous puisé cette force qui vous a mené là où vous rêviez d’être?
- Je n’étais ni dans la honte ni dans le désespoir, mais très en colère. Et cette colère-là m’a donné une énergie qui m’a propulsé. Pendant une année, j’ai cherché à créer une marque de niche, mais ce projet n’a pas vu le jour. En 2010, Vincent m’a proposé de faire «Agrippina» de Haendel au Staatsoper de Berlin. Et cela a tellement eu de succès que le lendemain on signait pour six projets en Allemagne et en Suisse. Ensuite, il y a eu des demandes pour des hôtels, des tramways, le théâtre et je me suis retrouvé un peu partout…
- Pensez-vous qu’un opéra qui se situe dans un autre espace-temps, comme «Werther», permette de transcender une époque dramatique comme celle que nous vivons?
- Ah, oui! «Werther», écrit en 1892, parvient à vous bouleverser encore aujourd’hui. Hier, je regardais une émission sur France 5: «Patricia Petibon, le chant des étoiles». La cantatrice disait que, quand elle montait sur une scène pour chanter, elle sentait qu’elle était en communication à la fois avec les vivants, les morts et ceux qui vont nous suivre. La musique vient d’ailleurs.
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- Vous m’aviez dit un jour que les vêtements de couleur rouge étaient l’armure de votre mère. Quelle est la vôtre?
- Je n’ai plus d’armure, à part peut-être ma veste de gardian en velours. Quand je la porte, il y a quelque chose qui se passe: derrière elle, il y a ma famille, Arles, ma ville, le passé, la tradition envers et contre tout. Mon armure, c’est aussi mon métier: je crée pour faire vivre aux gens quelque chose de légèrement plus ludique, de plus imaginatif. Une chambre d’hôtel, je l’envisage comme le décor d’un roman ou d’une petite nouvelle qui vous transporte.
- Avez-vous un jardin secret, un lieu qui relèverait du paradis perdu ou retrouvé?
- Mes collections d’images. Quand je fais des recherches pour les costumes des uns et des autres, je choisis des photos qui me ravissent et je m’y réfugie.