Il a passé les derniers jours comme d’habitude, avec les mêmes routines, les mêmes rituels, le même rythme: le travail dans son bureau à la Porte d’Octodure, les rendez-vous professionnels, les matchs du FC Sion, les soirées avec ses copains. Mais il était tout de même un peu inquiet, avec une montée de stress qu’il essayait de masquer au maximum mais qu’il exprimait malgré lui par ses silences, ses brusques éclats de rire, ses agacements, son agitation permanente sur son portable.
Il faut dire qu’il devait tout planifier avec son staff, tous des hommes et des femmes dévoués corps et âme. Il devait tout diriger, tout contrôler, tout prévoir, veiller aux moindres petits détails, anticiper. Il devait agir en même temps sur deux fronts: préparer son sketch sur scène, avec ses gags lourds et ses petites vacheries très attendues, tout en pensant à l’arrivée et au bien-être de ses invités, comment les accueillir, les chouchouter, les surprendre…
Record mondial
Pour la 15e année consécutive, Christian Constantin, le président emblématique du FC Sion, a remis en jeu et conservé, le samedi 9 février, son titre de roi du Valais. Il a enthousiasmé et séduit les 8000 personnes venues participer à la choucroute géante qui permet de récolter, chaque année, 2,5 millions de francs pour le club – le record mondial pour ce type d’événement, loin devant le PSG, Marseille ou le Barça! – et qui s’est déroulée selon la tradition dans la grande salle du CERM, à Martigny.
Lâché par Alain Delon qui devait participer à la soirée, Christian Constantin aura craint jusqu’au bout que son invité surprise ne lui glisse entre les doigts: l’acte XIII des «gilets jaunes», en France, le chaos à l’aéroport du Bourget, à Paris, la météo incertaine. Mais il aura finalement réussi son formidable pari: il est monté sur scène avec Gérard Depardieu, le monstre sacré du cinéma français. Deux légendes vivantes pour un duo touchant, deux animaux au sang chaud, deux hommes libres et incontrôlables dans une époque politiquement correcte qui ne tolère plus que les individus normalisés et insipides.
Un rêve
«Je rêvais de faire venir Gérard, explique Christian Constantin, qui a tenu à raconter sur scène, avec sa verve inimitable, sa première rencontre avec l’acteur mythique. On s’est connus au Ballon d’or, il y a des années. On s’était croisés par hasard, aux toilettes, et Gérard avait dit ensuite à quelqu’un, plus tard dans la soirée: 'On est amis, on a pissé ensemble.' On s’est revus ensuite de temps en temps, toujours autour du foot. Gérard, pour moi, c’est une grande carcasse avec un cœur immense. Le talent qu’il a reçu est exceptionnel et ce qu’il en a fait est complètement unique.»
Aller-retour de Paris
Gérard Depardieu devait décoller de Paris à 14h00, dans le jet privé de Christian Constantin, arriver une heure plus tard à Sion, monter sur scène, repartir à 20h30 et back in Paris une heure plus tard. Il est arrivé finalement à 18 heures, juste à temps pour le show: une simple discussion avec le président du FC Sion, une discussion à l’ancienne, sans communicant terré ici ou là et sans «élément de langage».
«Vive la Suisse, non, le Valais, a commencé l’immense artiste. Vous êtes les enfants terribles de ce qu’on pourrait appeler la Suisse, je suis l’enfant terrible de la France qui n’est plus. Je suis Russe, Suisse, Valaisan, Algérien, Dubaïote, Turc… En fait, je vis!»
Un Depardieu massif, avec son visage lourd, ses kilos en trop, sa bedaine; un Depardieu qui, à 70 ans, hypersensible comme toujours, semble de plus en plus sur le point de basculer du côté lumineux de la force.
Christian Constantin veut faire vibrer la salle, il plaisante sur les revenus de son invité vedette, lui propose de le payer sur un compte en Russie pour ne pas «fournir des munitions à Macron»: «Le mieux, c’est de ne pas avoir d’argent et d’avoir l’amour de la vie», lui répond, très doux, très serein, Gérard Depardieu, qui avait tenu à rencontrer, quelques minutes plus tôt, un autre de ses grands amis valaisans, Dominique Giroud. «Il m’a présenté ses condoléances après le décès de mon épouse, le 19 décembre dernier», lâche l’encaveur valaisan, qui refuse d’en dire plus. Amoureux de Saint Augustin, hanté par les spirituels et les mystiques, l’acteur lui a aussi dédicacé une petite carte de prière à la mémoire de sa femme.
De l’émotion et de l’intelligence, mais aussi des tonnerres d’applaudissements et des rires à n’en plus finir, car les 8000 spectateurs venus manger une choucroute – «La choucroute!» – pour soutenir le FC Sion sont venus aussi et avant tout pour faire la fête et s’amuser. «J’essaie de varier le programme d’une année à l’autre, explique le président (à vie) du club, qui vient de fêter ses 62 ans, le 7 janvier dernier. Il faut que les gens aient du plaisir et qu’ils aient envie de revenir l’année prochaine! Il faut faire rire sans vexer personne.»
Les premiers rires, en tout cas, ont été pour un grand absent, le conseiller d’Etat genevois Pierre Maudet, qui avait accepté l’invitation avant de se décommander la veille à 14 heures, sous prétexte que sa femme était malade. Il a menti pour son fameux voyage à Abu Dhabi, chambre Christian Constantin. A-t-il dit toute la vérité pour son déplacement annulé à Martigny?
Sceptiques, les 8000 spectateurs avaient la tête (et les yeux) ailleurs. Sept danseuses de samba de Rio de Janeiro ont ouvert la soirée; un incroyable contorsionniste russe, Alexandre Batuev, star du cirque Knie l’année dernière, s’est emmêlé dans tous les sens; le célèbre magicien et mentaliste Eric Antoine, ce géant de 210 centimètres qui s’est d’ailleurs cogné la tête en sortant de scène, a fait vibrer la salle avec ses numéros délirants; l’imitateur Michaël Gregorio a bluffé tout le monde en chantant «Amsterdam».
Et puis il y avait aussi le régional de l’étape: Christian Rappaz, Valaisan pure souche et résident de Fully, tout en étant journaliste à L’illustré, à Lausanne. C’est un vieux pote de Christian Constantin. Deux potes à la valaisanne, historiques et pas toujours d’accord. «Quand on avait 20 ans, je jouais de la batterie et il s’entraînait à côté au foot, se rappelle-t-il en riant. Il était gardien de foot et il a joué ensuite à Neuchâtel et à Lugano.» Christian Rappaz est devenu journaliste, mais il aurait pu être artiste et il a renoué désormais, à 63 ans, avec cette vocation contrariée. A la tête de son groupe, Back to Johnny, il a interprété pendant 30 minutes des titres phares de l’idole des jeunes, entraînant la ferveur du public qui chantait et dansait avec lui. En clôture de son show, la chanson mythique qui pourrait, à ses yeux, devenir le nouvel hymne national du FC Sion: «Que je t’aime!»
L’an prochain à Martigny
C’était donc la 15e édition de la choucroute pour le FC Sion et ce sera, l’année prochaine, la 16e… La flamme est toujours là, l’envie et la bonne humeur aussi! Christian Constantin était déjà monté sur scène à cheval ou en Harley-Davidson, il est entré cette fois à pied, tout bonnement, en sortant des coulisses. Il a deux armes secrètes, en fait: son style attachant, avec son accent valaisan, son bagout, et… son jet privé, acquis il y a quelques années.
Constantin ne veut pas parler d’argent et dégage en corner les questions sur ce thème. Combien paie-t-il les artistes qui viennent à son gala à Martigny, cette petite ville nichée au centre de la planète foot? «On a des arrangements, lâche-t-il finalement. Si je n’avais pas mon avion, je ne pourrais pas faire venir les mecs. Je vais les chercher, je les ramène, je leur offre des heures de vol.»