Il a rendu les clés de son appartement vaudois, ses valises étaient prêtes pour son vol direction Santiago. Mais Nicolas Fernando Mayorga Ramirez doit attendre. Le Chili, son pays d’origine, tremble. D’une agitation forte qui réveille les fantômes de la fin de la dictature de Pinochet en 1990. Sur place, toute la famille du jeune danseur manifeste. De la petite ville de Pucon, au sud du pays, à Valparaiso.
Traumatisme
Pendu à son smartphone dans les corridors de la Haute Ecole des arts de la scène à Lausanne, lui dévore en continu les informations. «La génération de mes parents a été traumatisée. Elle récupérait d’une période d’une violence indescriptible, cela explique le prétendu calme depuis ma naissance. Mais là, tout le monde s’est réveillé, même les expatriés. Et la mobilisation ne fait que commencer», s’exclame le trentenaire.
Une mobilisation exaltée qui, en une dizaine de jours, a pris l’ascenseur. «Brûler des magasins et des stations de métro, c’était extrême, mais le peuple chilien a besoin d’être entendu», lance le jeune homme, qui a hérité du gène militant de sa mère, Denisse. Très proche de Nicolas, la madre, qui se réjouissait de revoir son aîné rentrer, ne cache pas son inquiétude depuis l’effervescence populaire.
«Peuple brisé»
Elle décrit une répression d’une violence disproportionnée contre les manifestants, avec des interventions policières musclées. «J’ai vu des officiers malmener des grévistes pacifistes. Le peuple brisé fait face à des balles de plomb et à des bombes lacrymogènes», explique-t-elle, choquée. Le hashtag #estopasaenchile partage sur les réseaux sociaux des vidéos parfois brutales. «La cicatrice de l’ancien régime répressif est brûlante. Vous savez, nous avons été éduqués la peur au ventre de protester, mais nos enfants, ils n’ont pas cette crainte», avoue-t-elle entre fierté et tourment.
Quelques jours plus tôt, son fils cadet de 27 ans, Ignacio, a été frappé au visage et roué de coups par une milice lors d’un regroupement. Comme les routes étaient fermées, Denisse n’a pas pu aller le rejoindre. «Je lui avais déconseillé de s’y rendre mais il avait besoin d’agir.» Telle mère, tel fils.
>> Voir le témoignage de Fernando Mayorga en vidéo:
La révolution chilienne par procuration
Risque d'emprisonnement
Une expression à mettre au pluriel puisque, même bloqué en Suisse dans l’attente de son retour, Nicolas s’engage à distance. Comme lors du rassemblement de 500 Chiliens à Lausanne, mercredi dernier. «Je me sens un peu inutile collé à mon Natel, mais dès que j’atterris, je rejoins mes proches pour réclamer la démission du président», dit-il, en sachant qu’il risque de finir en détention en cas d’arrestation. «A 17 ans, je manifestais déjà pour diminuer les frais d’éducation et j’ai été fiché en 2011 en me battant contre nos pensions de retraite de merde», lâche-t-il, encore écœuré.
Son goût prononcé pour la politique, il l’a développé pendant ses études de psychologie à l’université. «Je viens d’une classe moyenne basse, mais quand ma mère s’est remariée avec un médecin, j’ai eu le privilège de suivre un cursus à crédit. A 25 ans, j’ai tout lâché car j’ai eu l’opportunité de venir danser en Europe, mon rêve», se remémore-t-il en précisant qu’il doit encore rembourser l’équivalent de 50 000 francs.
Son téléphone vibre. L’ONU lance une enquête pour déterminer les cas présumés de violation des droits de l’homme au Chili. «Pour moi, c’est sûr, avec l’instauration de l’état d’urgence, les militaires se sont comportés de manière illégale», s’indigne le danseur à fleur de peau.
Excuses présidentielles
Pour apaiser le peuple, le chef d’Etat chilien, Sebastian Piñera, a entre-temps présenté ses excuses, puis annoncé la refonte de son gouvernement. Pour les Ramirez, ce n’est qu’«une façade pour sauvegarder son image à l’international».
Denisse, la maman, acquiesce et évoque un quotidien où les violences augmentent. Contrairement à ceux de la capitale, les magasins de sa petite ville ne sont pas encore saccagés, mais les vols se multiplient. «Personne n’est vraiment en sécurité», ajoute-t-elle en se préparant à manifester pendant la grève nationale, casserole à la main pour faire du bruit.
Au téléphone, au moment de raccrocher, une vive émotion surgit. «Notre pays n’a rien à te proposer. Tu es vraiment obligé de rentrer?» souffle-t-elle les larmes aux yeux. Au bénéfice d’une tolérance de séjour, son fils lui répond: «Je n’ai pas réussi à avoir de permis puisque, même si j’ai des projets chorégraphiques, je ne peux pas prouver une entrée de salaire fixe. La Suisse m’expulse, mais au moins je pourrai bientôt te faire un vrai beso.» Artiste phare de sa volée à la Manufacture, à Lausanne, depuis 2015, Nicolas regrette de quitter sa terre d’accueil, mais prévoit de politiser sa danse, quelle que soit sa nouvelle maison.
«C’est le résultat de trente ans de frustrations»
Pourquoi le Chili s’embrase-t-il? Marc Hufty, professeur à l’Institut de hautes études internationales et Anne Lavanchy, anthropologue et professeure, répondent.
- Que se passe-t-il depuis dix jours au Chili?
- Marc Hufty: Le pays est le champion des inégalités sociales en Amérique latine et il s’est réveillé. Sur les panneaux dans les rues de Santiago, on lit que les protestataires ne se révoltent pas pour les 30 pesos de hausse du ticket de métro, qui a mis le feu aux poudres, mais pour trente ans de frustrations. Le système néolibéral mis en place par le dictateur Pinochet, décédé en 2006, privilégie une minorité de riches, dont la famille du président de droite Sebastian Piñera. Le modèle chilien s’effondre.
- Que réclament les habitants?
- Marc Hufty: Les revendications sont multiples face à des pensions de retraite minimes, un système d’éducation qui n’a pas tenu ses promesses de gratuité, des frais de santé hors de prix. Et ce ne sont que quelques exemples dans ce pays qui privatise même l’accès à l’eau. Beaucoup demandent la démission du chef de l’Etat.
Anne Lavanchy: La marée humaine manifeste surtout pour modifier la Constitution écrite sous Pinochet et obtenir un changement de système, pas simplement des têtes.
- Cette révolution est aussi synonyme d’extrêmes violences. On compterait une vingtaine de morts, des centaines de blessés et plus de 2000 arrestations. Le président a même déclaré la guerre avant de se rétracter…
- Marc Hufty: En annonçant de manière hâtive la guerre, le gouvernement a paniqué. Les forces de l’ordre, munies de bombes lacrymogènes et de fusils à plomb, ont utilisé des moyens démesurés. Les dérapages de l’armée sont faciles car elle bénéficie encore de l’impunité «pinochetiste». Dans une tentative d’apaisement, le président a présenté ses excuses et a proposé des réformes, comme l’augmentation des pensions de retraite ou le gel des tarifs de l’électricité. Mais c’est trop peu, trop tard.
- Anne Lavanchy: Je suis choquée face à la désinformation, car personne ne mentionne les viols, les tortures et les assignations à domicile. Michelle Bachelet, l’ancienne présidente du Chili, a sollicité l’ONU pour enquêter sur ces exactions.
- La révolte ne s’arrête pas au Chili…
- Marc Hufty: Le continent fonctionne par vagues. Les voisins du Chili ont suivi le modèle instauré par Pinochet. Les partis politiques ont perdu leur rôle de relais avec la population, d’où l’émergence de leaders populistes dans de nombreuses régions d’Amérique latine. Le Venezuela, le Brésil, l’Equateur, le Pérou et d’autres nations n’ont pas de contre-pouvoir. La presse est souvent muselée, les institutions décrédibilisées. Les gouvernants sont totalement déconnectés des réalités sociales.
L'éditorial: «Le Chili imaginaire»
Par Robert Habel
Le pays est lointain, modérément peuplé (18 millions), absurdement étiré sur une langue de terre qui va de l’extrême nord à l’extrême sud du continent sud-américain, entre l’océan Pacifique et la cordillère des Andes. Mais il ne cesse pourtant de susciter, depuis un demi-siècle, les mêmes passions et les mêmes déchirements.
C’était en 1970 et le Chili entrait tout à coup dans l’imaginaire universel, surtout européen, en devenant la nouvelle terre promise de l’utopie socialiste (après Cuba, la Chine et quelques autres…). Le socialiste Salvador Allende était élu (par le Congrès) président du Chili, le 3 novembre 1970, avant d’être renversé et de trouver la mort trois ans plus tard, le 11 septembre 1973, non sans avoir ruiné l’économie du pays, lors d’un soulèvement militaire conduit par le général Augusto Pinochet, l’homme aux lunettes noires et au visage de marbre, qui allait devenir président jusqu’en 1990. «L’expérience socialiste», comme l’on disait alors gravement, allait céder la place à un capitalisme pur et dur, imposé de l’extérieur par les économistes sans états d’âme de l’Ecole de Chicago.
Explosion de colère
Depuis une dizaine de jours, le Chili est de retour à la une de l’actualité. Une explosion de colère provoquée par un grain de sable (une augmentation du prix du ticket de métro), des émeutes, l’état d’urgence, les militaires dans la rue, comme au temps de Pinochet… «L’histoire ne repasse pas les plats», disait Céline, mais il arrive qu’elle tourne en rond.
Le Chili a renoué avec la démocratie depuis longtemps, il a connu une alternance banale de présidents de droite et de présidents de gauche, il a vécu et il vit encore un véritable miracle économique, avec un taux de pauvreté ramené à 8,6%, mais tout se passe comme s’il butait toujours sur la même fatalité historique: l’injustice sociale, les inégalités. Vendredi, plus de 1,2 million de Chiliens ont manifesté à Santiago. Elu président en 2018, après l’avoir déjà été de 2010 à 2014, Sebastian Piñera, 69 ans, est un homme d’affaires fortuné (2,8 milliards de dollars). Entremêlées, hostiles, les ombres d’Allende et de Pinochet continuent de peser de tout leur poids: jusqu’à quand le progrès sera-t-il plus fort que le rêve un peu oublié de la révolution?