Ne pas se fier aux apparences, dit l’expression. Face à nous, un petit bout de femme à l’air de piaf un brin égaré, entourée de sa bande avec laquelle elle est venue, invitée d’honneur, au festival genevois Les Créatives. Mais la miss est déterminée, repoussant la séance photo parce qu’il y a eu un malentendu et qu’elle ne s’est pas préparée. Elle, c’est derrière l’objectif qu’elle a l’habitude de se placer. L’objectif, et la caméra: il y a quatre ans déjà sortait «Balance ton quoi», hymne féministe de la sensation pop Angèle. Le clip, léché et bourré d’humour, a été vu plus de 99 millions de fois sur YouTube. A la manœuvre, donc, Charlotte Abramow.
Depuis, la photographe et réalisatrice aujourd’hui âgée de 28 ans multiplie les collaborations. Elle a ainsi été conviée à participer à la série collective «H24 – 24 heures dans la vie d’une femme», 24 courts métrages dénonçant les violences faites aux femmes diffusés sur Arte. Covid oblige, c’est à distance, via Facetime, qu’elle a veillé à l’accrochage de sa première exposition en solo à New York, à la Richard Taittinger Gallery. Elle grimace: elle aurait bien aimé être sur place. «Je suis hyper «control freak», je surveille l’accrochage au millimètre…» Et avoir sa première expo en solo, ça lui fait quoi? «Je ne me rends pas trop compte.»
Mais son parcours ne doit rien au hasard. Sa passion pour la photographie naît à l’adolescence. A 13 ans, elle comble l’ennui en photographiant fleurs et chatons, des clichés qu’elle poste sur son SkyBlog. Et mord tout de suite. «Je suis quelqu’un de plutôt passif, d’observateur. J’aime arrêter un moment, pouvoir le regarder.» Elle craque pour l’esthétique poétique à la Sarah Moon, Tim Walker ou le célèbre Italien Paolo Roversi. Elle a 16 ans quand ses parents l’emmènent aux Rencontres d’Arles, prestigieux festival photographique. Où, malgré son jeune âge, elle tient mordicus à faire un stage avec Paolo Roversi. Entre eux, c’est le coup de cœur. Elle réitérera l’expérience deux fois. «Ça m’a donné des ailes», sourit-elle. Mais, précise-t-elle, «il ne m’a jamais pistonnée».
Il y a dix ans, son père tombe malade. Né apatride en 1932, ce rêveur excentrique, dont la famille juive fut décimée par les nazis – «J’ai été biberonnée à la Shoah», résume sa fille – et qui fera carrière comme médecin, a eu Charlotte sur le tard, l’élevant comme un trésor avec sa mère. «Ils auraient aimé que je fasse des études universitaires, mais ils m’ont toujours poussée à m’exprimer artistiquement.» Elle se met à le photographier. «Au début de sa maladie, je pense que je me cachais derrière l’objectif. Et puis, l’appareil m’a aidée à communiquer avec lui, à changer de lunettes en piochant les bons moments.» Elle le met en scène dans des décors surréalistes à la Magritte, le stimule. Leur collaboration durera jusqu’à la mort de Maurice, en 2018. Le livre «Maurice – Tristesse et rigolade» (Ed. Fisheye, épuisé) paraît peu après. Un regret: «J’aurais dû le filmer. Mais j’étais déjà dans une course contre la montre depuis des années.»
Cette année-là, elle réalise également un clip, à l’occasion de la Journée internationale des femmes, pour la chanson Les passantes de Georges Brassens. Que YouTube censure pour «représentations métaphoriques de vulves». «Je suis tombée du ciel quand j’ai vu ça. Je suis un Bisounours, moi!» La censure, levée au bout de quelques heures, ne fera que renforcer la popularité de la vidéo, qu’elle a voulue comme «un poème visuel». Avant de la réaliser, elle a écouté le titre «en boucle pendant trois semaines». Elle aime le travail minutieux, «à la seconde près», que demande la réalisation, même si ça la stresse. «Chaque minute compte et coûte, le temps est ton ennemi!»
A Genève, Charlotte Abramow est venue avec, notamment, Ophélie, qui lui sert de maquilleuse mais est surtout «[sa] grande sœur de cœur». «Elle m’a beaucoup éduquée au féminisme.» Ce qu’elle veut avec ses images, plutôt que faire la révolution, c’est «ouvrir la porte, essayer d’apporter une graine dans cette vague où on regarde les minorités». Et ça marche. Ses images acidulées, jamais choquantes, évocatrices sans être trash, convainquent les jeunes générations. Approchée par Netflix pour faire la promotion de la dernière saison de la série britannique «Sex Education», elle a imposé l’idée d’un manuel d’éducation sexuelle agrémenté de photos de l’actrice principale, Emma Mackey. Se reconnaît-elle dans le terme woke? Elle fait la moue. «C’est plutôt utilisé par ceux qui ne nous aiment pas. Je dirais simplement: en quoi ce n’est pas bien d’être sensibilisé à tout ça?»
Elle-même dit apprendre tous les jours. Elle est perçue comme la photographe de stars et de personnalités comme Annie Ernaux, grande écrivaine qu’elle a photographiée chez elle pour le magazine «Marie Claire» – un beau portrait proposé pour près de 3000 dollars par sa galerie new-yorkaise. Mais elle refuse d’être cantonnée à un seul genre, ne veut pas se mettre de barrières. «J’ai grandi dans une bulle, mais Ophélie, par exemple, vient d’un milieu moins favorisé. Je commence pour ma part à réaliser comment certaines femmes sont déshumanisées. J’aimerais photographier les femmes du care, les femmes de ménage, les aides-soignantes. Je veux ouvrir les yeux sur autre chose.»