Après le décès de sa mère, le 9 septembre 2022, le roi Charles III n’a pas caché son émotion dès sa première prise de parole. «Je vous parle aujourd’hui avec un profond chagrin» aura été la toute première phrase du monarque endeuillé. Il remercia «darling mama», sa maman chérie. La formule «Mummy» qu’il aimait employer en public faisait tressaillir Elisabeth II. Chez les Windsor, la raison a souvent bridé les sentiments. Derrière les sourires et l’apparat, la vitrine monarchique cache des blessures familiales profondes. Charles ne fait pas exception. Les siennes remontent à sa naissance, le 14 novembre 1948 à 21h14.
Après trente heures d’attente à Buckingham, le prince Philip préféra partir jouer au squash plutôt que de voir naître par césarienne, au palais, son fils, un bébé de 3 kilos destiné à être le premier dans l’ordre de succession au trône. En le découvrant, il s’exclama: «Il ressemble à un plum-pudding!» Ses parents l’aimèrent. Mais son père, qui ne le ménagea pas, manqua ses trois premiers anniversaires; sa mère, elle, une fois couronnée, fut souvent absente. C’est ainsi que Charles fit ses premiers pas et sa première dent sous le regard de ses grands-parents. Son premier mot fut «nana», qu’il adressa à ses nourrices. Elisabeth, encore duchesse d’Edimbourg, et son mari étaient à Malte, où Philip officiait dans la Royal Navy.
Le petit Charles Philip Arthur George partait dans la vie avec un hochet en argent mais des carences affectives. Il allait grandir dans la crainte de la figure paternelle qui voulait faire de lui un homme sans le ménager. Comme le soulève le biographe Philip Kyle, Charles prenait à cœur les reproches qui lui étaient adressés. «Enfant, il considérait le comportement de son père comme rabaissant.» De ce garçonnet très émotif et timide, sa gouvernante dira: «Si vous éleviez la voix, il se repliait sur lui-même et, pour un temps, il était impossible de faire quoi que ce soit avec lui.» A 8 ans, il devint le premier héritier à fréquenter l’école et fut simultanément confronté au monde réel et à la presse intrusive, qui publia quotidiennement des sujets sur sa scolarité pendant dix-sept semaines avant que la reine n’y mette le holà.
Selon un emploi du temps millimétré, Elisabeth ne voyait son fils que deux heures et demie par jour. Avant son couronnement, le 2 juin 1953, Charles, alors âgé de 4 ans et demi, se souvient que, lorsqu’on lui donnait le bain, il l’apercevait coiffée de la lourde couronne de saint Edouard en or massif, pesant 2,3 kilos, ornée de 444 pierres précieuses et semi-précieuses. «C’était assez drôle, elle s’entraînait», raconta-t-il à la BBC en 2012. La cérémonie fastueuse dura trois heures. Le futur souverain, encadré par la reine mère et la princesse Margaret, sa tante, s’ennuya fermement. De ce jour, il ne garde que le souvenir du coiffeur du palais qui lui coupa les cheveux trop court et les enduisit de pommade. A quelques heures du service, Charles faillit casser la couronne que sa mère avait déposée sur une table. Après quelque 70 ans d’attente, le joyau lui est enfin destiné.
D’enfant moqué à playboy et mari infidèle
Au fil des décennies, Charles a su faire sa mue. Pour le biographe Robert Jobson, c’est «un homme profond et spirituel, ancré, sans cynisme, à la fois intuitif et instinctif, parfois un peu sentimental et certainement trop émotif». Derrière une apparente raideur, un ton parfois cassant, c’est un roi liant. Un trait de sa personnalité qu’a cherché à saisir l’artiste Alastair Barford, 36 ans, auteur de son premier portrait officiel dévoilé avant que le couple royal ne se rende en Allemagne à la fin mars. «Je souhaitais capturer sa chaleur et sa sensibilité, l’empathie qui se dégageait de ses interactions avec les personnes qu’il rencontrait», a déclaré le peintre.
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Eternel héritier, plus vieux monarque à monter sur le trône (dans sa 75e année), il n’a longtemps été que le «fils de», puis le «mari de» et le «père de». Il n’a trouvé de véritable réconfort que dans les bras de Camilla, sa maîtresse devenue sa seconde femme, malgré les suppliques de William et de Harry. Désormais (sa) reine, elle est son plus solide soutien. Charles a su l’imposer. Dans sa vie privée comme dans ses fonctions, le monarque s’incarne de façon tangible, là où Elisabeth II, plus abstraite et secrète, jouait sur la symbolique de sa fonction, en adepte du «never explain, never complain» cher à Walter Bagehot, auteur de référence sur la Constitution qui écrivit au sujet de la famille royale: «Son mystère est sa vie. Nous ne devons pas laisser entrer la lumière du jour sur la magie.»
Mais que pourrait encore bien dissimuler ce roi dont la presse a disséqué les faits et gestes? Il a été successivement un enfant moqué, un ado disgracieux, le premier universitaire de la famille, un sportif accompli, un célibataire convoité et un playboy, un entrepreneur précurseur dans les domaines de l’écologie et du monde caritatif, un mari infidèle, trompé à son tour. Diana a eu des amants dès 1985, bien avant sa séparation d’avec Charles, en 1992, à commencer par Barry Mannakee, son agent de sécurité, qui fut écarté dès les premiers soupçons.
En franchissant les obstacles successifs, Charles s’est réinventé. Il est désormais chef d’Etat et, pour avoir sillonné la planète depuis soixante-sept ans, il jouit d’une expérience solide. Si la figure de sa mère reste profondément ancrée dans l’imaginaire, comme un membre amputé dont le royaume continuerait à sentir la présence, son souvenir commence à s’estomper. Depuis sept mois, le roi tient son rang envers et contre tout. En recevant, le 8 février à Buckingham, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, il a été à la hauteur de son premier rendez-vous politique. Avec Charles III, pas d’embrassades à la façon d’Emmanuel Macron, mais une longue poignée de main, respectueuse et élégante. Ancien militaire dans les forces navales et aériennes, il a, ce jour-là, échangé avec des soldats ukrainiens entraînés en Angleterre. Dix-neuf jours plus tard, il accueillait à Windsor la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Il fut alors accusé d’ingérence, soulevant la fureur des brexiters. Il agissait pourtant à la demande du premier ministre, Rishi Sunak, dans le cadre d’un nouvel accord sur le protocole nord-irlandais du Brexit.
Polyglotte, capable de parler politique, écologie, religion, architecture, art, le roi Charles est un pro-européen convaincu. Il ne saurait prendre d’initiatives personnelles et joue un rôle de facilitateur. Il s’est solennellement engagé au devoir de réserve et ne met nullement la monarchie en péril, comme l’a prédit le porte-parole du principal parti unioniste nord-irlandais, mais il l’inscrit dans la réalité d’un monde devenu imprévisible, mouvant et inquiet.
Son couronnement au cœur du prochain «James Bond»
Parmi ses prérogatives, Charles a longtemps souhaité être le «défenseur des fois» et non «de la foi», soit le gouverneur suprême de l’Eglise d’Angleterre, une fonction qui remonte à 1534. C’est un ardent défenseur de l’islam. S’il estimait que sa position lui permettrait d’œuvrer en faveur de la coexistence harmonieuse des différentes traditions ethniques et religieuses, il a, à partir de 2015, mis de l’eau dans son vin et commencé à parler ouvertement des dissensions entre musulmans et chrétiens au Moyen-Orient. Ses liens avec les pays orientaux ont toutefois aidé le gouvernement de David Cameron après la guerre en Irak à laquelle Charles, encore prince, était opposé. Et, en octobre dernier, les dirigeants musulmans de Jérusalem lui ont écrit afin d’exprimer leur inquiétude de voir l’ambassade britannique quitter Tel-Aviv pour la ville trois fois sainte.
Charles est donc prêt. Son couronnement s’organise depuis plusieurs années sous le nom de code Opération Golden Orb. Il sera même au cœur de l’intrigue du prochain roman des aventures de James Bond, à paraître le 4 mai: l’agent 007 y déjouera une attaque pendant la cérémonie. En 2018, Elisabeth II donna à son fils l’onction maternelle, soulignant qu’elle voyait en lui «un grand leader caritatif, un héritier du trône dévoué et respecté». Pour les affaires intrafamiliales, il s’est montré intransigeant avec Andrew, son frère, accusé d’agression sexuelle dans le cadre de l’affaire Epstein. Quant à Harry, dont on a appris qu’il viendrait seul le 6 mai – Meghan restant à Los Angeles pour fêter les 4 ans d’Archie –, il a tenu des pourparlers de paix avec son père. Ils souhaiteraient, dit-on, combler le fossé qui les sépare.
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Dans le livre de son fils, «Le suppléant», le souverain est relativement épargné, même s’il fera toujours passer la couronne avant tout. Il y fait figure de père maladroit mais tendre, un homme compréhensif dans une famille dysfonctionnelle qui oscille, selon les mots de Harry, entre «The Truman Show» et un zoo. Ce «Pa», incapable d’exprimer ses sentiments de vive voix alors qu’ils conversaient quelques minutes auparavant, préférait écrire une lettre à son fils qu’il déposait sur son oreiller pour lui dire sa fierté. Quand son fils cadet lui fit part de ses angoisses et du manque de soutien psychologique depuis la mort de Diana, sa mère, Charles endossa sa part de responsabilité: «Je suppose que c’est de ma faute. J’aurais dû t’offrir l’aide dont tu avais besoin il y a des années.»
Son ours en peluche, symbole de solitude
Enfin, dans les biographies qui fleurissent ces derniers mois, on apprend que celui qui va monter sur le trône ne se séparait jamais de l’ours en peluche rapiécé de son enfance, auquel il s’accrochait lorsqu’il était le souffre-douleur de ses camarades qui le rouaient de coups le soir venu à l’internat de Gordonstoun. Jusqu’à ses 40 ans, Charles emportait son jouet en voyage, le faisait surveiller par son valet de chambre et demandait que l’ancienne nounou de la famille royale soit sortie de sa retraite pour le recoudre. Pour le prince Harry, qui rappelle lui aussi l’anecdote, cet attachement est le symbole même de la profonde solitude vécue dans l’enfance par son géniteur. Un homme qui a fait son chemin jusqu’à la fonction suprême. Et dont le destin fait écho à la phrase de Jean-Paul Sartre: «L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous.»