«Quand tu arrives en haut de la montagne, continue de grimper.» Proverbe tibétain. Problème: j’ai toujours fui la montagne. Comme je suis sujet au vertige, l’idée de me lancer à l’assaut d’une paroi me semble incongrue. Un sentiment que, à l’évidence, les plus de 42'000 personnes qui se sont pressées dans l’immense enceinte de la PostFinance Arena à Berne du 1er au 12 août ne partagent pas.
A 57 ans, je ne figure pas dans le public cible. C’est clair. Me suis-je pour autant senti largué? Non. L’escalade est un fabuleux spectacle. J’ai adoré observer les athlètes se jouer des dimensions.
Qu’il s’agisse de vitesse («speed»), de bloc («boulder») ou de difficultés («lead»), j’ai apprécié l’exigence et la complexité de ce sport complet. Face à la paroi du «lead», que j’ai associée (la chaleur sans doute...) à une tranche de «cassata» d’une vingtaine de mètres, je me suis senti tout petit. J’ai été abasourdi par l’empressement des athlètes s’élançant sur le mur de vitesse, incliné à 5%, et les modules réservés au bloc, moins hauts (4,5 m maximum), m’ont surpris par leur complexité.
Gamin, je n’ai jamais eu le moindre attrait pour la varappe, comme on disait naguère. Le slogan publicitaire «La montagne, ça vous gagne»? Pas pour moi. Je ferai du ping-pong. Plus sûr.
En 1983, je prends pourtant une énorme claque en découvrant l’escalade solo dans «La vie au bout des doigts», film consacré au grimpeur français Patrick Edlinger, dit «le blond». Il gravit la roche à mains nues, sans s’assurer. Seul dans la paroi. La vie à pile ou face.
Cet athlète hors normes a popularisé l’escalade. Malgré lui. Et il ne fait aucun doute que voir sa passion transformée en sport de masse, qui plus est en salle, l’aurait probablement anéanti. Edlinger, personnage singulier, s’est ensuite perdu dans l’alcool avant de mourir bêtement chez lui, en chutant dans les escaliers fin 2012, à 52 ans. A Berne, j’ai souvent pensé à lui.
J’aurais aimé qu’il vienne clamer son ressenti au pied des modules en béton aux prises en plastique colorées. J’aurais aimé le voir en tribune.
L’escalade devenue mode d’expression urbain, vous voyez le paradoxe? Les grimpeurs ont délaissé la nature pour rejoindre le cœur des villes où, désormais, tout le monde s’assure.
Grimper demeure un chemin de sacrifices. La puissance ne suffit pas. Il faut se montrer ingénieux, endurant, oser l’improbable, comme se suspendre tête en bas retenu par deux doigts glissés dans une prise minuscule. Costaud.
On grimpe comme on rampe, c’est un fait. Et voilà que je me surprends à imaginer grimpeuses et grimpeurs métamorphosés en lézards ou en mantes religieuses. Les caractéristiques physiques des femmes surtout m’étonnent. Silhouette de sylphide, petite taille, épaules musculeuses.
Le public savoure et réagit au quart de tour devant la progression et les efforts des concurrentes. Mains et jambes tremblent parfois sous l’effet de l’acide lactique... avant l’erreur fatale.
Le règne de la magnésie
On dit que, à force de s’être raboté les pognes et écorché les doigts à l’entraînement, elles ont toutes une épaisse couche de corne en guise d’empreintes digitales. Puisant dans la petite réserve de magnésie qu’elles portent à la ceinture – chacune apporte la sienne –, elles luttent contre l’effet de la pesanteur et la nervosité. Elles blanchissent leurs mains moites comme un boulanger farine son levain. Entre les compétitions, un volontaire zélé surgit des coulisses pour passer l’aspirateur au sol.
En escalade, la méticulosité est indispensable. Lors d’un essai infructueux au bloc, l’athlète dispose d’un temps suffisant pour faire de nouvelles tentatives. Une prise glissante et c’est retour à la case départ. Il faut brosser. Des nettoyeurs sont là pour ça, équipés de balais télescopiques, mais pour certaines grimpeuses, pas question de déléguer. Comme pour se protéger de toute incursion dans leur bulle, elles frottent elles-mêmes. Avec vigueur.
La Suisse n’avait plus accueilli les Championnats du monde d’escalade depuis vingt-deux ans. Dans l’intervalle, tout a changé. Le nombre d’adeptes a explosé. Pas moins de 4,4% de la population suisse grimpe désormais, selon le dernier rapport de l’Observatoire du sport suisse, publié en décembre 2022.
L’escalade revendique une identité communautaire que le village des partenaires commerciaux de ces Mondiaux de Berne, en plein air, entretient en accompagnant les gamins. Ici, on ne fume pas et on trie ses déchets.
Les athlètes se mélangent au public. Accessibles. Dans la patinoire, un DJ rythme chaque ascension. Atmosphère festive. Enfin, et ce n’est pas anodin, les compétitions handi («paraclimbers») alternent avec celles des valides. Sympa.
Unique représentant de son pays en vitesse, l’Argentin Valentin Sternik, loin des meilleurs, est heureux. Il y a huit mois, il a quitté sa famille pour rejoindre l’Espagne et s’entraîner avec la sélection équatorienne. «C’était un choix difficile, mais, en Argentine, l’escalade est un sport émergent et je suis tout seul. Je ne progressais plus. Ici, j’ai établi mon nouveau record national en 6’’97. Je ne suis pas Messi, je ne suis pas champion du monde, mais j’ai atteint mon objectif sous les yeux de mon papa qui est venu exprès.» Il a dit courir. Vers le ciel.
Une saine concurrence
Valentin chérit l’esprit communautaire de son sport. «Selon moi, c’est la clé du succès actuel des Japonais. Ils forment une famille où la concurrence est saine, ils s’entraînent ensemble, travaillent en équipe. Il y a une vraie synergie. L’esprit d’équipe et la fierté de représenter leur pays les poussent à se dépasser. Ce ne sont pas toujours les mêmes qui l’emportent, mais chaque performance profite à toutes et à tous.» Bien vu.
«Il n’y a jamais de mauvais gestes, affirme le Bernois Tobias Suter, coordinateur chargé des voies («route setter» en anglais). Le sentiment de poursuivre le même but est très présent.» Juste. J’ai pu moi-même le constater lors de la reconnaissance du parcours, avec des athlètes de pays différents qui partageaient des impressions. Jamais je n’avais vu cela à un tel niveau de compétition.
Ce qui m’a toutefois le plus impressionné, ce sont les performances des athlètes handicapés. Cette représentante indienne privée de jambes qui, à la force des bras, va se hisser jusqu’à la moitié du mur de difficultés, portée par les hourras du public. Un moment inouï.
Je retiendrai aussi le silence de cathédrale au moment de voir les athlètes malvoyants et aveugles s’élancer: le Japonais vainqueur, guidé par son coach depuis le sol et flirtant avec le sommet. Stupéfiant.
Des tractions et des pompes
Athlète unijambiste de 32 ans, la Française Lucie Jarrige a remporté son cinquième titre mondial. J’ai voulu savoir comment, malgré son handicap, elle était venue à l’escalade. «Je faisais de la natation et je voulais changer de sport, me dit-elle. Un grimpeur m’a encouragée à essayer l’escalade. Je lui ai fait remarquer que j’avais une jambe en moins. Il m’a répondu: «Ce n’est pas grave. Viens!» La semaine d’après, j’étais au pied d’un mur et j’ai tout de suite adoré. C’est un défi personnel. On ne se bat pas contre les autres, mais contre soi-même.»
Son secret? «Je fais des tractions et des pompes. Ce n’est pas très féminin, mais il faut bien compenser!» Son sourire ne m’a pas quitté.
Je suis frappé par le nombre de gamines présentes en tribune. «L’engouement est énorme chez les enfants, confirme Tobias Suter. Cela pourrait bien être le sport individuel majeur de la prochaine génération.» En mettant la montagne sous toit, on l’a offerte aux jeunes citadins. Ils en profitent. A-t-on dénaturé ce sport qui se pratiquait seul, à l’extérieur, à ses débuts? «Non. Je peux parfaitement entendre les arguments des puristes, mais moi, je constate que, grâce à son développement, je peux maintenant vivre de mon sport. Mais il va falloir accompagner l’essor actuel.»
Le Japon a fait de l’escalade un enjeu stratégique. Japan Airlines n’est pas un sponsor majeur par hasard. «En Suisse, on n’a pas cette mentalité, déplore Tobias Suter. Dans les sports individuels, dénicher des champions reste très aléatoire, sauf peut-être en athlétisme et en natation, parce que tous les gosses en font à l’école.» Si la Suisse veut retrouver les sommets en escalade, il faudra songer à emmener tous les élèves dans les parois, en salle.