- Un commentaire général devant cette Suisse et cette Europe qui se retrouvent en partie désemparées face aux conséquences de dépendance énergétique?
- François Marthaler: Je ne me réjouis pas, à titre personnel, de ce scénario. Mais il va au moins permettre de faire bouger les lignes. Cela fait plus de quarante ans que je répète, avec peu d’effets, le même plaidoyer en faveur d’une transition énergétique.
- Cette inertie nationale, continentale et même mondiale, c’est la faute aux lobbies des énergies fossiles et nucléaire? C’est presque un complot des milliardaires du pétrole et de l’uranium?
- Je pense que c’est plus grave que ça! (Rires.) Il y a depuis toujours des gens à droite qui pensent que seul le secteur privé peut gérer la société de manière intelligente et que le secteur public ne fait que des âneries. Cette vision caricaturale est profondément ancrée. Je n’ai pas cessé, durant mes dix années au Conseil d’Etat, de répéter: «Regardez! J’ai une moitié de collaborateurs qui viennent du secteur privé et une moitié d’entre eux vont y retourner. Dès lors, pourquoi le secteur public ne ferait-il pas aussi bien que le privé? Pourquoi décider que seules les entreprises peuvent résoudre des enjeux vitaux comme celui de l’indispensable transition énergétique?» Nous voyons aujourd’hui où ce mépris du service public nous a menés.
- Il risque notamment de mener des centaines d’entreprises à la faillite face à des factures d’électricité parfois décuplées. Vous étiez d’ailleurs conseiller d’Etat en 2009, lors de la création de ce marché libre accessible aux gros consommateurs.
- Oui, et je m’y suis toujours opposé. En tant qu’économiste, je pense que c’est un non-sens. A plus forte raison en Suisse, où la plupart des fournisseurs d’énergie sont en mains publiques. On joue à quoi? On veut évoluer comme la France où l’Etat finit par devoir subventionner des entreprises et des particuliers pour les aider à supporter les charges tout en encaissant de l’autre main les bénéfices d’EDF? Cette libéralisation est un non-sens total! Il aurait fallu que les pouvoirs publics s’engagent résolument, il y a longtemps, dans la transition énergétique au lieu d’être guidés par des bénéfices à court terme.
- Quels conseils donneriez-vous aux particuliers qui risquent de leur côté de voir leur facture d’énergie bondir de 50%?
- C’est difficile de répondre à cette question en raison de l’extrême diversité des situations personnelles et régionales. Ce que je crois en revanche, c’est que si les factures des ménages devaient exploser, l’Etat ne coupera pas à l’obligation de mettre en place des boucliers tarifaires.
- Dans ce pays majoritairement habité par des locataires, la maîtrise et le contrôle de sa propre consommation en chauffage par exemple n’est pas simple. C’est la démonstration que l’appel à la responsabilité individuelle a bon dos, non?
- Seuls les bâtiments récents ont des compteurs de chauffage individuels, en effet. Je discutais déjà de cela, il y a des années, avec des professionnels de l’immobilier. Nous avions évoqué l’idée du «loyer chauffé», c’est-à-dire un loyer fixe qui intègre le coût du chauffage. Cette idée n’a jamais pris car elle n’est pas simple à mettre en œuvre. Mais avec ce concept, le bailleur aurait eu tout intérêt à assainir au maximum sa propriété et rentabiliser son investissement. Mais nous voici en 2022 avec un parc immobilier qui gaspille une énergie énorme, avec des conséquences peut-être tragiques pour certains locataires.
- Vous-même, dans quelle configuration énergétique habitez-vous?
- Je vis en copropriété avec des voisins dans une petite maison de deux logements. Et notre chauffage fonctionne au… gaz! (Rires.) Nous allons donc prendre une grosse claque! Mon premier réflexe a été de commander auprès de notre bûcheron quatre stères de bois avant que le prix n’explose. Car nous avons deux poêles suédois qui permettent de limiter l’usage du chauffage central. Je précise quand même que cette maison de 1930 n’avait à l’origine que des cheminées comme chauffage. Comme quoi, à l’époque, on pouvait passer l’hiver sans avoir recours à des énergies fossiles. Mais aujourd’hui, si toute l’agglomération lausannoise se chauffait au bois, l’air serait irrespirable.
- Pas d’autre énergie renouvelable dans votre maison?
- Si, des panneaux solaires thermiques, qui produisent une partie de l’eau chaude. Ils assurent quand même 7% de la consommation totale d’énergie de la maison. Et nous avons installé des fenêtres à triple vitrage. J’ai calculé que leur taux de retour sur investissement sera de 15 ans.
- L’approvisionnement en gaz peut bel et bien stopper d’un moment à l’autre?
- J’imagine que oui. Tout comme on avait du mal à réaliser ce qui était en train de se passer au début du covid, cette crise énergétique risque de nous valoir des surprises, des états de stupeur.
- Mais les conséquences les plus pénibles viendraient bel et bien d’une pénurie d’électricité?
- Oui, tout tomberait en panne. Y compris les panneaux solaires photovoltaïques. Se passer de gaz, c’est imaginable. Se passer d’électricité, c’est impensable.