Elles s’appellent Liudmyla, Natalya et Inna. Elles viennent de Nijyn, de la banlieue de Kiev ou d’Odessa, la grande ville portuaire du sud de l’Ukraine. Ces mères de famille ont en commun d’avoir vu leur vie basculer au petit matin du 24 février 2022, aux premières heures de l’invasion russe à grande échelle.
Fuir ou rester au pays? Ces courageuses Ukrainiennes ont fait leurs bagages à la hâte, quitté leurs proches, leur appartement et leur vie d’avant. Avec leur enfant sous le bras, elles ont traversé, en voiture ou en train, la Pologne, la Roumanie, l’Allemagne pour arriver en Suisse sans savoir ce qu’il allait advenir d’elles. En Suisse, elles ont trouvé un toit, du soutien de la part des autorités et de la population. «Amicaux», «extrêmement gentils», «accueillants» et «jamais pressés» sont les mots qui reviennent le plus à la bouche de ces femmes pour décrire les Suisses.
La tête en Suisse, le cœur en Ukraine
Si toutes louent la beauté des paysages helvétiques et la propreté des transports publics, Liudmyla, Natalya et Inna n’ont jamais eu l’intention de s’installer durablement en Suisse. Après quelques mois d’une acclimatation pas toujours évidente – la barrière linguistique venant en tête des difficultés –, elles ont toutes décidé de rentrer au pays. Malgré la guerre, malgré les sirènes aériennes qui retentissent plusieurs fois par jour, les missiles et les drones russes qui menacent leur sécurité. «L’illustré» est allé les rencontrer dans cette Ukraine qu’elles chérissent.
«Ma sœur aurait souhaité nous voir rester avec sa famille à Bussigny»
Liudmyla Chentoroh, 47 ans, et Anna Chentoroh, 17 ans, Nijyn
«Tout s’est passé très vite. En moins de trois jours, la ville a été encerclée par les Russes. Avec ma fille, nous avons vécu dans une cave pendant un mois pour nous protéger des bombardements. Nous avons pris la décision de partir.»
Dans un restaurant de Nijyn, une ville de l’oblast de Tchernihiv, située à deux heures et demie de voiture au nord de la capitale, Liudmyla Chentoroh, 47 ans, déroule le fil des événements qui ont bouleversé sa vie et celle de sa fille adolescente Anna. D’abord réfugiées dans l’ouest du pays, les deux femmes se sont ensuite rendues à Varsovie, en Pologne. «Ma sœur est venue nous chercher et nous avons pris le train jusqu’en Suisse.» Sa sœur, c’est Maryna Zakrevska, la compagne d’Ihor Fedirko, le tenancier du restaurant ukrainien Le Sémaphore, à Lausanne, aujourd’hui fermé, Ihor étant reparti provisoirement en Ukraine pour défendre sa patrie.
Les deux Ukrainiennes logent chez le couple à Bussigny. Nous sommes à la fin mars 2022. «On pensait que la guerre allait se terminer rapidement et qu’on pourrait rentrer dans les 90 jours» (les ressortissants ukrainiens peuvent séjourner en Suisse pendant trois mois sans visa ni autorisation, ndlr), dit-elle en cherchant le regard de sa fille, assise silencieusement à côté d’elle.
Anna est scolarisée à Bussigny, prend des cours de piano avec une enseignante du Conservatoire de Lausanne et, en avril déjà, le gouvernement ukrainien ordonne à tous les fonctionnaires d’Etat de rentrer au pays. «J’ai posé mes vacances et des congés sans solde mais, le 1er juin 2022, il fallait que je sois de retour au travail. Et puis, Nijyn avait été libérée, ça avait du sens de rentrer à l’époque, même si autour de moi on ne comprenait pas vraiment mon choix.» Liudmyla se souvient d’une conversation avec une des traductrices de l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM). «Elle m’a dit: «Pourquoi tu ne restes pas ici? Tu es jolie, tu peux te trouver un mari», raconte la divorcée. Mais il était hors de question pour moi de rester pour ce genre de raison. Nijyn, c’est ma ville, ma terre natale.»
Et puis ce constat aussi: «Même si la Suisse est un pays magnifique, qu’on y a trouvé du soutien, la communication était très difficile car je ne parlais pas la langue. Nous aurions toujours été considérées comme des réfugiées.»
Pour Anna, bientôt 17 ans, la barrière linguistique a posé quelques problèmes, même si sa maîtrise du français impressionne: «Je souhaite aller à l’université. Ça aurait été très difficile pour moi de suivre un cursus en français.» L’adolescente tient à montrer le lycée dans lequel elle étudie aujourd’hui. Sur la façade du bâtiment orange délavé, deux plaques commémoratives frappées des portraits de deux anciens élèves du lycée, morts sur le front. Elle nous emmène au sous-sol. «Lorsque les sirènes s’enclenchent, ce qui arrive tous les jours, on vient se réfugier dans ce bunker qui a été aménagé en salles de classe afin qu’on puisse continuer à étudier.»
De quoi faire regretter à Liudmyla sa décision de quitter la Suisse? Les yeux de la quadragénaire se voilent. «C’est difficile à dire. Un peu, oui. En tant que maman, je me suis posé la question de l’avenir de mon enfant, si ça ne serait pas mieux qu’elle grandisse dans un pays en paix. Mais Nijyn a été libérée rapidement, je ne pensais pas que le conflit allait s’enliser de cette façon», se justifie-t-elle. Elle rit: «Ma sœur me dit que je suis bête. Elle aurait voulu que je reste à Bussigny.»
«J’ai très peur que mon mari soit mobilisé. Je sais que ça va arriver»
Natalya Pilestka, 50 ans, banlieue de Kiev
L’exil fait partie de l’histoire de Natalya Pilestka. Déjà en 2014, elle avait dû quitter Donetsk, dans le Donbass (est du pays), théâtre sanglant d’un conflit opposant séparatistes pro-russes et Kiev, prémices de l’invasion russe à grande échelle. Elle se souvient d’avoir pris le volant de sa voiture à 5 heures, un matin de juillet, avec sa sœur et ses chats, sous les tirs pour s’échapper et rejoindre son mari et Svitlana, sa fille de 8 ans, déjà à l’abri à Kiev. La famille se résout alors à vendre sa maison «pour un prix ridicule» à Donetsk, achète l’appartement dans lequel la quinquagénaire vêtue d’une «vychyvanka» – le vêtement traditionnel ukrainien – nous reçoit aujourd’hui et démarre une nouvelle vie en banlieue de Kiev.
Mais l’histoire se répète. Le 24 février 2022, à l’aube, Natalya reçoit un coup de fil de Pavlo, son époux, catastrophé, qui se trouvait à Genève pour le travail – il est majordome. «Je lui ai dit: «Laisse-moi au moins boire mon café», se remémore cette femme chaleureuse qui porte sa joie de vivre comme une armure face aux épreuves de la vie.
Avec sa fille, elles dorment dans le couloir de l’immeuble pour s’éloigner le plus possible des fenêtres susceptibles d’exploser sous les frappes russes. Irpin n’est qu’à 5 kilomètres. Le 6 mars, elles décampent. «Avec ce que j’ai vécu à Donetsk, je savais comment préparer une valise à la hâte», ironise-t-elle avant d’avouer avoir été terrifiée par les explosions: «En montant dans ma voiture, j’ai cru que la portière allait se désintégrer.
Après un long périple, Natalya parvient finalement à traverser la frontière avec sa fille et ses deux chats. Son mari, resté à Genève, vient les chercher en Roumanie et les ramène en Suisse. L’entreprise qui emploie ce dernier leur trouve un logement et la famille s’installe à la Servette.
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Ses premières impressions sur la vie en Suisse? «J’ai adoré les transports en commun toujours propres et les gens jamais pressés, répond-elle. J’ai aussi beaucoup aimé votre façon d’échanger quelques mots avec les caissières même si une file d’attente se forme derrière vous. Et votre manière de dire bonjour à tout le monde», s’amuse-t-elle.
Mais l’acclimatation se révèle difficile. La barrière de la langue, d’abord. «J’avais l’impression de ne rien comprendre.» Le quotidien suspendu, aussi. «Quand tu n’as plus de maison et que tu ne sais pas ce que tu vas devenir, c’est compliqué de se projeter. Ma tête et mon cœur étaient restés en Ukraine.» Les larmes coulent. «On voulait juste rentrer chez nous.»
Svitlana, âgée de 18 ans, est scolarisée à l’Ecole de culture générale. «Elle était la seule Ukrainienne dans sa classe, ça a été dur au début mais elle s’en est sortie. Svitlana a adoré vivre à Genève.»
Son mari enchaîne quelques contrats mais peine à trouver un travail stable. Natalya connaît des problèmes de santé. Alors, après six mois en Suisse, la famille décide de rentrer. «Nous aurions dû laisser notre fille en Suisse mais nous n’en avions pas les moyens», regrette-t-elle.
Avec le recul, elle se dit qu’ils auraient mieux fait de rester car une menace plane sur la famille. Pavlo, 50 ans, a l’âge d’être mobilisé. S’il a été exempté en raison de problèmes cardiaques, la situation est volatile. Cinq cent mille hommes supplémentaires pourraient être appelés à rejoindre les forces armées. «J’ai très peur, confie Natalya. Je sais que ça va arriver.» Une semaine après notre entretien, elle nous écrit: «Mon mari a été mobilisé.»
«Les sirènes, les drones, les missiles. C’est une drôle de vie mais on fait avec ce qu’on a»
Inna Solovyova, 41 ans, Odessa
«En Suisse, j’étais en mode survie. Je me levais, je mangeais, je cuisinais, je marchais. C’est tout. J’ai voyagé un peu, c’était mon seul plaisir. Je voulais rentrer à la maison car mon copain – mon ex aujourd’hui – me manquait et que je me faisais beaucoup de souci pour lui. J’avais peur qu’il meure dans un bombardement ou qu’il soit mobilisé sur le front.»
L’histoire d’Inna Solovyova ressemble à celle de milliers d’Ukrainiennes et d’Ukrainiens. Un réveil en panique le 24 février 2022 dès les premières heures de l’invasion russe, un départ en trombe dans l’espoir de sauver sa vie et celle des siens. «J’ai conduit pendant cinq jours. Et je suis arrivée à Lausanne chez des connaissances. C’était hyper-stressant, je ne savais pas ce que je faisais, je n’avais pas de plan. Je savais juste qu’ils pourraient m’aider», raconte cette brune dans un anglais parfait.
En moins de deux semaines, elle trouve un logement chez l’habitant. Au domicile d’un retraité belge à Lausanne qui a accepté de les accueillir, elle et sa fille de 12 ans, Arina. «J’ai eu beaucoup de chance. Nous vivions dans un bel appartement, avec chacune notre chambre. Même si la cohabitation avec un inconnu n’est jamais facile. Nous lui en sommes très reconnaissantes.»
Une sirène retentit. Dans son bel appartement d’Odessa, aux grandes fenêtres vitrées qui laissent entrevoir au loin la mer Noire, cette férue de course à pied reste imperturbable. Elle consulte son téléphone. «Un canal Telegram nous prévient du danger, explique-t-elle. On sait, par exemple, quelles zones de la ville sont survolées en ce moment par des drones Shahed chargés d’explosifs. C’est tout bon, là.» Elle reprend le fil de la conversation. «A Lausanne, je n’ai pas cherché du travail tout de suite. Je survivais. J’avais droit à quelques aides car au bénéfice du statut S. Nous recevions 750 francs par mois pour ma fille et moi. Et nos assurances maladie étaient prises en charge.»
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Grâce à ses voisins lausannois, sa fille intègre une école privée internationale où l’on parle anglais. «Arina était très stressée, elle ne comprenait pas grand-chose mais au bout d’un mois, elle a pu commencer à communiquer.»
Les activités professionnelles d’Inna reprennent. Elle s’occupe de placer des publicités sur des canaux Telegram. «Un job que je peux faire à distance, mais ce que je gagne en Ukraine ne me permettait pas de vivre décemment en Suisse.» Elle se souvient d’avoir «halluciné» quand elle a découvert les prix. «Tout est tellement cher, il fallait que j’arbitre entre un produit et un autre. Heureusement, au début, les transports publics étaient gratuits pour les Ukrainiens, on a pu visiter le pays. Et ensuite, on s’est débrouillés avec des billets dégriffés.»
Après six mois à Lausanne, Inna décide de rentrer à Odessa. «Si j’avais voulu rester en Suisse, j’aurais dû prendre un autre emploi, en plus du mien. Honnêtement, avec mon parcours et mes qualifications, je n’avais pas envie d’aller bosser chez McDonald’s. J’ai un certain niveau de vie en Ukraine. Je peux me permettre d’aller dans les restaurants, d’avoir un abonnement au fitness et d’acheter des produits de bonne qualité.»
Si, en juillet 2023, Odessa a été durement frappée par des missiles russes, Inna ne regrette pas d’être revenue chez elle. «Après Lviv, Odessa est la deuxième ville la plus sûre du pays. Bien sûr que c’est dangereux, mais on s’informe sur Telegram pour être prévenus de l’arrivée de missiles ou de drones.» Elle sourit: «C’est une drôle de vie mais on fait avec ce qu’on a.»