Elles sont trois et elles nous attendent dans une belle maison des hauts de Sion. Elles se sont préparées, elles regardent droit dans les yeux et l’on perçoit chez elles une communion, une forme de détermination que leur destin commun a scellée, comme si elles s’étaient reconnues dans la foule des jours et que l’hôtesse des lieux et écrivaine Béatrice Riand explique ainsi: «Avec certaines personnes qui ont vécu des épreuves, on se regarde et on sait. Même si on se plaque un masque mondain sur le visage, il y a une sororité, une évidence.»
La première, Sarah Briguet, a déboulé en trombe dans ce magazine un après-midi de l’hiver 2021. Elle y était apparue presque trente ans plus tôt en Miss Suisse romande puis en Miss Suisse éternellement souriante, elle y est revenue en femme qui souffre, pour dire ce qu’elle n’avait jamais exprimé et qui avait torpillé sa vie: les abus sexuels perpétrés par son père quand elle avait de 5 à 13 ans, la chape du silence, le dégoût d’exister et l’impression de traîner à ses basques une petite fille en mille morceaux. L’année suivante, elle en a tiré un livre, «Miss à mort», dont la couverture la représentait en squelette coiffé d’une couronne. Or Sarah n’est plus seule. Largement médiatisée, sa parole a libéré des souffrances cachées chez un nombre de gens, femmes et hommes, qu’elle n’aurait jamais imaginé. «Pas un jour sans que je reçoive le témoignage de quelqu’un, s’en étonne-t-elle aujourd’hui. Mais ces personnes ajoutaient souvent que j’avais de la chance qu’on m’ait écoutée juste parce que j’étais un peu connue.»
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Elle en était là de cette envie de dire les histoires des autres quand elle a lu une critique de Béatrice Riand sur son livre. Elle y a trouvé une justesse de ton et une profondeur qui l’ont bouleversée. Peut-être aussi parce que cette professeure de littérature valaisanne aux bouillonnements catalans, son autre patrie, a vécu son lot de douleurs; selon un processus de destruction comparable à celui que Sarah a vécu, elle a été harcelée pendant près de cinq ans par un supérieur hiérarchique. Cette traversée d’un enfer, elle l’a raconté dans un livre brûlant, «J’aurais préféré Baudelaire heureux». Alors Sarah a choisi Béatrice, touchée quant à elle de trouver chez l’ex-Miss «une vie de souffrance avec un corps qui criait et personne qui entendait, même pas elle».
Elles se sont mises au travail il y a environ une année. Elles ont choisi un endroit neutre, y ont installé une ambiance rassurante et posé du chocolat à profusion sur une table, pour la douceur. Huit personnes, six femmes et deux hommes, se sont succédé là. Sept d’entre eux ont été victimes d’abus sexuels pendant leur enfance puis ont subi cette dictature du silence qui, selon Sarah, «prend une place tellement énorme qu’il détruit tout à l’intérieur de soi». La huitième a vu son mari faussement accusé d’inceste, ce qui a fait de leurs enfants des victimes tout aussi traumatisées que s’ils avaient réellement souffert d’abus de la part de leur père.
Des séances et des pleurs
Pour les écouter, elles ont établi quelques règles du jeu, un peu dans l’esprit de «Shoah», le documentaire de Claude Lanzmann sur les rescapés des camps de concentration. Ne pas poser de questions, s’abstenir de guider, ne pas craindre les silences. Ces séances, qui ont pu durer jusqu’à six heures de suite, parfois emplies de pleurs, débouchent aujourd’hui sur un livre intense, un livre d’écrivain. «Je n’ai pas voulu lire des ouvrages sur l’inceste mais j’avais lu celui de Camille Kouchner (publié en janvier 2021, cet ouvrage raconte l’inceste commis sur son frère jumeau par son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, ndlr), parce que c’était littéraire. Je suis convaincue que la forme aide à rendre lisible ce qui est indicible.» Quant au rythme de l’écriture, ciselé et haletant, il vient sans doute d’une enfance bercée par la musique, avec une mère pianiste. Il était de plus exclu que le propos flirte avec les situations crues, la curiosité malsaine. Il s’agissait de faire comprendre le phénomène, «ce meurtre psychique, cette bombe nucléaire» qu’est l’inceste.
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Abusé par son grand frère
On y croise des histoires violentes. Cette femme violée enfant par son père, un notable respecté, devant une mère mutique qui ne connaît que «les quatre murs de sa cuisine et ses deux mains qui épluchent». Cette autre qui, à l’âge de 3 ans, explique à sa grand-mère que «papa me fait de drôles de choses, des choses qui ne se font pas, des choses que je n’aime pas», et dont l’aveu parviendra à faire arrêter ce père mais pas à le faire condamner, malgré les expertises psychologiques. D’autres récits poignants, tel cet homme issu du terroir et abusé pendant près de cinq ans par son grand frère, la première fois à 7 ans dans la remise à bois de la ferme, et qui cherche aujourd’hui à témoigner de toutes ses forces, comme Sarah et les autres, pour peut-être sauver une âme perdue, «même une seule». Dans chaque cas, on saisit combien l’inceste est différent du viol, parce que la victime est confrontée à une partie d’elle-même qui l’agresse. Bien que, de l’avis des deux auteures, «les salauds n’ont aucun questionnement», elles ont même tenté de recevoir un abuseur, pour «comprendre et faire une meilleure prévention». Ils ont tous décliné, certains au dernier moment.
Ces histoires qui défilent, tous âges et classes sociales confondus, disent l’universalité et l’ancienneté du plus grand tabou de l’humanité. «Les chiffres de l’inceste sont impressionnants, confirme Béatrice Riand, et ce n’est que le dessus de l’iceberg. Dans nos écoles, il y a des gamins massacrés. On le sait, on agit, oui, mais pas assez, on tolère. Même si cela a toujours existé, on préfère ne pas voir cette réalité. On n’intervient pas dans la famille, c’est la matrice de la société. Les conséquences ne sont pourtant pas que psychiques: elles sont physiques, économiques. C’est un gâchis sur le plan social, un réel problème de santé publique.» Il manque des structures simples et solides qui permettent à des gamins de venir dire spontanément qu’ils vivent des choses horribles chez eux. Les deux femmes disent y penser; elles croient pour l’heure aux mots qui circulent, aux articles, aux livres.
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«J’ai fait le deuil de mes parents vivants»
Sarah Briguet avance donc sur sa route. Malgré la prescription de ses actes, son père a été condamné et vit dans la région valaisanne, sans qu’elle ait aucune nouvelle de lui ou de sa mère. «J’ai aujourd’hui fait le deuil de mes parents vivants, c’est particulier. Si je tombais sur eux, je n’ai aucune idée de la réaction que j’aurais. Je vis dans le réel et des thérapies existent, on doit le savoir.»
A l’adresse de leurs invités, avant de les écouter, les deux femmes ont eu une seule demande. Elles les ont priés de trouver une raison qui les avait aidés à tenir et faisait d’eux ces survivants. Certains ont ainsi cité l’art, la famille, la montagne, un procès à gagner. De quoi laisser espérer que c’est la vie qui l’emporte.
>> A lire: «Ces gens-là», par Béatrice Riand, préface de Sarah Briguet, postface d’Yves Gaudin (Ed. Slatkine).
Jung Ja Yoon: «Ce livre, c’est la reconnaissance de toute une vie»
Arrivée en Suisse à 6 ans de Corée pour être adoptée par un couple romand, Jung Ja Yoon, ou Nadine, témoigne pour la première fois des abus de son père. Elle dit combien on ne l’a pas crue.
- Comment vous appeler, Jung Ja Yoon ou Nadine?
- Jung Ja Yoon, c’est important pour moi. Même si le prénom de Nadine n’est pas douloureux, il me renvoie à mon enfance. Je reprends mon identité coréenne première, que j’ai longtemps niée. Je dessine sous ce nom et je veux que mon côté artiste ressorte.
- Que signifie ce livre pour vous?
- Le livre de Sarah Briguet a été un déclencheur pour moi; il m’a enlevé un poids énorme. Puis qu’une inconnue me croie et écrive mon histoire aussi intensément, c’est la reconnaissance de toute une vie.
- Comment viviez-vous pendant votre enfance ?
- Nous étions comblés de jouets, les autres enfants nous enviaient. J’avais des poupées qui parlaient ou une machine à coudre à pile. Nos parents nous faisaient bien comprendre, à mon frère et à moi, qu’ils s’étaient sacrifiés pour nous. L’enfant n’a pas d’autre choix que de subir.
- Que s’est-il passé?
- D’abord, je ne comprends pas. J’ai 7 ans et je crois que cette affection physique est quelque chose de normal. Dans l’inceste, il n’y a pas de coups; la violence passe par les caresses de mon père, qui reviennent et créent un malaise. Puis dès le premier viol, à 13 ans, il y a la peur, sans cesse.
- Avez-vous tenté d’en parler?
- Une fois, vers 15 ans, à une tante d’un autre village qui a voulu éviter le scandale. Dans ma localité, on allait à l’église le dimanche et presque tout le monde avait côtoyé le bourreau. On le voyait sous l’angle du frère, de l’ami, du voisin. Cet homme rendait des services, invitait chez lui. Je me suis heurtée à une forme de lâcheté, de déni. Le jour où ma tante m’a dit de me taire, j’ai compris que j’étais seule. Ce fut une rupture de plus, après celle de mon adoption. Quant à ma mère adoptive, elle s’est montrée très dure, m’a traitée comme si je n’existais pas. Mais ma présence lui servait: elle n’avait plus besoin d’accomplir le devoir conjugal.
- Quelles conséquences pour vous?
- Même si on ne voit rien sur moi, il faut déceler ce que chaque sourire peut cacher. Mon frère, lui, s’est suicidé. Enfant, s’il hurlait la nuit, je pensais qu’il faisait des cauchemars. Plus tard, j’ai réalisé que, quand j’arrivais dans sa chambre, mon père était déjà là… Le sens de la manipulation de celui-ci était tel qu’il nous a montés l’un contre l’autre, nous ne communiquions pas. Un psy m’a expliqué que de tels actes étaient encore plus honteux pour un garçon. Trop difficiles à exprimer, même à sa sœur. Peu après son suicide, c’est moi qui suis tombée gravement malade.
- Le fait d’avoir été adoptée, c’est encore plus grave?
- Nous sommes beaucoup dans ce cas. Avec un fond judéo-chrétien: on sauve des enfants de la misère, on les gâte et puis...
- Comment grandir?
- On s’attire des compagnons de route qui correspondent à notre vécu. Si je suis partie dans d’intenses recherches pour m’en sortir, c’est par culpabilité vis-à-vis de ma fille, qui a 33 ans. Ces enfants ont des mères traumatisées qui ne sont pas dans la joie de vivre, pour qui le monde est dangereux. Elles n’ont pas de justesse dans leurs relations. Ma fille, soit je l’étouffais, soit l’inverse. Avec le recul, elle est la personne que j’admire le plus au monde.
- Avez-vous encore des flashs?
- Je peux avoir une scène, une image, mais j’ai cette chance d’avoir été bien suivie et de m’être beaucoup documentée. Si je ne vais pas bien, j’identifie et j’ai le réflexe d’aller vers la beauté, celle dans mon cœur.