A la gare Cornavin, on l’aperçoit au loin. Anne Mahrer, 70 ans et des poussières, trotte comme une adolescente sur les quais, avec l’empressement de celle qui sait qu’elle a rendez-vous avec l’histoire. Car le lendemain matin, la coprésidente de l’association des Aînées pour la protection du climat sera auditionnée à Strasbourg, à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Un procès très attendu dont le verdict pourrait bouleverser les politiques climatiques de toute l’Europe.
Dans le wagon-restaurant, cette «retraitée non pratiquante», chevelure grisonnante coupée à la garçonne, semble sereine malgré l’importance de l’enjeu. Depuis 2016, elle livre, avec l’association composée de plus de 2000 retraitées âgées en moyenne de 73 ans, un combat acharné pour faire reconnaître l’impact de l’inaction climatique de la Confédération sur la santé des femmes âgées.
Quatre aînées, dont Anne Mahrer et Maryelle Budry, 80 ans, également du voyage, ont porté plainte individuellement. Elles reprochent au gouvernement suisse de porter atteinte à leurs droits à la vie et à la santé en ne les protégeant pas suffisamment du réchauffement climatique. Sirotant son café, l’ancienne conseillère nationale verte (2013-2015) revient sur la genèse de cette action judiciaire entamée en 2016. «En Suisse, les recours collectifs sont difficiles. Il a donc fallu créer une association de personnes particulièrement vulnérables au réchauffement climatique – les femmes âgées – pour mener une action sur le plan juridique. C’était notre porte d’entrée.»
«C’est énorme!»
Déboutées tour à tour par le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC), puis par le Tribunal fédéral en 2020, l’association ainsi que les quatre plaignantes ont porté l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme. Avec succès. «En mars 2021, la cour nous a écrit pour nous informer que notre requête était considérée comme prioritaire. C’est énorme!» s’extasie Anne Mahrer, avant de poursuivre. «En 2022, notre requête a été renvoyée à la Grande Chambre et ses 17 juges, réservée à des procédures exceptionnelles. Tout simplement incroyable.» Pour la première fois de son histoire, la CEDH examinera une affaire qui concerne le réchauffement climatique en lien avec les droits fondamentaux.
Une première qui a suscité une attention exceptionnelle des médias, massés en nombre dans le hall de la gare de Bâle pour accueillir les héroïnes du jour. L’occasion pour ces dernières de répondre aux nombreuses interviews entre deux correspondances et de retrouver d’autres militantes venues de toute la Suisse. La Tessinoise Norma Bargetzi, âgée de 68 ans, en fait partie. Depuis quelques jours, elle répond avec entrain aux nombreuses sollicitations et semble tout à fait étourdie par cette attention nouvelle. «Ce matin, j’ai reçu des messages de mes amis pour me féliciter de mon passage à la radio. Je suis très fière de voir la résonance de notre action. C’est une grande surprise, je ne m’y attendais pas!» s’exclame celle qui n’en est pas à sa première action. En 1975 déjà, elle se mobilisait pour empêcher la construction d’une centrale nucléaire à Kaiseraugst, en Argovie.
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Mais l’heure tourne et le train pour Strasbourg s’apprête à quitter le quai. Même les grèves de la SNCF tant redoutées avec les nombreuses annonces de suppressions de trains ne se mettront pas en travers du chemin des Aînées. Dans le wagon, l’ambiance est festive. On échange en italien, en suisse-allemand et en français. On rit et on chante à peu près juste! Un peu en retrait, à l’arrière du wagon, François-Régis Mahrer, le mari d’Anne, observe ce joyeux spectacle d’un œil amusé et surtout admiratif. «On ne savait pas si cette action judiciaire allait fonctionner ou non. Mais moi, j’y ai cru tout de suite!» Il couve sa femme du regard. «Ça ne m’étonne pas du tout d’elles. Les tribunaux suisses ont fait une grande erreur en les déboutant. Elles ne lâcheront jamais.»
Tension palpable
A Strasbourg, les Aînées se sont réveillées à l’aube. Nous les retrouvons à 7 h 30 le mercredi matin devant l’imposant bâtiment de la CEDH, sous un ciel gris mais dans une ambiance électrique. Rejointes par des militants de Greenpeace – organisation qui soutient financièrement leur action judiciaire –, elles font face aux médias encore plus nombreux que la veille, tenant deux banderoles sur lesquelles sont inscrits les slogans «Justice climatique» et «Aînées pour le climat». Juste avant de passer les portiques de sécurité, la tension est palpable, comme en témoigne Stefanie Brander, une élégante sexagénaire lausannoise d’origine bernoise, qui a rejoint le mouvement en 2021. «Je suis tendue, cette effervescence est impressionnante, confie cette ancienne cheffe du Bureau de l’égalité de l’Université de Lausanne. Quoi qu’il advienne, cette journée sera historique! Si la CEDH vient à nous donner raison, les gouvernements européens devront s’aligner sur la nouvelle jurisprudence et seront tenus de renforcer leurs mesures pour freiner la crise climatique.»
Face à 17 juges
Dans la majestueuse salle d’audience, les quatre plaignantes prennent place aux côtés de leurs cinq avocats. A 9 heures, une sonnerie retentit et une voix annonce: «La Cour.» Les 400 personnes présentes dans l’assistance se lèvent et les 17 juges font leur entrée. Rapidement, la parole est donnée aux deux représentants du gouvernement suisse – Alain Chablais, de l’Office fédéral de la justice, et Franz Perrez, l’ambassadeur suisse pour l’environnement –, qui évoquent «un procès d’intention». Lors de son intervention, Alain Chablais énumère les actions prises par les autorités helvétiques pour lutter contre le changement climatique et argue que «la Cour n’est pas le lieu où se décident les politiques nationales du climat». Il conteste aussi le statut de victimes des femmes seniors: «D’autres personnes sont vulnérables face au réchauffement climatique, comme les femmes enceintes ou les enfants en bas âge.» Alain Chablais estime que la convention ne prévoit pas une garantie de protection générale et que les requérantes n’ont pas démontré de lien de causalité entre l’inaction de la Suisse et les atteintes à leur santé.
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Des arguments irrecevables selon Jessica Simor, l’avocate britannique des Aînées pour le climat, qui prend à son tour la parole. «La chaleur tue les femmes de plus de 65 ans», assène-t-elle, avant de rappeler que le réchauffement climatique en Suisse est plus élevé que la moyenne mondiale, avec 2,1°C au lieu de l’objectif de 1,5°C préconisé par les experts. Pour l’avocate, la Cour se doit de traiter cette problématique car «le monde n’a jamais connu une menace d’une telle ampleur pour les droits humains». Son confrère Mark Willers pointe du doigt les manquements des autorités helvétiques. «La Suisse n’a aucune excuse. Si un pays aussi riche ne fait pas sa part, quel espoir avons-nous que d’autres réussissent à répondre au défi auquel nous faisons face?» Le verdict ne se sera pas rendu avant plusieurs mois, mais les Aînées sortent de la salle d’audience le sourire aux lèvres et sous les acclamations et applaudissements des militants venus les soutenir.
Une fois dehors, nous retrouvons une Anne Mahrer émue, emmitouflée dans sa doudoune bleu marine. «Nous sommes très fières. Nous, les Aînées, nous avons ouvert la voie à la Cour pour le climat et les droits fondamentaux. Les juges nous ont vues et nous ont entendues. A eux de faire le job, puisque le gouvernement ne le fait pas.» Et si la Cour venait à leur donner tort? «On continuera, conclut-elle. Evidemment qu’on continuera.»