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Ces amateurs de faits divers qui déterrent les «cold cases»

Les affaires anciennes non classées ont toujours passionné le public. Mais grâce aux outils numériques, il est possible de refaire l’enquête depuis son fauteuil de bureau, et de plus en plus de fans s’improvisent détectives. Ces nouveaux Sherlock Holmes échafaudent toutes sortes de théories et deviennent les vedettes de séries documentaires, chaînes YouTube, podcasts... L’assassin court toujours? Eux aussi!

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Cold case, des amateurs sur la piste des crimes non élucidés

Grâce aux outils numériques, il est possible de refaire une enquête depuis son fauteuil de bureau, et de plus en plus de fans s’improvisent détectives.

Amina Belkasmi
carré blanc
Julie Rambal

En 1969, le tueur du Zodiaque terrorise les Etats-Unis en assassinant des victimes au hasard. Pervers, il nargue les autorités en leur adressant des messages cryptés. Quatre au total. Cette année-là, un couple d’Américains réussit à déchiffrer le premier code, glaçant: «J’aime tuer, c’est tellement amusant.» Le deuxième cryptogramme du meurtrier jamais arrêté ni identifié ne révèle ses mystères qu’en décembre 2020, grâce aux efforts conjoints d’un mathématicien et de deux ingénieurs: «J’espère que vous vous amusez bien à essayer de m’attraper […] Je n’ai pas peur de la chambre à gaz, car elle m’enverra plus vite au paradis.»

La médiatisation de cette nouvelle résolution incite le polytechnicien Fayçal Ziraoui à se lancer à son tour dans la course au décryptage. Il affirme désormais avoir déchiffré les deux dernières énigmes et raconte l’aventure dans «L’affaire du Zodiac» (Ed. Robert Laffont). L’un des cryptogrammes est censé révéler le lieu où le tueur envisageait de faire exploser un bus scolaire, l’autre son identité. «Je ne prétends pas avoir résolu l’affaire, nous précise-t-il, mais j’amène une théorie qui semble plausible pour moi et les spécialistes en cryptographie que j’ai interrogés. Cette piste est d’autant plus plausible que ce n’est pas un suspect nouveau, et que c’est en travaillant sur les codes, et non l’inverse, que je suis tombé sur lui. Mais elle implique des vérifications matérielles de la part du FBI, qui ne m’a pas encore répondu.» Il n’aura fallu que quelques clics pour récupérer le dossier criminel du Zodiac, tout est en ligne.

En surfant, Fayçal Ziraoui a surtout découvert un monde sous-terrain: la communauté des «websleuths», ces détectives du web s’acharnant à résoudre toutes sortes d’enquêtes au point mort. Et pas toujours hospitaliers: «Quand j’ai contacté certaines personnes qui traquent le Zodiac depuis vingt ans pour qu’ils donnent leur avis sur mes pistes, je me suis heurté au silence. J’ai compris que j’arrivais dans un écosystème assez structuré, avec des communautés créées par des gens qui ont déjà leur propre théorie. C’est un écosystème où il y a pas mal de rivalités, avec deux, trois sites qui font référence rien que sur l’affaire du Zodiac, et des «experts» qui se côtoient depuis longtemps en essayant d’imposer leur point de vue ou de monnayer leur expertise. Et puis il y a des citoyens lambda qui, comme moi, voient passer une info ou un film et finissent par atterrir là.»

La fascination pour le true crime n’est pas neuve, les récits de meurtres remplissent les journaux depuis qu’ils existent mais, à l’ère numérique, de plus en plus de fans s’improvisent limiers et partagent leurs trouvailles sur les groupes Facebook et plateformes dédiées. Websleuths, mastodonte anglophone du genre, comptait 250 membres en 2004. Depuis, elle abrite 200 000 fidèles et 16 millions de messages. Tricia Griffith, son administratrice, affirme avoir échappé de justesse au tueur en série Ted Bundy à l’adolescence, mésaventure à l’origine de sa ferveur à pister des meurtriers.

Coldcase

Mary Elizabeth Braddon: Cette romancière britannique, reine des best-sellers durant l’ère victorienne, a instauré la première tous les codes littéraires du polar. Dans ses «romans à sensation», elle a surtout développé les premiers personnages d’enquêteurs amateurs, qui donneront ensuite naissance à Miss Jane Marple, d’Agatha Christie, ou Sherlock Holmes, d’Arthur Conan Doyle.

Wikipedia Commons

La série documentaire «Don’t Fuck With Cats» (Netflix) rend gloire à ces enquêteurs zélés. Au départ, une communauté d’internautes s’indigne devant les vidéos de torture de chats postées par un mystérieux pervers. La traque commence, jusqu’à l’identification et à l’arrestation de Luka Magnotta, passé entre-temps aux victimes humaines et surnommé le dépeceur de Montréal. Depuis, certains se demandent si l’obsession du groupe dédié à Luka Magnotta n’a pas flatté son narcissisme, le poussant à l’escalade. Qu’importe, les détectives amateurs cartonnent sur YouTube, en podcasts et en docuséries, au point que la plateforme Hulu a produit une série hilarante parodique, «Only Murders in the Building» (visible sur Disney+).

La célèbre fait-diversière française Patricia Tourancheau connaît bien cette communauté, qui entre régulièrement en contact avec elle. «Des fans d’enquêtes, j’en ai croisé des tonnes, mais les réseaux sociaux donnent de l’ampleur au phénomène et, aujourd’hui, c’est devenu le hobby de pas mal de gens, qui passent tout leur temps de loisir à mettre bout à bout chaque élément à leur disposition», constate-t-elle.

Sur l’affaire Grégory Villemin, petit garçon retrouvé ligoté et noyé en 1984 dans les Vosges, elle salue notamment le travail de l’administrateur d’un groupe Facebook de 15 000 membres: «Il est entré en contact avec les avocats, s’est débrouillé pour récupérer les éléments de l’enquête, avant de faire un vrai travail de perspective, tout en recadrant et en calmant sa communauté», poursuit la journaliste.

Sur l’affaire du Grêlé, tueur en série identifié récemment, quelques enquêteurs amateurs l’ont de nouveau bluffée. «Certaines victimes se sont même adressées à eux quand on ne savait pas ce que la police faisait. A un moment, ils ont également eu dans le collimateur un formateur de sapeurs-pompiers, piste que la brigade criminelle a creusée. Ils peuvent donc être utiles. Mais il y a aussi tout un tas d’illuminés, qui débarquent avec leur pendule ou rédigent des mémoires entiers autour de déductions hasardeuses faites d’analogies autour de noms ou autres. Et il est rare que la police criminelle tienne compte de leurs pistes, car ça pollue surtout l’enquête.»

Doctorante à l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne, Giulia Cinaglia fait sa thèse sur les «cold cases», pour laquelle elle a interrogé la police dans plusieurs pays, de la Suisse au Canada, en passant par la France. A ses yeux aussi, l’impact des détectives amateurs reste faible. «Ce type de source n’a jamais été évoqué pour justifier la réouverture d’un «cold case» lors de mes entretiens, car les informations apportées sont généralement peu fiables ou exigent un travail de validation chronophage, relate-t-elle. Si on parle simplement de la découverte de nouveaux témoignages, par exemple, la police va devoir s’interroger sur leur fiabilité et l’influence de toutes les informations déjà révélées au fil des années. Pour relancer une enquête, elle préférera toujours se fier à des éléments factuels tels que la découverte de nouvelles traces, ADN ou autres. Les amateurs sont relativement de bonne foi, mais ils mènent des recherches à partir des représentations médiatiques d’une enquête qui simplifient à l’extrême le travail policier.»

Cette frénésie investigatrice peut d’ailleurs nuire. En 2013, le web s’était enflammé pour trouver l’auteur des attentats du marathon de Boston, en décortiquant les photos de l’événement. Quand les internautes s’étaient mis à harceler leur suspect, un étudiant innocent, la police était intervenue. «Certaines personnes se retrouvent parfois identifiées comme de potentiels suspects et noyées de messages de menace, sans pour autant avoir été déclarées coupables. Et le fondement même de la justice, qui est «innocent jusqu’à preuve du contraire», se retrouve alors renversé dans le cadre de ces enquêtes citoyennes, avant même que les personnes aient pu être jugées», prévient Giulia Cinaglia.

La nouvelle vedette canadienne du «true crime», Victoria Charlton, se sent néanmoins utile. Après une chaîne YouTube et des livres sur de grands «cold cases» (Gardez l’œil ouvert, Ed. de l’Homme), elle vient de boucler une série télé sur des disparitions québécoises irrésolues. En se focalisant sur la recherche de personnes, tout en profitant de sa visibilité et de son réseau, elle a su attirer l’intérêt des autorités: «Le plus gros avocat criminaliste du Québec m’a contactée pour me demander de faire des vidéos sur des cas, en pensant que cela donnerait peut-être un coup de pouce aux enquêtes. Après avoir parlé à des familles, la police m’a aussi demandé deux fois si j’avais des pistes intéressantes. Mais il est vrai que certains youtubeurs ne sont pas respectueux», confie celle qui observe aussi chaque jour les effets du «missing white woman» syndrome (le syndrome de la femme blanche disparue). «Selon l’origine, le sexe, l’âge, l’apparence et le milieu social de la victime, le public s’intéressera plus ou moins à l’affaire. Je peux malheureusement le constater avec la variation du nombre de vues de mes vidéos.»

Aux Etats-Unis, de nouveaux détectives ont rejoint l’appel en combinaison néoprène. Les «scuba-diving sleuths» (plongeurs limiers) sondent les eaux à la recherche d’épaves de voitures et des disparus qu’elles abritent. Et la police est ravie d’échanger avec eux. «En Suisse et dans les pays où l’enquête est menée par le procureur ou le juge, il existe un secret de l’instruction et il est rare de faire appel à la population, sauf dans le cas d’enlèvement. Mais dans certains pays comme les Etats-Unis ou le Canada, il y a un autre type d’approche vis-à-vis de la population. La Sûreté du Québec dispose par exemple d’un page web qui recense plusieurs affaires non élucidées, invitant le public à donner les informations dont il dispose», précise Giulia Cinaglia.

Propre à chaque nation, la prescription de l’infraction explique aussi pourquoi les détectives amateurs sont plus ou moins actifs. «En France, tout nouvel acte d’enquête peut repousser la date butoir, qui reste en revanche fixe en Suisse. On a trente ans pour résoudre une affaire si la peine encourue est l’emprisonnement à vie. Sinon, c’est encore moins», détaille Giulia Cinaglia. L’affaire Silvia est ainsi prescrite depuis 2018. La jeune fille avait été retrouvée dévêtue et mutilée au pied des falaises de Saint-Jean, à Genève, en 1988. «Quand bien même on retrouverait la personne responsable de sa mort, elle ne pourrait pas être jugée pour ses actions», conclut la chercheuse. La fièvre enquêtrice ne passera pas par la Suisse.


«On ne pourra jamais refaire la scène de crime»

Quentin Rossy, professeur en analyse criminelle à l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne, raconte la réalité d’une enquête.

Quentin Rossy

Quentin Rossy, professeur en analyse criminelle à l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne.

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- Comment expliquez-vous l’engouement pour les «cold cases»?
- Quentin Rossy:
Il s’agit de crimes graves et non résolus, et l’exception intéresse toujours les gens. Mais cet engouement peut avoir des effets néfastes, comme dans l’affaire du prétendu sadique zoophile. En 2005, en Suisse, puis plus tard en France sur le même genre d’affaire, des milliers de personnes ont tenté de contribuer, via les réseaux sociaux, à la traque d’une personne qui tuait et mutilait des animaux. Le portrait-robot d’un suspect potentiel a même été diffusé. Or la démarche scientifique d’enquête a démontré qu’il s’agissait souvent de morts naturelles d’animaux, dont les cadavres étaient ensuite certainement dévorés par d’autres animaux.

- En s’improvisant détective, a-t-on néanmoins des chances de résoudre une affaire?
- Il y a des cas où ces détectives amateurs ont réussi, et l’on trouvera toujours un exemple qui a marché. Mais l’enjeu dans un système comme celui de la police est d’arriver à mettre en œuvre des processus et des systèmes qui fonctionnent pour la majeure partie des enquêtes. Beaucoup s’imaginent capables de faire des hypothèses, mais la réalité d’une enquête repose sur un certain nombre de principes, de méthodes et de connaissances qui ne relèvent pas complètement de l’intuitif, avec une variété de sources d’information impliquant des raisonnements qui s’apprennent.

- Quand la police décide-t-elle de rouvrir un «cold case»?
- La réalité de la pratique policière sur les «cold cases» est essentiellement fondée sur de nouveaux développements scientifiques, mais on ne pourra jamais refaire la scène de crime, ni rechercher plus tard de nouvelles traces, ADN, numériques, etc. Arriver à la vérité judiciaire, c’est-à-dire avoir suffisamment d’éléments pour pouvoir démontrer que la personne pourrait être suspecte d’une infraction, est plus compliqué que ce que l’amateur va penser.

- Pourquoi y a-t-il moins de «cold cases» en Suisse qu’en France ou aux Etats-Unis?
- En Suisse, il y a environ 50 homicides par an, qui sont presque tous résolus. L’année dernière, le rapport annuel de police de l’OFS indiquait un taux d’élucidation de 98%. Ce qui laisse peu de marge à ce qui pourrait devenir des «cold cases».


Frissonner sur son canapé

Le marché du «true crime», alimenté par la passion des «citoyens détectives», devient une industrie sur les plateformes de streaming, qui traquent le fait divers inédit. Sélection.

Maura Murray

La disparition de Maura Murray (Apple TV).

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1. La disparition de Maura Murray (Apple TV)

Maura Murray, étudiante infirmière de 21 ans,disparaît dans le New Hampshire en 2004. Depuis, les réseaux sociaux se sont emballés et des légions de détectives amateurs élaborent toutes les théories. La journaliste Maggie Freleng tente elle-même d’élucider l’affaire.

joseph james deAngelo

Joseph James de Angelo le Golden State Killer dont parle le film «Et je disparaîtrai dans la nuit». 

imago images/ZUMA Press

2. Et je disparaîtrai dans la nuit (Apple TV)

Produite par HBO, cette série documentaire basée sur le livre-enquête de Michelle McNamara plonge dans le monde des détectives amateurs en suivant les traces du tueur en série surnommé Golden State Killer,qui a terrorisé la Californie dans les années 1970-1980.

Cecilhotel

La disparue du Cecil Hotel (Netflix).

DR

3. Scène de crime: la disparue du Cecil Hotel (Netflix)

En 2013, Elisa Lam, étudiante de 21 ans, est retrouvée morte dans un hôtel déjà maudit de Los Angeles.Quand la vidéo surveillance la montrant terrorisée dans l’ascenseur fuite sur internet, les détectives du web se déchaînent, pour le meilleur et pour le pire.

The Keepers

The Keepers (Netflix).

DR

4. The Keepers (Netflix)

En 1969, sœur Cathy Cesnik, enseignante dans un collège pour jeunes filles de Baltimore, est assassinée. Quarante-cinq ans plus tard, Gemma Hoskins et Abbie Schaub, deux anciennes élèves dévouées, mènent l’enquête pour lui rendre justice, sur fond de scandale pédophile, de police corrompue et de diocèse complice.

Par Julie Rambal publié le 15 juillet 2022 - 08:31