La rencontre se fera en deux actes. D’abord aux Cinémas du Grütli, à Genève, salles obscures bien connues de la réalisatrice, qui a grandi dans le canton. Puis dans un lieu moins attendu, au self-service d’un grand centre commercial en zone industrielle genevoise. La trentenaire, dissimulant sa chevelure châtain sous un châle, s’excuse pour ce choix un brin incongru. Elle travaille au montage d’un futur projet et les studios ne sont qu’à quelques pas.
Mais, pour l’heure, c’est de «Foudre», son très remarqué premier long métrage, qu’il est question. Le récit d’une émancipation dans le Haut-Valais, à l’été 1900. Celui de la jeune Elisabeth qui, après cinq années passées au couvent, expérimente et apprivoise une nouvelle forme de désir alors qu’elle se croyait guidée par la foi.
Récompensé dans de nombreux festivals de films internationaux et suisses, le film de Carmen Jaquier poursuit son chemin avec trois sélections pour les Quartz – les Prix du cinéma suisse – dans les catégories du meilleur film de fiction, de la meilleure musique de film et du meilleur son. Un succès qui ravit la cinéaste, même si elle tient à garder la tête froide. «La vie réelle, ce ne sont pas les prix. Mais il est certain qu’ils galvanisent, permettent de faire parler du film et offrent une certaine visibilité. Je suis très émue des retours que j’ai reçus lors des projections en festival, confie-t-elle. J’ai passé tellement de temps sur ce projet! Forcément, il y a eu des moments de doute. J’ai eu peur que l’histoire n’intéresse ou ne touche pas.»
Qu’est-ce qui a donné envie à la jeune femme de tourner un film d’époque? Au point de départ, un fait divers, mais surtout la découverte des carnets de son arrière-grand-mère paternelle. Cette dernière y a consigné ses souvenirs d’enfance dans le Valais du début du XXe siècle, à Venthône. «Je me suis retrouvée face à ce tout petit trésor qu’elle avait écrit à la fin de sa vie. Elle y raconte son éducation, la nature, le travail, la relation avec sa famille. C’est d’une telle précision que ça m’a fascinée.» La metteuse en scène est émue, son verbe s’emballe et ses mains virevoltent.
«J’ai aussi trouvé de petits cahiers de notes qui m’ont bouleversée. Mon arrière-grand-mère s’adressait à Dieu, lui demandait de l’aide et s’interrogeait sur son rapport à la foi. Un texte écrit très simplement – elle n’avait pas fait d’études – mais très sensuel. Ça m’a beaucoup questionnée sur le rapport entre foi et désir, sur cette religion catholique très hypocrite qui demande à ses fidèles de se couper de toute sensualité alors que les textes en sont gonflés», confie celle qui, enfant, était une fervente croyante avant de se détourner de la religion à l’adolescence.
>> Lire aussi: Kayije Kagame: «Avec moi, ça passe souvent par une amitié»
L’envie de raconter des histoires
Si elle a choisi de vivre à Zurich par amour il y a six ans déjà, c’est dans le canton de Genève qu’elle a grandi, à Versoix plus précisément, dans une famille un peu bohème, pas forcément cinéphile. «On regardait surtout des films le dimanche soir devant la télévision. Mais ma mère m’a initiée au cinéma suisse en me montrant «Les petites fugues» d’Yves Yersin ou «Les faiseurs de Suisses» de Rolf Lyssy. Des Godard aussi», se souvient-elle.
L’envie de raconter des histoires, elle, est née très vite. «J’ai beaucoup écrit durant le cycle. De la poésie, un «roman» que mon père avait refusé de lire car truffé de fautes d’orthographe et des scénarios inspirés des films que je regardais à la télévision. En y réfléchissant, il s’agit vraiment de ma première connexion physique avec le métier de cinéaste, même si elle était totalement innocente et naïve», analyse cette lectrice assidue qui, adolescente, passait des heures dans sa chambre à «rêvasser, écrire et planer» sans que nul vienne troubler sa quiétude.
Un premier prix à Locarno
Le cinéma, elle s’y frottera un peu par hasard, durant ses études de graphisme à l’Ecole des arts appliqués de Genève. Avec deux amies, elle s’inscrit à un concours organisé par l’école. «C’était la première fois que je participais à l’écriture, au tournage et au montage d’un court métrage. C’était génial de découvrir qu’on pouvait produire des images, ajouter des sons, les décaler, raconter une histoire ou encore changer les voix des protagonistes. Quand tu découvres ça, c’est le rêve», se souvient-elle, encore émerveillée. «Et à partir de ce moment, je ne me suis jamais arrêtée.»
>> Lire aussi: Le Tessin, capitale suisse du film?
Diplôme en poche, Carmen Jaquier travaille quelque temps comme graphiste indépendante, «mais j’ai vite compris que le travail de bureau n’était pas trop mon truc». Elle reprend des études. En cinéma cette fois-ci, à l’ECAL (Ecole cantonale d’art de Lausanne). Après un premier court métrage, «Jambes», de son aveu «complètement raté», son film de diplôme, «Le tombeau des filles», remporte le Pardino d’argent au Festival international du film de Locarno en 2011. «C’était assez spectaculaire de recevoir un prix sur la Piazza Grande devant le public et mes amis, de voir des années de travail récompensées.» Elle ajoute en souriant qu’«après, on t’oublie très vite aussi. Mais grâce à cette exposition, des gens se sont intéressés à moi. Je ne pense pas que je serais allée voir des producteurs ou des productrices de mon propre chef.»
La rencontre
Une productrice, Flavia Zanon, associée chez Close Up Films, la remarque. «J’ai rencontré Carmen lorsqu’elle étudiait à l’ECAL. J’ai été séduite par sa détermination et son talent. Déjà à cette époque, une force se dégageait de ses courts métrages. Je savais qu’un jour on serait amenées à travailler ensemble.» Les deux jeunes femmes se rencontrent dans les bureaux de la productrice, à Genève, et la réalisatrice pitche ses idées. La suite? Un premier scénario écrit d’une traite par Carmen Jaquier que la découverte des cahiers de son arrière-grand-mère fera évoluer. Deux ans de repérages pour les décors, d’abord en plaine pour finalement opter pour un endroit plus reculé, le Binntal. Des castings sur Zoom, la faute à une pandémie mondiale, et un tournage de huit semaines à l’été 2020 soumis à de strictes restrictions sanitaires. Une première mondiale au prestigieux Festival du film de Toronto, des récompenses en festival à Marrakech, à Rome, à Leeds, à Zurich et à Soleure. Et la belle histoire pourrait ne pas s’arrêter là, avec la cérémonie des Quartz qui se tiendra ce week-end à Genève. La «Foudre» s’abattra-t-elle sur le cinéma suisse? C’est tout ce qu’on lui souhaite.