«Il pleut rarement à L.A., mais là, c’est le déluge», relève Carlos Leal, qui vient d’accompagner sa fille Tyger, 4 ans, à l’école. A 50 ans, l’acteur lausannois, installé en Californie depuis 2011, est partout, notamment dans la série événement «The L Word: Generation Q», dont la diffusion sur Showtime a débuté le 8 décembre aux Etats-Unis.
En Suisse, il déclenche des fous rires grâce aux pubs Galaxus qui cumulent plus de 750 000 vues sur YouTube et apparaît dans la série «Quartier des banques» sur la RTS. Le mois prochain, il fera son retour en tant que chanteur et, cerise sur le gâteau, il vient d’apprendre que le film «The Last Thing He Wanted», tourné avec Ben Affleck, Anne Hathaway et Willem Dafoe – excusez du peu! – sera présenté au Sundance Festival fin janvier.
- En 2020, vous entamerez votre dixième année à Hollywood. Diriez-vous que vous êtes revenu des rêves qui vous y ont conduit?
- Carlos Leal: Mais forcément! Le grand public fantasme sur la vie des acteurs à Hollywood, qu’il imagine passant d’une fête à l’autre. Ces soirées existent et les Américains sont très forts pour s’y vendre, mais moi, j’y participe rarement. C’est très loin de ma vie. Toute cette hypocrisie, à 50 ans, je n’en peux plus.
- Vous êtes-vous fourvoyé en partant là-bas?
- Non. J’ai toujours été très ambitieux et je le suis encore, mais mon ambition est telle qu’elle confine à l’obsession. Lorsque je ne travaille pas pendant un certain temps et que je me retrouve sans projet, que je ne peux pas m’exprimer artistiquement, non seulement je deviens invivable, mais je suis malheureux. C’est un peu comme une frustration sexuelle. Au bout d’un moment, ce n’est plus tenable.
- Est-ce qu’Hollywood reste le must pour l’acteur que vous êtes?
- Pas forcément. Je ne dis pas que j’ai fait une erreur en venant ici, parce que dans le fond, ne pas venir m’aurait aussi mis dans une situation de frustration. Cela fait bientôt dix ans que je suis à L.A. Je m’en sors vraiment bien, je gagne très bien ma vie, je suis sur plein de projets. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Il faut savoir qu’ici, 90% des acteurs travaillent dans des restos. Pas moi. Et puis j’ai une manager et un agent qui sont solides et qui croient beaucoup en moi. C’est un véritable atout.
- Votre fiche sur l’annuaire du cinéma en ligne (Internet Movie Database) témoigne de votre riche carrière américaine; et encore, la liste n’est pas exhaustive puisqu’elle ne contient que les projets qui ont abouti…
- Exact. C’est la loi du milieu. Une loi qui est d’une folle cruauté, disons-le. Surtout pour un acteur comme moi, étranger, qui ne peut prétendre à tous les rôles promis aux acteurs américains. Franchir les étapes pour décrocher un rôle principal dans le pilote d’une série, c’est costaud, croyez-moi. Ces trois dernières années, j’y suis parvenu trois fois, pour trois networks différents! Le dernier, c’était pour CBS, avec Marc Webb, réalisateur de deux Spider-Man, et… ça n’a pas abouti. Le pire, c’est que pour privilégier ce pilote, j’ai refusé un énorme projet en Europe. Quand ça vous arrive trois ans de suite, ça fait très mal! J’ai passé quinze jours au lit à ruminer sur mon sort puis, sans même passer de casting, on m’a offert un rôle récurrent dans «The L Word: Generation Q», qui est LA série du moment à Hollywood.
- Surprenant de retrouver Carlos Leal, notre Antonio Banderas à nous, dans la série phare de la communauté LGBTQ, non?
- (Amusé.) J’ai un joli rôle, celui de Rodolfo, un homme riche, originaire d’Amérique latine, qui s’est fait seul et dirige une boîte pharmaceutique. Il est le père de l’une des héroïnes de la série, avec laquelle il est en conflit parce qu’elle est lesbienne et veut se marier. Ce n’est pas un rôle principal, mais j’apparais dans cinq épisodes sur huit. J’ai l’impression que «The L Word: Generation Q» est une série qui va marquer son temps.
- Parce qu’elle colle à son époque?
- Oui, c’est un peu comme «Friends». Si tu transfères «Friends» dans le L.A. d’aujourd’hui, tu obtiens «The L Word: Generation Q.» Faire partie d’un tel projet, c’est chouette. En tournant, j’ai eu l’impression de vivre un truc révolutionnaire, post-#MeToo. Jamais, par exemple, je n’avais bossé sur un plateau où 80% de l’équipe était féminine. C’était étonnant.
- Que pouvez-vous dévoiler de votre nouveau projet musical, attendu en janvier?
- Il comporte deux nouveaux titres – «Les brunes et les blondes» et «Highway» – présentés sous la forme d’un court métrage réalisé par Bianca Poletti et que j’ai produit moi-même. Dans le film, j’incarne un personnage à la dérive l’espace d’une journée. Ce n’est pas du hip-hop – je ne relance pas MC Carlos –, mais les sonorités sont très modernes. J’en suis super fier.
- Vous avez toujours été ambitieux, au risque, parfois, d’être perçu comme arrogant. Avec le recul, comment jugez-vous le Carlos Leal d’il y a vingt ans?
- (Il réfléchit.) Je lui tire mon chapeau! C’est peut-être un peu prétentieux, mais il m’a quand même fallu pas mal de courage pour arrêter Sens Unik et partir à Paris. A Lausanne, tout se passait bien, j’avais la belle vie. A Paris, malgré mon éducation espagnole, l’humilité propre aux Suisses, si admirable, ne m’a pas aidé pour faire ma place. J’ai galéré, sans pouvoir le dire à personne, parce que je le vivais comme un échec. Paname, c’était vraiment hardcore.
- Qu’est-ce qui vous rattache encore à la Suisse romande?
- Ma mémoire, essentiellement. Intellectuelle et affective. La mémoire du cœur. J’y ai encore ma maman, mon frère, mes potes.
- En Espagne, le succès phénoménal de la série «El internado» vous avait propulsé sur le devant de la scène. Vous étiez assez populaire pour faire carrière, pourtant vous êtes parti aux Etats-Unis. Avec le recul, était-ce la bonne décision?
- Je ne sais pas… C’est peut-être mon seul regret. Imaginez que, dix ans après la diffusion de la série, je reçois encore des messages de fans espagnols! En même temps, si je n’étais pas parti à Los Angeles, je me serais reproché toute ma vie de ne pas avoir osé. Je reconnais que le cinéma d’auteur européen me manque et je pourrais très bien y revenir, mais partir maintenant, ce serait un peu stupide. Si chaque fois que je plante des graines je m’en vais, c’est con.
- D’autant plus que vous êtes maintenant le père de deux vrais Américains. Tyger est encore petite, mais l’aîné, Elvis, a 12 ans et tous ses copains à L.A. Partir en Europe, ça le tente?
- Pas forcément. Certains choix sont encore plus difficiles à faire, précisément pour cette raison.
- Votre épouse, Jo Kelly, joue un rôle clé dans votre vie. Elle vous coache dans le travail, elle essuie les plâtres quand vous déprimez... C’est un ange!
- Oui. Ma femme doit supporter mes démons. Et j’en ai, même si je ne les expose pas facilement. C’est délicat. Mes démons intérieurs me poursuivront toute ma vie, je le crains. Peut-être sont-ils dus, en partie, à la relation que j’avais avec mon père, un homme déraciné, d’une autre époque, avec lequel la communication était compliquée, peut-être aussi à la frustration que j’éprouve en tant qu’artiste de ne pas aller encore plus loin, à cette ambition qui est un moteur pour moi, mais se révèle nocive lorsque les rêves n’aboutissent pas. Dans ces cas-là, mon ambition m’empoisonne la vie.
- Au point de plonger dans l’alcool ou la poudre?
- (Ferme.) Non. Je pense que j’ai trop de respect pour ma famille pour basculer de l’autre côté de la ligne rouge. Mais lorsque mon ambition devient un poison, je suis en équilibre précaire sur cette ligne… et ça fait peur! J’ai une femme très courageuse, très psychologue, qui m’a souvent relevé... (Il s’interrompt.)
- On vous sent très ému…
- Oui, je le suis. (Silence.) Je suis ému, parce que se relever n’est pas chose facile. Avoir quelqu’un de présent à tes côtés, qui t’aide, c’est précieux. Jo et moi avons vécu des épreuves très difficiles. Notre fille Tyger est née avec une maladie qu’elle aura toute sa vie, une maladie du sang appelée PKD (pyruvate kinase), qui ne l’empêche pas de vivre, ni de grandir, mais qu’il faut surveiller de près. Ça fait partie de notre vie.
- Votre fille suit-elle un traitement?
- Oui, une fois par mois. Quand elle a été diagnostiquée, ça a été une énorme claque. Ma plus grande souffrance.
- Difficile pour un papa d’accepter la maladie de son enfant...
- Absolument. D’autant plus que notre petite Tyger, on l’a attendue longtemps. Elle n’est pas arrivée facilement. On en a bavé avant que ce petit ange ne débarque. Et ce bonheur a aussitôt été terni par un souci médical. On a passé les deux premières semaines aux soins intensifs, notre fille isolée dans une sorte d’aquarium. Cette épreuve-là m’a mis une immense baffe. J’ai mis longtemps à me relever. Jo, mon épouse, a fait preuve d’une force mentale exceptionnelle. Elle a vu cet accident de la vie comme une opportunité pour aller vers la lumière alors que moi, j’y voyais une raison de rester dans l’ombre.
- Et elle a su vous retourner?
- Oui. Ma femme m'a sorti des ténèbres. Aujourd’hui, notre fille Tyger va bien. Elle a une force vitale peu commune.
- Sur un plan personnel, le métier d’acteur vous permet de vous épanouir, mais il fait aussi vivre la famille…
- C’est vrai. La vie n’est pas donnée à L.A. Les écoles, privées, coûtent très cher. Depuis vingt ans que j’exerce ce métier, j’ai connu des passages à vide. Ils font partie de la vie d’acteur et il faut l’accepter, mais quand ils durent, c’est angoissant. J’en perds le sommeil.
- Dans ces moments-là, la pub fait-elle figure de roue de secours?
- On m’a souvent proposé de faire des pubs. J’en ai refusé plein! Lorsqu’une pub m’offre une plateforme pour exprimer de l’humour et qu’en plus je suis très bien payé, quel que soit le moment, je fonce, parce que ça fait partie du métier. Je suis fier des pubs Galaxus. Ce sont de vrais sketches de trente secondes, très bien écrits. L’idée du Welsch qui part en vrille à cause d’un défaut de prononciation des Alémaniques alors que nous, Romands, sommes incapables de prononcer le moindre mot en suisse-allemand, c’est juste génial.
- La pub, c’est aussi une façon de rester présent en Suisse?
- Oui, parce que, soyons clairs, je ne croule pas sous les propositions des réalisateurs romands. Disons que je les aime plus qu’ils ne m’aiment. Moi, je prends le temps de regarder leurs films, ici, de l’autre côté du monde. Parfois, j’envoie un mot. Font-ils pour autant appel à moi? Non. Alors si je ne leur plais pas parce que j’ai fait de la pub, tant pis! A 50 ans, je n’ai plus de temps à perdre à me justifier.
- D’autant plus que, pour vous, 2020 va démarrer sur les chapeaux de roues!
- Juste! Avec une tournée de promotion en janvier pour mon projet musical et le festival de Sundance. D’ici là… «choyeux Noël» à tous! (Il rit aux éclats.)