En 1999, Carlos Ghosn, tout juste arrivé au siège de Nissan à Yokohama pour sauver le constructeur automobile accumulant depuis des années des déficits abyssaux, avait été poliment invité à utiliser correctement les baguettes. C’est l’ancien président de la marque japonaise, Yoshifumi Tsuji, qui avait insisté pour être son professeur de bonnes manières à table dans la cafétéria de l’entreprise. L’après-midi, le vieux samouraï avait même fait envoyer dans le bureau du mercenaire de Renault une brochure illustrée décrivant le maniement correct des baguettes.
Carlos Ghosn avait été tellement stupéfait de cette prévention anecdotique par rapport à l’ampleur du défi qu’il était censé relever, qu’il en avait finalement tiré la vingt-quatrième et dernière de ses 24 leçons de management (un petit livre paru en 2007), une leçon intitulée «L’importance de certains détails». Extrait: «Utiliser correctement ses baguettes était un élément essentiel dans l’intégration de Ghosn au sein de Nissan, compte tenu de l’image que cela renvoyait de lui auprès de ses collaborateurs mais également de tous les salariés du groupe. Cette leçon rappela à Ghosn l’importance que peuvent avoir certains détails infimes dans le cadre de la direction et du management d’une entreprise.»
Vingt ans plus tard, nouvelle leçon de mœurs nippones, mais
carcérale cette fois: embastillé dans la prison de Kosuge, à Tokyo, depuis le 19 novembre 2018, le top manager doit cette fois apprendre à plier ses habits et ses couvertures au cordeau. Il doit aussi intégrer la règle des trois interdictions: de parler, de regarder ce que font les autres et de quitter sa place sans autorisation. Ce polyglotte, qui avait tenté d’apprendre le japonais mais y avait rapidement renoncé faute de temps, doit mémoriser les formules de politesse de rigueur vis-à-vis des gardiens: «Merci de ce bon repas», «Je ferai de mon mieux», «Permission demandée d’utiliser les toilettes». Peut-être est-il aussi fouillé deux fois par jour au corps, entièrement nu, une fouille lors de laquelle le prisonnier doit effectuer le cancan odori (allusion ironique au french cancan) qui consiste à lever, dans un ordre précis, les bras et les jambes, puis à tirer la langue.
Ce qui est sûr, c’est qu’il doit soudain se contenter des deux douches réglementaires par semaine. Ce traitement de choc qu’il subira au total 130 jours, Carlos Ghosn en tirerait-il aujourd’hui une vingt-cinquième leçon supplémentaire dans son petit bouquin de recettes de leadership? Une leçon sur les vertus de l’humilité? Sa conférence de presse à Beyrouth la semaine dernière, après son évasion rocambolesque du Japon, laisse à penser que son narcissisme décomplexé n’a pas été entamé par les 130 jours passés sur les 5 m2 de tatamis de sa cellule de Kosuge, ni par les 270 jours de résidence surveillée à Tokyo, ni par le risque énorme pris lors de sa fuite.
Carlos Ghosn est bel et bien un «Martien», comme on l’a très vite surnommé chez Renault, quand, en 1996, ce cadre de Michelin débarque dans la vieille régie en difficulté. A cette époque, c’est encore un parfait inconnu, car dans l’entreprise de pneumatiques de Clermont-Ferrand, il a toujours été interdit de fanfaronner dans les médias. Ses succès successifs de «cost killer» dans la marque au bibendum, en France, au Brésil, puis aux Etats-Unis, sont passés inaperçus. Sauf pour un chasseur de têtes engagé par le PDG de Renault, Louis Schweitzer, qui repère le Libano-Brésilien, dont les méthodes ont contribué de manière décisive à faire de Michelin le numéro un mondial du pneumatique. Schweitzer, le patron protestant, voulait, dira-t-il, «un jeune avec une carrière internationale. Mais il fallait aussi qu’il soit francophone, qu’il n’ait jamais été fonctionnaire, ni même travaillé sous la dépendance de l’Etat», apprend-on dans «Le piège» (éd. Kero). François Michelin aurait aussi mystérieusement mis en garde Louis Schweitzer: «Gardez-le à l’œil. Il a une fragilité.»
A son arrivée chez Renault, il n’est pas question pour Carlos Ghosn de montrer quelque fragilité que ce soit. A 42 ans, il se sent enfin dans un environnement adapté à son appétit de gloire et d’argent, même si cette régie nationale lui paraît très vite prisonnière d’une culture d’entreprise étatique. Il va donc rapidement renverser la table et restructurer sans états d’âme la marque au losange, de telle sorte qu’il incarnera durant plus de vingt ans le renouveau de l’industrie automobile française.
Tout avait pourtant commencé de manière anonyme, voire enfouie dans un sous-bois: Carlos est né au Brésil en 1954. Mais pas dans
l’exubérante Rio, ni dans l’hyperactive São Paulo. Non, à Porto Velho, une ville moyenne enfouie dans la région amazonienne. C’est ici, au début du XXe siècle, que le grand-père, Bichara Ghosn, était arrivé de son Liban à l’âge de 13 ans, pour fuir les conflits religieux et conjurer avec succès la pauvreté. Cet homme réussit à monter des affaires et sa famille partagera ses lieux de résidence entre le Liban et le Brésil. Son fils Jorge épouse Rose, «Zetta», la mère de Carlos, qui vit toujours à Rio, ville qui est restée la base familiale, même si, pour raisons de santé, le petit Carlos n’a vécu que ses six premières années au Brésil et a passé le reste de sa jeunesse au Liban, avant d’étudier en France. Depuis 2012, Carlos Ghosn possède d’ailleurs un appartement surplombant la plage de Copacabana et le clan s’y réunit chaque année pour les fêtes de Noël.
Ses débuts fracassants chez Renault sont très vite suivis d’un projet pharaonique, extravagant: racheter le groupe japonais Nissan agonisant et synergiser autant que possible les talents et les énergies françaises et nippones. Il en va de la survie des deux groupes dans un contexte économique où il faut atteindre une taille critique pour espérer rester concurrentiel. Un défi impossible, considéré même par les concurrents américains et allemands comme suicidaire. L’opération de renflouage sera le coup de maître de Carlos Ghosn. En une année, Nissan renoue avec les bénéfices.
L’artisan de ce miracle industriel ne sera plus jamais le même. Le Japon oublie ses réflexes xénophobes et idolâtre celui qui a sauvé un des fleurons de l’archipel à coups pourtant de fermeture d’usine et de licenciements massifs. La patrie de l’emploi à vie décerne à ce flibustier tous les titres honorifiques, officieux («père idéal») comme officiels (la décoration du ruban bleu, remise sur son coussinet de velours par l’empereur lui-même en 2004). Son visage ultra-expressif fait les délices de plusieurs dessinateurs de mangas. Le Japon se révèle mille fois plus reconnaissant que la France.
En Suisse, le patron du Forum économique de Davos, Klaus Schwab, l’intègre au conseil de l’organisation. Désormais nomade perpétuel entre la France et le Japon, Carlos Ghosn se sent intouchable. «Le Japon l’a transformé», témoigne un cadre de Renault. «C’est au Japon que Ghosn est devenu Louis XIV», dira un autre collaborateur. Il s’efforce donc d’améliorer son apparence pour coller à son nouveau statut en se faisant notamment opérer de la myopie afin de ne plus avoir à se cacher derrière des lunettes.
Mais il y a aussi et surtout l’argent. «Carlos Ghosn aime beaucoup l’argent mais n’aime pas le faire savoir», témoigne le journaliste français Benjamin Cuq, qui a suivi de près la trajectoire de l’entrepreneur. Le salaire, ou plutôt les deux salaires de Carlos Ghosn prennent l’ascenseur. Le monde est devenu fou en matière de rétribution des managers de grands groupes. Le sauveur de Renault et Nissan n’a aucun scrupule à profiter de cette évolution exponentielle que le pouvoir politique tente régulièrement, mais en vain, de modérer. Les prédécesseurs de Ghosn et de Schweitzer chez Renault gagnaient 20 000 euros par mois. Ghosn va se faire offrir – les estimations divergent, car l’opacité est savamment entretenue malgré une tendance vers plus de transparence – plus de 1 million par mois.
On ne peut plus rien refuser à cet homme qui devient le numéro un des deux groupes et dont les bras droits, aussi bien au Japon qu’en France, sont relégués dans des placards au gré des péripéties ou des humeurs du chef, voire carrément sacrifiés, comme c’est le cas du talentueux Patrick Pélata, qui servira de fusible dans la ridicule affaire des faux espions. Cette affaire qui a éclaté début 2011 témoigne aussi d’une paranoïa croissante chez Carlos Ghosn: sur la seule base de lettres anonymes, des cadres de chez Renault seront accusés à tort d’avoir livré des secrets industriels à la Chine et jetés à la porte comme des chiens. Deux mois plus tard, Carlos Ghosn viendra en personne à la télévision admettre qu’il y a eu méprise, mais il réussira à sauver sa peau sans grande difficulté.
Le scandale des suicides à répétition parmi les cadres de Renault poussés à bout ne le fera pas non plus vaciller. Il faut dire qu’il apparaît comme le seul garant d’une alliance où les rivalités entre Européens et Asiatiques menacent constamment de conduire au clash. Le plus intolérable pour ce demi-dieu qui passe, selon sa propre légende du moins, une centaine de nuits par année dans la chambre à coucher qu’il s’est fait aménager dans le jet privé (un Gulfstream bien sûr) du groupe, c’est de faire gagner des milliards aux actionnaires de Renault-Nissan et de devoir se contenter de millions. Or, comme le répétait son mentor chez Renault, Louis Schweitzer, «Ghosn veut peser 1 milliard». Mais seuls les propriétaires d’une grande entreprise peuvent prétendre manipuler pour leur confort personnel des sommes à dix chiffres ou plus. Or Carlos Ghosn n’est au fond qu’un salarié parmi les 450 000 autres salariés de l’alliance eurasiatique.
Alors, même s’il l’a toujours contesté et le conteste encore, le millionnaire frustré semble avoir multiplié les combines pour étoffer son parc immobilier privé, se procurer un joli yacht, financer des fêtes plus ou moins privées, payer des honoraires substantiels à des amis libanais ou français, comme l’ex-ministre de la Justice Rachida Dati. Autant d’accusations, aussi bien côté japonais que français, auxquelles le désormais fuyard a répondu de manière insatisfaisante lors de son show à Beyrouth.
C’est bien sa cupidité et sa volonté pathologique de briller
qui auront perdu Carlos Ghosn. Pour s’en convaincre, on peut visionner sur internet les images, commandées par lui-même, de l’une des fameuses fêtes de Versailles en 2014, celle que ses accusateurs estiment avoir été organisée pour ses 60 ans et qu’il persiste à présenter comme la célébration des 15 ans de l’alliance Renault-Nissan. Cette mise en scène kitsch des fastes de Versailles a quelque chose de pathétique. Les figurants en costumes tirent la gueule. Les invités semblent s’ennuyer à cent sous l’heure. Tout est de mauvais goût dans cette parodie sans âme pour touristes fortunés. Carlos Ghosn est peut-être un génie du management, mais il manque de ce supplément de culture qui permet, de manière souvent salvatrice, de prendre du recul vis-à-vis de soi-même.
Ce sont bien ces nombreux éléments d’enrichissement personnel et ces largesses accordées à des proches qui ont permis, au Japon surtout, mais en France aussi, de déboulonner la statue du commandeur. Alors qu’il pensait pouvoir annoncer la création d’une holding, c’est-à-dire d’un rapprochement entre les deux groupes, pour célébrer les 20 ans de l’alliance, Carlos Ghosn allait être cueilli à son arrivée à l’aéroport de Tokyo le 19 novembre 2018 par la justice japonaise. Ses collaborateurs de Yokohama avaient traîtreusement réuni depuis des mois des documents sur ses opérations financières et fiscales suspectes. Sans doute encouragée par le gouvernement nationaliste actuel, la déchéance du sauveur devenu pestiféré permettait alors de faire avorter un scénario inacceptable au Japon: celui d’une fusion de Renault et de Nissan, fusion au principal bénéfice des Européens. Quant à la France, la timidité pour ne pas dire l’absence de soutien en faveur du sexagénaire condamné à croupir dans sa minuscule geôle dans l’attente d’un procès dans un pays où 99% des affaires se soldent par une condamnation, cette discrétion parle d’elle-même. Chez Renault, le patron était devenu indésirable. Et Emmanuel Macron n’a jamais aimé Ghosn.
Mais d’où vient cette obsession, jamais satisfaite, de briller, de dominer et de s’enrichir qui aura mené Carlos Ghosn à sa perte? Le magazine français L’Obs proposait une explication stupéfiante la semaine dernière: la condamnation à mort de son père en 1960 au Liban. George Ghosn, alors agent de change, avait été reconnu coupable, avec un complice, du meurtre d’un prêtre dans une affaire de trafic de diamants. Sa peine avait été commuée en emprisonnement et le condamné avait même fini par être amnistié. Cette tache dans la saga familiale explique l’absence étrange de l’image paternelle dans les récits autobiographiques du fils, récits qui se concentrent sur l’héroïque figure du grand-père ou de la merveilleuse mère francophile qui poussa son fils à faire de brillantes études.
Hélas pour Carlos Ghosn, cette probable nécessité de rétablir l’honneur familial n’a pas été tempérée par un impératif qu’il assène lui-même dès l’introduction de son fameux petit bouquin de recettes du succès: «Un dirigeant doit être une personnalité intègre, aussi exigeant dans l’exécution de ses propres actions que dans celles des autres.» Mais Carlos Ghosn avait, comme l’avait pressenti François Michelin, une fragilité trop intime pour être surmontée: son père.
L'éditorial: «la caricature d’une époque»
Par Philippe Clot
Il était si content de lui, de son génie, de sa vision, de son indéniable instinct industriel et commercial… Durant vingt ans, cette incarnation presque sympathique de la vanité a régulièrement égayé le petit écran avec ses affirmations péremptoires et son inimitable ton pète-sec. Carlos Ghosn, c’était la résurrection de l’automobile française qui pouvait soudain voler au secours d’un géant japonais, Nissan, en passe de faire faillite. Le Libanais offrait à l’Europe endormie une revanche éclatante sur une Asie toujours plus conquérante.
Mais le messie était aussi un marchand du temple. Au cours de ces deux décennies d’autocélébration, le petit surhomme bottait, tantôt habilement, tantôt hargneusement, en touche quand un journaliste évoquait ses salaires qui prenaient l’ascenseur année après année, avec le moins de transparence possible. Après tout, lui, le petit millionnaire parvenu, il travaillait, contrairement à la plus grande partie des milliardaires dont le seul mérite consiste à être né dans une bonne famille. Et comment pouvait-on reprocher à cet homme dégageant des milliards de bénéfice et créant une valeur boursière inespérée pour les actionnaires du groupe de multiplier les stratagèmes comptables afin de dévier à son avantage quelques miettes de ces plus-values?
Il est fascinant de constater à quel point un être supérieurement intelligent comme Carlos Ghosn peut faire preuve de candeur face à sa propre fragilité, en l’occurrence une cupidité sans fond. En se faisant financer par des entreprises dont il n’était qu’un collaborateur des résidences somptueuses aux quatre coins du monde, un gros yacht, des fêtes fastueuses et des cadeaux pour ses proches, en profitant sans doute aussi sans vergogne de l’optimisation fiscale, le manager organisait involontairement sa chute. En réussissant sa fuite du Japon grâce à ses moyens financiers, il confirme aussi que les riches peuvent se croire au-dessus des lois.
Il y a vingt ans, Carlos Ghosn incarnait le mérite personnel mis au service de milliers de travailleurs. Ce héros de manga n’est plus, aujourd’hui, que la caricature d’une époque où les 26 personnes les plus riches détiennent, selon le rapport d’Oxfam, autant d’argent que la moitié la moins favorisée de l’humanité.