A l’instant de choisir un endroit pour parler, alors que la vie est douce dans cette guinguette au bord du Léman, Camille Losserand glisse: «Au soleil, ce serait bien...» C’est qu’elle grelotte un peu après avoir posé pour «L’illustré» dans une eau plutôt frisquette. Comme elle, toute sa famille s’est mouillée pour l’occasion. La maman a tenu le flash avec le sourire, le papa a consciencieusement éclaboussé sa fille pour que quelques gouttes figurent sur les photos. Il faut faire vite: Camille est en Suisse pour quelques jours et on sent chez ses proches l’envie forte de trouver des soutiens et des sponsors pour qu’elle puisse continuer à vivre sa passion.
La plupart de ses journées, la jeune femme de 19 ans les passe dans la Mecque du kitesurfing, Tarifa, en Andalousie, 320 jours de soleil par an, un des spots les plus ventés d’Europe. Entre études à distance pour obtenir son bac le matin et entraînements l’après-midi, elle se débrouille si bien qu’elle vient d’être sacrée championne du monde début juin en catégorie big air, battant une Italienne, une Brésilienne et une Française lors d’une finale haletante. Ce titre s’ajoute à celui de championne du monde junior en 2022, ainsi qu’à plusieurs couronnes de championne de Suisse et d’Espagne.
Une année ailleurs
Cela dit, malgré les 26 000 followers ravis de la Vaudoise, ce sport est si confidentiel que la Suisse romande ignorait jusqu’à l’existence d’une telle championne. Alors elle se montre un peu: elle vient même de causer à la radio, dans l’émission Forum. Elle s’est racontée avec naturel, a évoqué l’eau, les vagues, le bonheur de faire ce qu’elle aime. Dit combien elle luttait chaque jour pour être au sommet de son art.
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L’eau l’a toujours attirée. Si elle est née à Lausanne, sa mère, Bettina, a du sang argentin et son père, Fabien, arrivé à 18 ans dans le canton pour y étudier à l’Ecole hôtelière, est Franco-Espagnol. Chez les Losserand, les vacances d’été se passaient dans la région d’Hyères, dans le sud de la France. Le virus du kitesurf les a happés via un groupe d’amis de Lausanne, dès 2016. Camille avait alors à peine 12 ans et n’a rien oublié de ces premiers bonheurs. De cette impression, au large, de se trouver «seule avec soi-même, dans une forme de méditation et en ressentant une extraordinaire sensation de liberté. Avec le sentiment d’être à ma place.» Ce ne fut pourtant qu’un loisir jusqu’à ce que, en 2019, ses parents osent le choix radical de sortir leurs trois enfants de l’école en Suisse et de vivre une année entière ailleurs, près de Malaga. «Je me suis organisé professionnellement, explique le père, gestionnaire de fortune de métier. Nous avons voulu sortir du train-train, offrir cela à nos enfants.»
Il y a deux ans, à l’instant de rentrer au pays, ils réalisent que Camille veut sérieusement orienter sa vie autour du kitesurf. «Elle nous a carrément expliqué qu’elle allait dépérir sans cela», se souvient sa mère. Après discussion, décision est prise de lui faire confiance et de la laisser seule, avec la condition de passer son bac. «On n’a pas transigé là-dessus, dit le père, mais on a compris qu’elle avait la capacité de se gérer seule, qu’elle n’allait pas utiliser cette situation pour se la couler douce. De fait, elle travaille, elle s’organise. Il n’est pas simple à 19 ans de gérer tous les paramètres, les discussions avec les sponsors et les entraînements pour se maintenir à un niveau international.» Ils l’accompagnent le plus souvent possible sur les plages du monde. L’an dernier, pour ses 50 ans, le père de Camille a même pris un mois de congé pour la première fois de sa vie, avec à la clé un séjour en famille au Brésil.
La sportive connaît sa chance. Dans sa nouvelle vie, passée en grande partie sur l’eau, elle se nourrit aussi de la communauté qu’elle s’est trouvée. «Des gens sains d’esprit, comme une famille qui vit de la même passion, avec une manière semblable de voir les choses.» Mieux: des idoles des ondes comme James Carew ou Airton Cozzolino, dont elle dit qu’ils «repoussent les limites de leur sport», la conseillent, lui répondent. Puis à elle de jouer, seule sur les vagues. Elle y met à l’épreuve ses qualités de persévérance, utiles si l’on sait qu’un saut peut atteindre 6 ou 7 mètres et prendre des mois à être mis au point, avec des centaines d’échecs. Heureusement, un éblouissement survient parfois. Quand Camille raconte comment elle a gagné son titre mondial, l’image de Mathilde Gremaud sur la neige déboule, tant leurs histoires se ressemblent. La Vaudoise a en effet sorti au bon moment un bond jamais réalisé par une femme, précisément un frontroll rodeo contraloop, où elle tourne à 360 degrés sur elle-même dans l’air, la planche contre elle. «Je n’avais jamais tenté ce saut, même à l’entraînement. Pendant la finale, comme j’avais bien atterri mes trois premiers sauts (quatre d’entre eux comptent sur dix essais, une manche dure environ sept minutes, ndlr), je me suis lancée. Mon coach, Fabio Ingrosso, m’y avait poussée et je l’avais bien visualisé dans ma tête. C’est passé du premier coup!»
Pas de Jeux mais du plastique
Ce saut sublime de la Suissesse, tout comme les mille évolutions du kitesurf strapless, soit les pieds non attachés à la planche, vous ne les verrez cependant pas aux Jeux olympiques. Cette catégorie n’en fait pas partie, au contraire du race foil (vitesse). Elle hausse les épaules: «Je me focalise sur les compétitions internationales de strapless. Je suis dans un autre monde que les Jeux.» Lors de ses voyages, du Maroc au Brésil, elle s’efforce de regarder autour d’elle. De demeurer sensible à la pauvreté et aux difficultés des mers: «Moi qui passe mes journées sur l’eau, la préservation des océans me tient à cœur. Les voir se détériorer de jour en jour me rend triste. Je ramène parfois des bouteilles, il y a tant de plastique sur l’eau. Je suis contente que mon équipementier ait des initiatives contre ce fléau et que, en compétition, des journées de ramassage soient organisées.»
Le risque? Il est présent, mais jusqu’ici elle ne s’est foulé qu’une cheville, parmi pas mal de claques en frappant l’eau. A son père le dernier mot, genre rassurant: «Le kitesurf peut aussi se pratiquer tranquillement et à tous les âges. Sur les lacs, été comme hiver, il n’est jamais trop tard. On s’y vide la tête, on y vit le moment présent.»