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Enquête

Bulle, une croissance qui donne le tournis?

Le chef-lieu de la Gruyère et ses alentours connaissent un développement record. En vingt ans, le nombre d’habitants y a plus que doublé. Et l’arrivée de Rolex va encore accélérer le rythme. Une frénésie qui inquiète. Bulle a-t-elle perdu son âme? Enquête.

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A l’orée de Bulle, un champ de gabarits a poussé près de Riaz. Une cinquantaine de villas sont prévues.

A l’orée de Bulle, un champ de gabarits a poussé près de Riaz. Une cinquantaine de villas sont prévues.

Gabriel Monnet

Les chiffres donnent le vertige: 12 010 habitants en 2002, 26 247 en 2022, soit une augmentation de 116% en vingt ans (fusion avec La Tour-de-Trême comprise). Tout autour de Bulle, chef-lieu de la verte Gruyère, des gabarits de construction, des travaux, des grues, des chantiers. De nouveaux quartiers qui poussent comme des champignons et des entreprises qui s’installent, grignotant les pâturages. Dernière en date, Rolex la prestigieuse, 2000 emplois à la clé, avec un bâtiment high-tech qui va s’ériger en 2029 le long de l’autoroute. Si l’ensemble évoque un développement record et un avenir prospère, le phénomène fait grincer quelques dents. La cité aurait-elle des relents de bulle immobilière? Et, plus pernicieux, serait-elle en passe de perdre son identité?

C’est ce que craignent certains de ses habitants. «Ces blocs de béton? N’importe quoi, s’énerve un commerçant du centre-ville. C’est affligeant de voir cette croissance qui semble infinie! Tout le monde vous dira la même chose.» En face, la propriétaire d’une boutique de cadeaux ne mâche pas ses mots envers «le nouveau visage de Bulle, qui perd chaque jour un peu plus son âme». 

Et il y a la nouvelle gare, vaste, moderne, imposante. Inauguré en fin d’année dernière, le Velâdzo («village» en patois fribourgeois), ouvrage des Transports publics fribourgeois (TPF), symbolise, selon certains de nos interlocuteurs, cette folie des grandeurs qui s’est emparée de la deuxième ville du canton: «Ce n’est pas une gare, c’est un centre commercial et d’affaires qui n’a pas grand-chose à faire dans notre ville. Il n’est pas à taille humaine.» En 2030, les TPF y prévoient 4000 personnes quotidiennes supplémentaires (environ 9600 en 2020). Administrateur de l’agence immobilière Gruyère Immo, Jean-Bernard Droux admet que le Velâdzo bouscule l’architecture bulloise et que certains habitants n’y étaient pas prêts. Mais il soutient que «les TPF ont vu juste en visant l’avenir. Dans dix ans, on sera contents de pouvoir compter sur de telles infrastructures.»

La nouvelle gare de la ville de Bulle

Avec presque autant de voies que celle de Lausanne, la nouvelle gare de Bulle, à l’architecture moderne et épurée, fait grogner certains habitants.

Gabriel Monnet

Question émotionnelle


En attendant, ça continue à ronchonner et l’expansion des constructions à un rythme effréné, comme le relève un restaurateur de la place, fait peur. Du côté des autorités, les conseillers communaux Marie-France Roth Pasquier (Le Centre) et Nicolas Pasquier (Les Vert-e-s) affirment mieux la contrôler depuis quelques années, après une prise de conscience générale de la problématique par le Conseil communal. Sur le terrain pourtant, on ne peut pas passer à côté de cette dizaine d’immeubles en construction au bord de la route de la Pâla, de ce projet bientôt terminé de 42 appartements à la Parqueterie (La Tour-de-Trême), de cette zone du Terraillet qui accueillera dans quelques années jusqu’à 2500 habitants à elle seule. Juste à côté, à l’orée de Bulle, sur la commune de Riaz, c’est un véritable champ de gabarits qui se dresse: une cinquantaine de villas vont y prendre place à côté d’une zone de nouvelles habitations flambant neuves.

«Dans sa rapidité et par son intensité, le développement de la ville peut paraître violent», admet Serge Rossier, directeur du Musée gruérien et chef du Service des affaires culturelles de Bulle. «C’est effectivement une question grandement émotionnelle, mais il est vrai qu’accueillir chaque année entre 500 et 800 habitants supplémentaires est un énorme défi», souligne Marie-France Roth Pasquier, conseillère communale centriste chargée du Dicastère de l’enfance et de la jeunesse, de l’intégration, de la mobilité.

Et il est vrai que cela va vite. Un retour dans le temps permet de mesurer à quel point. Dans les années 1970, Bulle a une population qui stagne et de nombreux habitants émigrent dans les cantons voisins. Afin d’attirer de nouveaux citoyens, les autorités d’antan mettent alors en place un plan d’aménagement du territoire où se multiplient les zones à construire. «A la même période s’ouvre l’autoroute A12 reliant Berne à la Riviera, plaçant Bulle aussi proche de la Suisse alémanique que de la Suisse romande, ce qui rend la région attrayante pour les entreprises, explique Serge Rossier. Les logements sur la Riviera devenant rares et chers, les privés ont suivi, aussi attirés par la qualité de vie de ce petit coin de pays. L’école fribourgeoise, considérée par beaucoup comme de très bonne qualité, fut aussi un point important pour les familles.

Bulle en 1968

Bulle, 1968. La petite cité compte alors à peine 8000 habitants. Le raccordement au réseau autoroutier en 1981 va entraîner une forte augmentation de la population.

Bibliothèque de l’EPFZ
Vue aérienne sur la ville de Bulle en 2020

Bulle, 2020. 24 693 habitants, de nombreuses entreprises nationales et internationales, une fusion avec La Tour-de-Trême… Bulle est devenue une vrai ville.

François Wavre/lundi13

L’intégration par la culture
 

Et c’est vrai que la vie semble belle à Bulle et ça ne date pas d’aujourd’hui. En 2004, «L’Hebdo» publiait son «Palmarès des villes romandes». La première place était attribuée à... Bulle. Dix-sept ans plus tard, le magazine «Bilan» élit la cité gruérienne «ville romande la plus dynamique» dans un classement basé sur l’angle économique. 

Qui dit développement dit nouveaux habitants. Car Bulle s’est aussi ouverte au monde. Avec 42% de population étrangère et 129 nationalités au 31 décembre 2022, le défi de l’intégration s’ajoute à celui de la maîtrise urbanistique. Pour accompagner au mieux ces arrivées, la ville promeut le vivre-ensemble à travers des actions citoyennes dans les quartiers et la création d’associations locales. «Il faut qu’elles puissent se réunir dans des locaux dignes de ce nom, souligne Marie-France Roth Pasquier. Puisque la ville n’est pas propriétaire de locaux, nous exigeons des promoteurs qu’ils prévoient ces lieux quand ils développent un quartier.» 

Le directeur du Musée gruérien, Serge Rossier, approuve. Il estime que les autorités «ont bien compris que la culture au sens large est la clé de l’intégration dans une ville. Il faut créer des réseaux entre ces communautés, que ce soit entre les différentes nationalités ou entre les anciens et les nouveaux habitants.» Ces deux prochaines années, la bibliothèque et le musée vont être drastiquement agrandis afin de répondre aux besoins. De plus, «nous pouvons compter sur une très riche vie culturelle et sportive, se réjouit Marie-France Roth Pasquier. Les différents centres culturels, les marchés folkloriques, les événements annuels, les marchés bihebdomadaires, la zone sportive de Bouleyres qui se développe et le stade qui va être rénové sont autant d’atouts.»

L'historien Serge Rossier, directeur du Musée g pose pour la photo, le 5 avril 2023 à Bulle.

Serge Rossier avoue s’être «complètement perdu» en se baladant un après-midi dans la ville qu’il connaît pourtant comme sa poche. «C’est vrai que ça construit vite», conclut-il dans un sourire.

Gabriel Monnet

Un cas d’école
 

Et qu’en est-il des écoles? Nicolas Pasquier, conseiller communal vert, reconnaît que la situation n’est pas toute simple: «La ville doit souvent trouver des solutions temporaires, mais proposées dans de véritables bâtiments aménagés à cet effet.» Deux nouvelles écoles de quartier, au Terraillet et dans la zone de la Pâla, permettront toutefois de normaliser la situation et d’accueillir encore plus d’élèves. Rencontrées en ville, différentes familles affirment être satisfaites des infrastructures scolaires bulloises. Une citoyenne ajoute que, même si «certaines classes sont très chargées, le fait qu’il y ait une grande multiculturalité est vraiment positif. Ma fille grandit dans un univers fait de plein de réalités différentes et elle aime beaucoup cela.»

Les Jardins de la Pâla à Bulle

Les Jardins de la Pâla, inaugurés en 2021, sont l’un des nouveaux quartiers bullois. Des centaines d’appartements, un supermarché, un café et quelques commerces. A moyen terme, une école est prévue dans le quartier.

GABRIEL MONNET

En privilégiant une expansion quartier par quartier, avec petits supermarchés et cafés, le risque est grand que les habitants de ces nouvelles villes dans la ville vivent en autarcie. «Cela nous desservirait à coup sûr, grimace Baptiste Moret, boucher et habitant de Bulle depuis toujours. Le fait que de petits supermarchés s’installent au centre ne me dérange pas, car ils attirent des gens qui iront plus facilement dans les commerces indépendants. Mais le problème, ce sont les grandes surfaces à l’extérieur de la ville.» Nicolas Pasquier estime, lui, que «le centre est et restera le poumon de la cité et je suis persuadé que les gens continueront à venir même s’ils ont accès à d’autres commerces en périphérie, plus proches de leur logement.»

Encore faudra-t-il qu’ils puissent se déplacer aisément. A moyen terme, de nouvelles lignes de bus sont prévues, mais cela suffira-t-il à attirer les habitants au centre-ville? Des parkings ont été aménagés ces derniers mois. Toutefois, et à l’instar de beaucoup d’autres indépendants du centre-ville, Baptiste Moret fustige la volonté du Conseil communal de rendre le centre-ville piéton. «Les travaux constants, notamment à 100 mètres d’ici lors de la construction de la gare et pour différents ouvrages routiers, nous ont déjà montré que ça fait baisser les ventes «sur le pouce». Qu’est-ce que ça serait si aucune voiture ne pouvait se garer à côté?» 

Baptiste Moret, de la boucherie et chevaline Moret de Bulle pose devant l'entrée de son commerce, mercredi 19 avril 2023 à Bulle

L’arrivée de nouveaux habitants signifiera-t-elle une hausse des clients pour le centre-ville? Le boucher Baptiste Moret a des doutes.

GABRIEL MONNET

Arriver au centre-ville est une chose, mais déjà faut-il arriver à Bulle! Trois trains par heure, un changement obligatoire et plus d’une heure de trajet depuis Lausanne, par exemple. «L’offre doit être augmentée, les cadences accélérées et le budget libéré, estime un connaisseur de la région. Il faut y réfléchir maintenant pour imaginer des effets à l’orée 2030.» Pour lui comme pour Serge Rossier et Jean-Bernard Droux, la ville est sur le bon chemin. Mais il insiste: «Elle doit assumer d’être devenue une «vraie ville». Le jour où ce sera le cas, la situation sera plus fluide et, dans une certaine mesure, plus facile.» Comme une bulle d’air à l’horizon.

Par Siméon Calame publié le 11 mai 2023 - 08:41