Né en 1941 à Zurich, Bruno Ganz s’est formé au théâtre en Allemagne, collaborant avec les plus grands metteurs en scène, parmi lesquels Peter Stein, au sein de la troupe de la Schaubühne à Berlin.
Au cinéma, cet homme de nature timide, limite farouche, s’est illustré auprès des plus grands réalisateurs, Eric Rohmer, Wim Wenders, Werner Herzog, Volker Schlöndorff, Theo Angelopoulos, Francis Ford Coppola, Jonathan Demme ou encore Barbet Schroeder. Parmi les films suisses, il a joué un inoubliable marin à quai dans Dans la ville blanche d’Alain Tanner. Il a aussi incarné des grands-pères extraordinaires, celui de Vitus pour Fredi M. Murer, celui de Heidi dans le film d’Alain Gsponer. Pour Jacob Berger, il a été Un juif pour l’exemple d’après le récit de Jacques Chessex. Dans le nouveau film du Lausannois Germinal Roaux, le magnifique comédien endosse la chasuble d’un chanoine qui, dans l’hospice de montagne dont il a la responsabilité, accueille des réfugiés.
- Qu’est-ce qui vous a fait accepter de jouer le rôle d’un prêtre?
- Bruno Ganz: Parce c’est très différent de ce que je suis. Et puis le Simplon, la neige, les montagnes que je déteste, tout cela est très loin de moi!
- Une manière de vous mettre en danger, comme le fait de jouer avec un réalisateur dont ce n’est que le deuxième long métrage?
- J’ai regardé son premier film, j’ai trouvé qu’il avait beaucoup de talent et j’ai compris qu’il en ferait un deuxième et qu’il serait meilleur. Alors j’ai accepté, et puis on a parlé parce qu’il y a dans mes dialogues des choses que je trouvais trop chrétiennes, pas assez générales… Seulement, Germinal Roaux est quelqu’un de très têtu, pour rester poli! Mais je me suis habitué à ça aussi, parce que je ne suis pas toujours très facile non plus! Finalement, il a fait exactement ce qu’il avait envie de faire et, du point de vue artistique, le film me plaît vraiment, j’aime toujours beaucoup le noir et blanc.
- Le film traite de la question des réfugiés et de l’accueil que l’on peut leur offrir, comment ressentez-vous ce problème?
- Ça me touche parce que je passe toujours beaucoup de temps en Allemagne où la question est plus sérieuse, plus grave encore qu’en Suisse. C’est vraiment un grand problème: une partie des gens dit qu’il faut accueillir les réfugiés et une autre que ce sont simplement des parasites qu’on ne veut pas. Entre les deux, il n’y a pas beaucoup de nuances. Ça m’inquiète, parce qu’on parle de 2 milliards de personnes prêtes à quitter leur pays… La question fait déjà partie de l’histoire de l’Europe. En Allemagne, ceux qui disent qu’il faut les accueillir sans condition se sentent obligés d’être de bons chrétiens, ce sont des bienveillants qui ont appris de leur histoire, mais c’est aussi une manière de se donner bonne conscience si un jour nos enfants nous demandent ce que nous avons fait à ce moment-là…
- Le chanoine que vous interprétez défend «ce que Jesus nous a appris», l’aide et l’accueil…
- La discussion entre les cinq prêtres reproduit comme un miroir le débat en cours en Allemagne: la gauche dit qu’il faut accueillir et la droite dit «Germany first»! Certains des prêtres trouvent qu’ils sont trop dérangés, qu’ils n’ont plus assez de calme pour la méditation mais celui que j’interprète insiste au contraire sur les paroles de Jésus (il tape sur la table): nous sommes là pour accueillir, c’est notre vocation! Sa position est très claire et c’est bien qu’il y ait des gens avec des positions très claires.
- Quels souvenirs garderez-vous de ce tournage?
- Comme je déteste les montagnes, j’avais toujours envie de descendre à Domodossola (ma mère était Italienne). Là-haut, quand nous sommes arrivés, il y avait beaucoup de militaires, des chars. Il y avait aussi de vrais réfugiés, venus de Lausanne en autocar comme figurants. On a un peu parlé. Et puis cet hospice avec une grande église à l’intérieur... c’est un endroit bizarre.
- Vous n’avez jamais eu envie de vous retirer loin des bruits du monde?
- Non, au bord du lac de Zurich, je peux aussi me retirer loin des bruits du monde, je n’ai pas besoin d’aller au Simplon.
- Quel rapport avez-vous avec la religion?
- Enfant, j’ai été confronté à la religion protestante, ma mère catholique s’était convertie par amour. Mais j’avais aussi à l’école, à Seebach où nous vivions, un ami catholique; les messes auxquelles j’ai assisté m’ont beaucoup impressionné, c’est beaucoup plus théâtral, avec plus de costumes, plus d’odeurs, quelque chose de mystérieux qui me faisait un peu peur aussi.
- Et aujourd’hui?
- Pendant l’adolescence, on cherche à savoir si Dieu existe ou pas et comment le monde s’est créé. Par la suite, c’est devenu de plus en plus philosophique et puis littéraire. Mais je suis toujours resté en contact avec le religieux. Ce n’était ni loin ni proche, mais toujours en vue. Je ne vais pas à l’église le dimanche mais j’ai du mal à dire que Dieu n’existe pas et que ce n’est pas important. Les gens ont besoin de croire à quelque chose, moi aussi, et peu importe qu’on l’appelle Dieu ou autrement.
- Vous avez joué dans plus de 50 films, les regardez-vous parfois?
- Cette année, au festival de Berlin, Wim Wenders a présenté une version restaurée des Ailes du désir. Je ne l’avais pas vu depuis trente ans. J’avais un peu peur de moi-même parce que le temps fait des dégâts. Mais j’ai été surpris en bien, le film est vraiment très beau, très dense. La peur que j’avais s’est transformée en joie! Je pense qu’il va rester, pas moi, mais le film, parce que c’est bien, ce que nous avions fait à l’époque.
- Hier soir, j’ai revu avec plaisir «L’ami américain», votre premier film avec Wim Wenders…
- Moi, je l’ai revu deux fois, quinze ans après le tournage. Mais j’ai été un peu déçu. J’étais trop impressionné par Denis Hopper, c’était une grande star du cinéma américain, il arrivait juste du tournage d’Apocalypse Now, il était plein de coke! C’était aussi le véritable début de mon travail pour le cinéma parce que mon premier film, La marquise d’O... d’Eric Rohmer, était adapté du livre de Heinrich von Kleist, c’était plus proche du théâtre.
- Qu’est-ce qui est plus difficile à jouer, un rôle de fiction ou un personnage historique?
- Au début, j’ai trouvé plus difficile de rentrer dans un personnage normal, contemporain, peut-être parce que j’ai fait beaucoup de théâtre, Shakespeare, Goethe, Faust, ce sont des rôles littéraires.
- Et puis vous avez joué Hitler dans «La chute» d’Oliver Hirschbiegel, en 2004…
- La première fois que l’on m’a donné sa moustache et ses cheveux j’ai compris que n’importe qui devient Hitler avec ces attributs. On devient une espèce d’icône et c’est déjà la moitié de Hitler.
- Votre interprétation est malgré tout totalement saisissante.
- J’ai fait des efforts pour m’approcher de sa façon de parler. De grands acteurs allemands ont essayé de jouer Hitler, mais ils ont raté ça… L’autre difficulté était d’ordre moral parce que l’on sait que l’on va toucher à quelque chose de très sale, quelque chose que l’on déteste, que l’on n’a pas envie de voir même si tout le monde est fasciné quand même.
- Avez-vous regretté d’avoir accepté ce rôle?
- Pas du tout! Pour un acteur, c’est très intéressant. Mais après, il m’a fallu beaucoup de temps pour «perdre» Hitler.
- Le film raconte ses derniers jours mais vous vous êtes aussi intéressé à son ascension, à la fascination qu’il a exercée sur les Allemands et une partie de l’Europe. Pensez-vous qu’un tel personnage puisse ressurgir?
- Oui, mais pas comme Hitler, l’histoire ne se répète pas. Mais quand je vois agir quelqu’un comme le président de la Turquie, ce n’est pas très loin. Il ne va pas tuer des juifs ou des Syriens, mais il va tuer les Kurdes, et la manière dont il parle, ses certitudes et le fait de savoir qu’une partie du peuple turc est d’accord avec lui, c’est comme Hitler; alors je m’interdis de penser qu’un tel crime ne puisse pas se répéter…
- Quel genre de jeune homme étiez-vous en 1968?
- J’étais déjà sauvé parce que j’étais en Allemagne! Je faisais du théâtre à Göttingen et puis à Brême. On allait écouter Rudi Dutschke, on ne voulait plus faire de théâtre traditionnel… J’ai appris l’allemand à Göttingen. Connaissez-vous la chanson de Barbara? Elle l’a écrite après y être venue chanter. J’étais parmi les étudiants qui ont transporté le piano à queue sur la scène de notre petit théâtre où elle est restée une semaine.
- Vous aviez 27 ans, rêviez-vous de changer le monde?
- Non, je rêvais d’être acteur… Dans les années 60, à Zurich, beaucoup de comédiens étaient des réfugiés allemands, des juifs ou des communistes. Grâce à un copain, je pouvais entrer au théâtre sans payer et j’ai vu jouer les plus grands acteurs de langue allemande. C’est là que j’ai su ce que je voulais faire. Seulement, à 20 ans, j’étais seul à y croire, il fallait encore persuader le reste du monde et ça, ce n’est pas facile. En plus, j’étais très timide.
- Vous vivez de nouveau à Zurich, qu’est-ce que vous aimez dans cette ville?
- Je vis un peu en dehors, au bord du lac. Mais je ne sais jamais que répondre à ce genre de question… J’aime Londres, Paris, Venise que je connais très bien, Brême ou Munich, des endroits où j’ai passé beaucoup de temps, mais donner des impressions d’une ville, je ne sais pas…
- Cette année, on va encore vous voir dans un film de Terrence Malick, et puis vous ferez une apparition dans le prochain Lars von Trier. Vous ne songez jamais à la retraite?
- Je ne suis pas malade et je n’ai pas besoin de me torturer pour jouer. Il m’est arrivé de voir au théâtre des acteurs très âgés qui n’étaient plus capables… Au début, on a pitié, parce qu’on sait aussi qu’un jour on sera vieux, mais je ne veux pas que l’on puisse dire ça de moi. Mais j’ai toujours la chance que l’on me propose des rôles intéressants même s’il faut aussi savoir dire non, assez souvent! (Il rit.)
- De ce point de vue là, votre carrière est exemplaire et rares sont les ratages. Vous avez eu du nez?
- Du nez, oui… mais aussi de l’ambition, de l’orgueil, beaucoup de choses. Je vais au cinéma, moi aussi. Je peux distinguer les choses que je trouve bien, celles que j’admire. La qualité m’intéresse et je pense avoir été relativement strict dans mes choix. Mais je sais aussi qu’arrêter est difficile parce que c’est un joli travail d’être acteur.