- Comment avez-vous connu Benoît Violier?
- Brigitte Violier: C’était en 1996, à Courchevel, où j’ai grandi. J’avais 26 ans, lui 25. Je tenais une parfumerie. Il venait de quitter le restaurant de Joël Robuchon et prenait des contacts en Suisse avec Frédy Girardet. Benoît est venu faire une saison dans la station. Nous nous sommes croisés par hasard à travers nos relations. Un soir, lors d’un dîner, j’étais assise à côté de lui. C’était fascinant de l’écouter. Il parlait d’un domaine dont j’ignorais tout.
- Vous étiez séduite?
- Non. Il ne s’est rien passé. Un jour, il est venu en extra faire la carte pour le restaurant La Saulire. La première chose à laquelle il a pensé en arrivant a été de venir me dire bonjour. Il m’a demandé: «Est-ce que tu te souviens de moi?» Notre histoire a démarré en janvier 1997. On se voyait les week-ends.
- Comment était-il?
- A cet âge-là, lorsqu’on fait les saisons, on se laisse vivre. On dépense ce que l’on a. On pense à sortir, à faire du ski, à profiter de la vie. Lui avait déjà une idée très précise de sa carrière. Il était programmé pour aller loin. Son but était d’ouvrir un jour un restaurant étoilé. C’était clair. Il était aspirant compagnon et voulait devenir Meilleur Ouvrier de France.
- Comment viviez-vous son ambition et sa passion?
- Je regardais, j’écoutais et ça m’amusait (elle rit). J’étais solitaire, indépendante. Je connaissais le service, le luxe dans ma branche, mais rien à l’univers de la gastronomie étoilée.
- Vous faisiez des plans à deux?
- Je lui ai dit: «Tant que tu n’es pas sûr de ce que tu veux faire et où tu veux le faire, je reste à Courchevel.» Je le rejoignais en mai et juin, et il venait l’hiver. Cela a duré deux ans. J’ai su qu’il allait rester à Crissier (VD) à partir du moment où Philippe Rochat a accepté qu’il se présente au concours de Meilleur Ouvrier. Benoît l’a réussi du premier coup. Le regard porté sur lui a changé. Il est devenu le chef de Monsieur Rochat.
- Qu’est-ce que cela disait de lui?
- Sa force et sa détermination hors norme. Il a compris qui il était et qui il allait devenir. Philippe Rochat allait être son mentor, son père spirituel.
- En parlant de père, Benoît a vécu une double épreuve.
- En 2015, il a perdu coup sur coup son père biologique et Philippe Rochat, avec lequel il avait vécu pendant vingt ans une intense complicité professionnelle. Est-ce que cela a eu un impact sur lui? (Silence.)
- Avant, en mars 2002, il y a eu le décès de Franziska Rochat Moser, son épouse. Elle vous impressionnait.
- Oui. Elle a été une des premières dont j’ai pu mesurer la ténacité et la volonté à s’affirmer. Il est assez difficile d’exister à côté d’hommes comme ceux-là.
- Quel a été votre rôle lorsque Benoît est devenu chef?
- D’abord de créer un équilibre familial, une stabilité dans sa vie. Une sécurité. Il fallait lui apporter le calme qu’il n’avait pas dans son activité. Ce qu’on demande à ces chefs est une performance au quotidien. Elle est physique et nerveuse.
- Comme un sportif d’élite?
- Exactement. Il n’y a jamais d’acquis. On refait tout continuellement du mardi au samedi à raison de deux services par jour. Aller dans des établissements comme l’Hôtel de Ville doit être un moment d’exception, une fête.
- Vous êtes devenue maman d’un garçon en 2003 et avez repris le restaurant en 2012. Cela s’est décidé à quel moment?
- Dès 2005-2006 déjà. Il s’agissait de refaire la cuisine et les salles dans leur intégralité. Pour nous, c’était la condition sine qua non.
- Que vous dit Benoît à ce moment-là?
- «Est-ce que tu veux travailler et mener ce projet avec moi?» En ce qui me concerne, c’était une reconversion professionnelle totale. Il fallait s’y préparer et construire notre projet. J’allais être chargée de l’accueil, de la partie salle, de la convivialité, de la décoration et même du management, que j’ai créé avec Alessandro, le directeur du restaurant.
- Vous avait-on mise en garde?
- Pendant une année, j’ai entendu: «Ben dis donc, vous êtes courageux! Vous êtes sûrs que vous allez tenir?» Il y avait beaucoup d’inquiétude. Cette maison est incroyable, on s’y dévoue corps et âme. On y a tout donné. J’y ai tout laissé…
- C’est une vie particulière et méconnue du public.
- On est sur le facteur humain du matin au soir. On travaille et on vit sur place. En plus, nous avons construit notre clientèle. Une nouvelle génération. Internet prenait de plus en plus de place. Il y a eu l’émergence de sites tels que Tripadvisor.
- En 2012, à 41 ans, votre mari succède à deux légendes. Cela se passe bien?
- Ça démarre très fort, avec tout ce que ça implique comme curiosité et comme médiatisation. Même si lui comme les autres sont des introvertis. Ce ne sont pas des bêtes de scène. Il a fallu faire avec la demande et l’arrivée des émissions culinaires. Les chefs devenaient des stars du petit écran.
- Comment se traduisait le génie de Benoît?
- Il était comme un mathématicien. Un architecte. Entre sa pensée et la matérialisation finale, il dessinait les plats. Il était passionné par l’art baroque et tout ce qui était artistique. Il me disait toute la réflexion qu’il y avait derrière ses créations, comme un chef-d’œuvre. Le moindre détail comptait, le geste d’arroser un plat, par exemple. «Ça prend dix ans avant de pouvoir l’acquérir à la perfection», disait-il. Il le vivait, l’incarnait au quotidien. Il n’aurait pas pu prendre cette responsabilité avant 40 ans et sans doute pas après.
- C’était une consécration?
- Un achèvement, aussi. Il est allé au sommet de son art. Il a été nommé meilleur restaurant du monde en 2015. On ne peut pas aller plus haut. Ce que je pense, c’est que l’on pouvait consolider tout ça. Et j’étais prête à le faire.
- Vous en parliez?
- On n’a pas eu le temps… Le titre est arrivé en décembre. Il est parti en janvier 2016.
- Ce titre mondial a-t-il été un fardeau?
- Difficile à dire. L’obtenir si vite, si tôt et si jeune, c’est rare, voire inespéré. On ne l’envisageait pas. On n’y croyait même pas!
- Cela a pu jouer un rôle dans son geste?
- Je pense que tout a joué un rôle. Soudain, le monde se tourne vers vous. Vous faites face à une exigence qui peut vous dépasser. C’est au-delà des trois étoiles. Cela dépasse tout. Les médias, les commandes: tout était vertigineux.
- Que faisiez-vous l’un et l’autre le 31 janvier 2016?
- C’était un dimanche. J’étais à Lausanne avec mon fils Romain (13 ans alors, ndlr) chez des amis proches – lui est aussi mon avocat. Benoît devait partir à Paris pour le club gastronomique Prosper Montagné. J’avais préparé sa valise. Je l’ai quitté à 14h30. Un chauffeur devait le prendre à 15h30 pour l’aéroport. L’avion décollait à 18h. Cela s’est passé pendant cette heure de battement.
- Vous étiez sans nouvelles?
- Le chauffeur m’a téléphoné en m’annonçant: «Votre mari ne répond pas.» J’ai appelé ses deux numéros en vain. Or il décrochait toujours. Je me suis dit: «Il se passe quelque chose.» On a aussitôt quitté nos amis. J’ai pris Romain en déclarant: «On va à l’appartement.» Pendant le trajet, j’ai demandé à mon fils de vérifier si le numéro d’urgence était bien le 144 afin d’appeler au besoin.
- Vous arrivez…
- Je monte seule à l’étage, j’ouvre la porte de l’appartement et je découvre Benoît par terre. Il était tombé à côté du lit. Il s’était donné la mort avec son fusil de chasse. Il n’y avait plus rien à faire. Je suis restée deux secondes. Et je suis ressortie retrouver mon fils.
- Que lui avez-vous dit?
- «Qu’il ne reviendrait pas.» On pleurait de nervosité. C’est Romain qui m’a fait tenir: il avait besoin de moi. Je lui ai dit: «Je suis là. Je ne vais pas partir.» C’était sa grande peur…
- Qu’avez-vous fait en premier?
- J’ai appelé les amis chez qui nous étions. Lui m’a dit: «Ne touche à rien.» Comme il est avocat, il a prévenu la police. J’ai attendu en bas.
- Que se passe-t-il alors dans votre tête?
- Une partie de mon cerveau n’enregistre pas. Comme si ce n’était pas réel. Je n’ai pas réagi. Je n’avais eu aucun pressentiment de ce qui était arrivé.
- La scène ne vous a pas épouvantée…
- Je n’avais rien vu de traumatisant; il n’y avait pas de dégâts sur les murs ou au plafond. Il y avait une odeur et du sang, bien sûr. Mais j’ai vu Benoît apaisé, comme s’il dormait. Le choc est venu après. Je me suis dit: «Il ne sera plus là. On est coupés de lui. C’est fini.» Je ne l’ai compris que lorsque je suis retournée le voir à la morgue.
- Vous passiez de la consécration au néant.
- De meilleur restaurant du monde à l’anéantissement d’une vie, d’une carrière… Notre existence ne serait plus pareille, c’est sûr. A cet instant, je ne le mesure pas encore, évidemment. Je me dis: «Je veux protéger mon fils et être là pour lui.»
- Benoît Violier a été inhumé dans le caveau familial à Montils, en Charente-Maritime.
- Il le voulait. Il faisait beaucoup de montagne et, comme Franziska avait disparu en altitude et que lui, en plus, pratiquait la chasse, il l’avait évoqué au cas où il lui arriverait quelque chose, sachant que l’on n’était jamais à l’abri.
- Avec le recul, qu’est-ce qui aurait pu vous alerter?
- Benoît était surmené. A partir de l’automne, la saison est très chargée. C’est éreintant et c’est le moment de la sortie des guides. Il avait donné beaucoup d’énergie pendant les quatre années précédentes.
- Pourquoi ce geste, selon vous?
- C’est le mystère. Parce que tout allait bien. Nous avions tout. On ne pouvait pas aller plus haut. Etait-ce une raison? Elle peut être terrifiante, mais cela reste une interprétation… C’est l’incompréhension qui est terrible. Il n’a rien laissé pour expliquer son acte.
- Vous n’aviez pas de problème d’ordre privé, financier, pas d’inimitiés?
- Non. C’était un dimanche comme un autre. Tranquille, paisible. Un dimanche pendant lequel il était encore sollicité. Il ne pouvait pas s’accorder du temps pour lui, se reposer.
- Quel était son rythme de vie?
- Il dormait peu. Il était tout le temps en réflexion, en action. Et il demandait à être sollicité. Il voulait être sur tous les terrains. En termes d’échelle de temps, il ne lui restait que la nuit. Et il voulait absolument caser tout ça. Ses deux gros livres sur le gibier, deux sommes, il les a écrits sans imaginer se retirer.
- Après les obsèques, la question se posait de savoir ce que vous alliez faire.
- Avec le conseil d’administration et la brigade, j’ai annoncé: «On continue.» Franck Giovannini a été nommé chef exécutif. Il s’est occupé de sa brigade de cuisine, des fournisseurs, de la structure marchandise.
- Il n’a jamais été question de fermer?
- Non. Les réservations étaient pour le mardi. On devait répondre à l’attente des clients. Certains avaient voyagé, réservé un hôtel. Si à ce moment-là on arrête le mouvement, on sombre. Et donc, il faut lutter.
- Vous l’avez compris tout de suite?
- Oui. C’est là que j’ai peut-être été habitée par des choses qui me dépassent. Le mardi, j’étais au restaurant, mais je n’accueillais pas les clients. J’étais avec le staff auprès de Franck. Gérer tour ça est colossal. Une fois seule, je m’effondrais.
- Comment avez-vous tenu?
- J’ai très vite repris mes cours de danse à Morges. J’en avais besoin, cela me raccrochait au quotidien, m’apportait un équilibre alors que dans ma vie tout changeait. J’ai entrepris une thérapie, que je poursuis. Des amitiés se sont révélées. Dans mon entourage, certains avaient vécu la même chose. D’autres m’ont fuie. Ce qui est arrivé fait peur. La mort fait peur.
- Pourquoi rester habiter à l’Hôtel de Ville?
- C’était devenu ma maison. Le cataclysme était tel que je ne pouvais pas tout changer. Je vivais à la fois un décès et une séparation. Vous ne voulez pas, en plus, que j’y ajoute un déménagement!
- Vous décidez alors de tout réaménager.
- Oui. J’ai refait entièrement l’appartement. Cela devenait chez nous avec mon fils et non plus notre chez-nous d’avant. J’y suis restée pendant deux ans et demi.
- Si c’était à refaire, que changeriez-vous?
- J’irais, dès le début, habiter ailleurs et non pas sur place, afin qu’il y ait une coupure entre les deux mondes.
- Pensiez-vous continuer?
- On m’avait rassurée sur la pérennité de mon poste. J’avais posé la question et anticipé. On m’a dit: «Il n’y a pas de souci. Tu n’as pas à t’inquiéter.» Alors je ne me suis plus inquiétée.
- Une clause de confidentialité vous empêche de détailler les modalités de votre départ. Seriez-vous restée?
- Non. De toute façon. Parce que j’aurais fini par y asphyxier.
- Comment voyez-vous tout cela désormais?
- C’est quelque chose qui fait partie de mon passé. Violier est inscrit dans l’histoire de Crissier. Je suis l’héritière de ce que l’on en a fait et du nom. C’est ce que je veux véhiculer dans le futur. C’est là que ce nom prend son sens.
- Que vous disait-on après votre départ du restaurant?
- «Tu vas repartir vivre en France?» Mais pourquoi donc? J’ai la nationalité suisse et mon fils est né ici. Je viens d’emménager au Mont-sur-Lausanne. Ce que nous avons réalisé est ici. J’y ai passé la moitié de ma vie.
- Qu’est-ce qui est le plus dur?
- Quand il arrive un choc comme celui-ci, on n’a plus de repères, on doit tout recréer. On est amputé d’un être, il faut donc se repositionner et il faut du temps. Il faut l’assimiler et le comprendre. Votre vie est exposée sur la place publique et, au quotidien, il faut pallier ses peines et affronter l’administratif. J’ai été entourée, heureusement. Mais cela coûte. Tout coûte…
- Les séquelles?
- Il y a des hauts et des bas. C’est comme un boomerang, cela revient, sans cesse. Vous sortez la tête de l’eau, vous respirez et vous replongez… Je ne sais pas quand cela va s’arrêter. Il y a la peur du lendemain mais une vie à inventer avant tout.
- Qu’est-ce que cela vous a appris?
- On nous disait, comme si c’était un dû: «Vous, vous avez l’argent et la notoriété…» Nous n’en avons pas profité. L’argent et la médiatisation au final ne sont rien. Dans le monde du travail, vous êtes une pièce que l’on change. J’ai appris aussi que l’on ne connaît jamais tout à fait l’autre, l’être avec lequel on vit. Benoît était un terrien, un chasseur. Il a disparu sans explications.
- Vous lui en voulez?
- On n’abandonne pas les gens qu’on aime. En tout cas, c’est ma philosophie. Je ne le comprends pas. La colère, s’il y en a une, en résulte. Elle est légitime face à une incompréhension. Face à un engagement aussi. Moi, je n’aime pas fuir. Tout repose sur moi désormais. Lorsqu’on est deux, on n’y pense pas.
- Qu’aimeriez-vous lui dire?
- D’être en paix. Je le lui souhaite. Je l’ai aidé à concrétiser son rêve. Il est parti en l’ayant accompli. Même s’il est parti très tôt et très jeune, c’est une forme d’accomplissement. C’est pour cela que je peux le laisser partir.
- Votre rapport à la mort a-t-il changé?
- Nous étions tellement dans l’action qu’il n’y avait en fait pas de place pour y penser. Et puis la mort s’invite dans votre vie. D’abord Franziska, puis Philippe Rochat. On y survit… et paf! Cela arrive avec Benoît et nous atteint de plein fouet, mon fils et moi. La mort est là. Elle existe bel et bien. C’est à ce moment que j’en ai réellement pris conscience. Mais je n’en ai plus peur.
- Pourquoi?
- Je pense à l’élévation de soi, à la spiritualité. C’est ce vers quoi on doit tendre. C’est la direction que je me donne. Je ne tiens pas à mourir pour autant. J’ai mon fils, je veux qu’il se réalise et je veux être là pour les gens que j’aime. Mais, quand le moment sera venu, je sais que la mort est là et je sais aussi que j’y suis préparée et que, quelque part, je suis attendue.
- Par quoi?
- L’amour. Un amour pur. Bienveillant.
- Celui de Benoît?
- Non. Un amour plus grand encore. Je ne peux pas vous l’expliquer. Je ne sais pas d’où je tiens ça. Je l’avais déjà en moi, mais cela s’est accentué.
- Etes-vous croyante?
- Pas en une religion, si c’est cela la nuance. Mais je vis cette spiritualité et cette foi. C’est la foi. C’est pour cela que je vis, d’ailleurs.
- Votre accomplissement à vous, quel est-il?
- J’ai appris à me connaître dans les situations les plus extrêmes. Maintenant, je veux réaliser mes rêves. Tout est nouveau. Romain a 17 ans et il a réussi son entrée à l’école de photo de Vevey. Il a récupéré les appareils de son père. Il est passionné de mode. Nous avons déménagé le 1er octobre. Cela me permet de clôturer un chapitre, d’envisager les prémices d’un autre.
- Qu’avez-vous entrepris?
- Je suis directrice artistique du guide «Tables ouvertes», avec le souci de rendre la gastronomie accessible. J’ai enseigné l’accueil et le savoir-être auprès des clients aux élèves de 1e année de l’Ecole professionnelle de Montreux. Je soutiens le jeune joaillier Jérôme Bonneville, Meilleur Ouvrier de France lui aussi. Et je souhaite raconter dans un livre l’histoire partagée avec mon mari à travers mon regard et mon ressenti. Tout reste à faire professionnellement.
- Et sentimentalement?
- Je l’espère aussi. Même si Benoît a été l’homme de ma vie. On a toujours en tête l’homme idéal. Je ne sais pas à quoi il ressemblera. Je ne crois pas au prince charmant (rires). J’ai besoin d’une épaule. Quelqu’un qui sache m’écouter. Qui connaisse mes blessures et qui en ait aussi.