«Je t’aime Sabina.» «Je t’aime Adrien.» Tous deux sont assis, l’un en face de l’autre, dans ce grand restaurant vitré que baignent les rayons de soleil d’un été finissant. Adrien est arrivé avec trois minutes de retard et Sabina l’attendait à l’entrée, toute tourneboulée. Ils se sont embrassés longuement, serrés debout l’un contre l’autre, indifférents à la foule qui se presse en ce jeudi midi pour déjeuner. Ces trois mots, ils ne vont cesser de se les renvoyer durant tout le repas, comme s’il fallait les réciter tel un mantra pour qu’ils deviennent réalité. Et à chaque fois qu’ils s’adressent la parole, ils répètent leurs prénoms comme pour s’assurer que l’être aimé est bien là: «Tu vas bien ma Sabina d’amour?» «C’est bon ce qu’on mange Adrien.» «Tu m’aimes Sabina?»
Fantasque Sabina
Sabina et Adrien sont handicapés. C’est du moins selon ce vocable qu’on les étiquette habituellement. Alexandre Jollien, l’écrivain et philosophe valaisan que les lecteurs de L’illustré connaissent bien, préfère qu’on les appelle les «extraordinaires», littéralement «ceux qui sortent de l’ordinaire». De manière à considérer le handicap «comme une composante de la diversité humaine et non comme une tare», selon les propres termes de la convention de l’ONU ratifiée par la Suisse en 2014. Sabina et Adrien fréquentent tous les deux La Branche, une institution pour personnes «extraordinaires» sur les hauteurs de Savigny (VD), l’une comme résidente, l’autre seulement la journée. Pendant deux jours, j’ai suivi ces deux bénéficiaires (appellation maison), du matin au soir, à travers leurs différentes activités.
C’est Sabina que j’ai d’abord rencontrée, un mercredi matin, au sein de l’atelier tisanes, l’un des quinze existant au sein de l’institution. C’est là que sont triées, séchées et conditionnées la cinquantaine de plantes cultivées sur le domaine pour composer de délicieuses tisanes vendues à la boutique jouxtant la cafétéria ou au marché de Vevey le mardi matin. Tout en cueillant des calendulas, en égrenant de la lavande ou en effeuillant des tournesols, Sabina m’a un peu parlé d’elle. De ses 29 années d’existence, dont onze passées au sein de l’institution, de ses difficultés au début quand elle «pétait les plombs» pour un oui ou pour un non, de ses parents originaires des Pouilles, de son bonheur de pouvoir assister au spectacle de la Fête des vignerons avec eux, de ses week-ends veveysans à se promener au bord du lac ou à regarder sur sa tablette des épisodes de Top Models avec Ridge, Brooke et Liam.
Du rire aux larmes en un éclair
Elle est «cool» Sabina, comme l’indique sa casquette où le mot est écrit en lettres de strass. Elle rit beaucoup, mais peut passer aux cris et aux larmes en un éclair. Il suffit de pas grand-chose, que son bas de pantalon s’accroche dans un buisson de thym pour qu’elle se mette à paniquer, d’une taquinerie d’une amie à propos de son amoureux pour qu’elle pique une colère. Son maître socioprofessionnel à l’atelier tisanes, Christophe, la décrit comme une jeune femme qui aime bien quand ça fait des vagues, qui n’hésite pas à provoquer et à se confronter aux autres: «Certains bénéficiaires passent toute leur matinée plus ou moins concentrés sur une tâche, Sabina, elle, bouge tout le temps et négocie pied à pied son emploi du temps.»
Ricardo, qui dirige la maison Saint-Luc où Sabina est logée, précise que sa fantasque pensionnaire nécessite une attention permanente: «Elle vit difficilement les imprévus et a besoin d’un cadre rassurant et bienveillant. En même temps, elle ne cesse du matin au soir de tester ce cadre en multipliant les provocations. Pour elle, avoir un amoureux et l’imposer à ses parents a été un événement décisif dans son besoin d’autodétermination et son désir de se rapprocher de la norme. Elle a fait d’énormes progrès dans ce domaine ces deux dernières années.»
L’emploi du temps de Sabina est réglé comme du papier à musique: atelier tisanes tous les matins, sauf le vendredi, et aquagym, atelier bougies ou cahiers les après-midis. Entre 13 heures et 14 heures, elle se retire généralement dans sa chambre. Ce mercredi, c’est pliage de papier et reliure de quelques-uns des 80 000 cahiers scolaires sortant chaque année de l’institution à destination des 30 écoles Steiner existant en Suisse. Ici, comme dans tous les ateliers de La Branche, chacun travaille à son rythme et les salaires, de 25 centimes à 6 francs de l’heure, varient en fonction des compétences. Sabina est capable de travailler efficacement comme de papillonner à travers l’atelier pour cajoler Nathanaël ou provoquer Soraya. Histoire de ne pas se faire oublier… Et puis, elle a toujours faim et ne cesse de demander l’heure qu’elle ne peut lire sur la grande horloge de l’atelier.
Le feu et la terre
Si Sabina est d’un signe de feu (Sagittaire), Adrien, lui, est d’un signe de terre (Taureau). Lorsque je suis venu le chercher jeudi matin chez lui pour l’accompagner à La Branche, sa maman m’a prévenu: «Il est très lent dans tout ce qu’il fait, très terre à terre, mais, par contre, vous n’avez pas besoin d’allumer votre GPS, il vous guidera sans coup férir à bon port.»
En effet, dans le labyrinthe des petites routes de campagne entre la Claie-aux-Moines et Mollie-Margot, Adrien se révélera un copilote hors pair. Et pour ce qui est de la lenteur, il n’a effectivement pas son pareil, surtout lorsqu’il s’agit de ramasser les tas de crottin abandonnés par les chevaux du centre équestre où il travaille ce matin-là. Mais, par contre, sa concentration est totale et le boulot est impeccable! La récompense, ce sera quelques tours de manège à marcher et à courir auprès d’un cheval qu’il guide tant bien que mal à l’aide d’une longe.
Très soigneux et très taiseux
L’après-midi, changement de décor puisque l’on se rend à la ferme où, encadrés par des maîtres socioprofessionnels et des travailleurs stagiaires, une demi-douzaine de bénéficiaires vont se livrer aux travaux des champs. Pour Adrien, ce sera, en compagnie de Chloé, découpe et ensachage sous vide du fromage, une tâche qu’on lui confie volontiers car il est très soigneux. Très soigneux et très taiseux… En deux heures de travail à ses côtés, je n’arrive à lui soutirer que de biens maigres renseignements: une mère enseignante et un père informaticien, une sœur de 16 ans et demi, une passion pour les animaux, un voyage en famille cet été au Costa Rica et des samedis matin occupés à jouer à Lausanne au rafroball, une sorte de handball adapté aux personnes «extraordinaires» mais ouvert aux «ordinaires».
Le reste, je l’apprendrai par sa maman ou par les éducateurs. Adrien se rend seul en bus deux matinées par semaine au Musée de zoologie de Lausanne, où il travaille à l’identification et à l’encodage des oiseaux, pour lequels il est devenu un spécialiste apprécié. Derrière son mutisme se dissimule un jeune gars avide d’organiser et de participer à un maximum d’activités au sein de l’institution: théâtre, soirées disco, préparation du carnaval annuel… En fait, Adrien adore être en groupe. Et même s’il reste en retrait, dans la grande cuisine de la ferme où l’on fait la pause, il ne perd rien de tout ce qui s’y passe, un sourire amusé aux lèvres. A moins que ce sourire n’annonce une des activités qu’il préfère: ramener à l’étable la douzaine de vaches qui paissent dans un champ tout proche.
Conscience du «handicap»
Ce qui frappe chez Sabina et Adrien, c’est que tous deux ont clairement conscience de leur «handicap»: pour Sabina, cette instabilité émotionnelle qui l’amène encore souvent à péter les plombs; pour Adrien, ce repli sur soi qui l’empêche souvent d’entrer en communication avec les autres. Tous deux, secondés par les équipes éducatives, font d’immenses efforts pour y remédier.
C’est d’ailleurs peut-être pour se compléter que ces deux êtres aussi dissemblables se sont rencontrés et sont tombés amoureux. Comment? Nous ne le saurons pas. Car autant le couple est expansif dans ses manifestations amoureuses, autant il demeure muet lorsqu’on lui demande de mettre des mots sur ce qui l’unit. Une timide mimique de Sabina nous fera comprendre que c’est plutôt elle qui a fait le premier pas pour former cet étrange duo qui vit, en l’espace d’une journée, une avalanche d’émotions aussi diverses qu’intenses, alignant épisodes de rupture et de réconciliation, bouderies et rires en cascade, Sabina excellant dans l’art de l’impromptu…
Une idylle protégée
L’institution voit plutôt d’un bon œil cette idylle, qu’elle protège en accordant au jeune couple des moments seul à seul après le repas de midi dans un des salons de la maison Saint-Luc. En cela, elle s’efforce d’aller dans le sens de la convention de l’ONU qui stipule que la vie affective et sexuelle fait partie des droits fondamentaux de toute personne. Mais dans le cas de Sabina et d’Adrien, un long processus d’accompagnement et de préparation mis en place par le groupe Pro vie affective et sexuelle sera nécessaire avant d’envisager, peut-être, un jour, que les portes de la chambre d’intimité de l’institution s’ouvrent à eux.
La Branche en chiffres
1962. Acquisition par le foyer Saint-Christophe du domaine de La Branche à Savigny.
119. Le nombre de bénéficiaires adultes de 18 à 76 ans.
9. Le nombre d’unités d’habitation sur le domaine.
19. Le nombre d’élèves de 4 à 18 ans.
376. Le nombre de collaborateurs travaillant au sein de l’institution (205 équivalents temps plein).
106. Le nombre de places de travail dans les 15 ateliers socioprofessionnels.
78 200. Le nombre de cahiers fabriqués annuellement par l’atelier papeterie.
42 tonnes. La quantité de céréales et de légumes produite chaque année par la ferme.
160 000. Le nombre de repas bios servis en une année par le restaurant.
30 millions. En francs, le budget annuel de fonctionnement.