La série s’appelle «Détenues» et, pour la réaliser, Bettina Rheims a fréquenté plusieurs établissements pénitentiaires français. Ces portraits de femmes incarcérées, auxquelles elle redonne un visage et leur humanité, sont à découvrir à l’église Sainte-Claire de Vevey, jusqu’au 25 septembre. Ils marquent et rappellent comme l’univers de celle qui aime tant photographier les femmes est singulier. De sa première série réalisée avec des strip-teaseuses, en 1978, à ses portraits d’à peu près toutes les superstars, en passant par ses séries de mode espiègles, son regard délicat sur la question de la transidentité, sans oublier sa relecture iconographique de l’imagerie évangélique, la portraitiste a imposé son œil et des mises en scène éblouissantes qui laissent bien des images iconiques. Entretien.
- Pourquoi avez-vous entrepris ce travail avec des femmes en prison?
- Bettina Rheims: Après avoir lu énormément de textes d’anciennes détenues, quelque chose revenait tout le temps, qui était la perte de l’estime de soi. Quand on entre en prison et qu’on est une femme, on n’a plus accès à rien. On est généralement au fond d’une prison pour hommes, sans équipements de sport, sans réfectoire ou endroit pour voir un film. On se douche, on mange, on dort dans sa cellule minuscule, souvent à deux ou trois, avec très peu de moments de vie privée. Si, en plus, on est incarcérée loin de sa famille, ce qui est souvent le cas, les visites s’espacent. C’est cela, la situation pour les femmes en prison en France. Et tout cela fait qu’elles se perdent et l’idée était de les aider à retrouver, le temps d’un portrait, quelque chose de cette estime perdue.
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- Il émane beaucoup de tristesse de ces portraits.
- On a beaucoup pleuré, mais on a aussi ri. Je crois que ça leur a apporté quelque chose. J’avais compris que, pour les sortir des cellules, il fallait les garder le plus longtemps possible afin qu’elles n’y retournent pas trop vite. Donc on faisait traîner, durer. Il y avait cette pièce de maquillage où elles pouvaient parler avec une de mes assistantes, et avoir des conversations de femmes. On parle toujours de choses graves, mais, au fond, parler de la couleur d’un rouge à lèvres, ça fait du bien aussi, de temps en temps. Ces rencontres m’ont beaucoup marquée et me laissent un souvenir très précis des moments passés ensemble, et de l’histoire de chacune, qui n’est pas dévoilée, car je m’étais engagée à ne pas le faire.
- Quand on se retrouve enfermée, c’est que la vie a souvent déjà été dure. Or vous avez dit que la prison casse quelque chose.
- Ça casse des gens cassés. C’est une espèce de double peine parce que la plupart de celles que j’ai photographiées étaient des femmes qui n’avaient pas eu de chance au départ. Les crimes des femmes sont des crimes domestiques, et on n’arrive pas là par hasard. Ce sont des femmes qui ont été maltraitées, battues. Pas toutes, mais la plupart.
- La photographe Diane Arbus, qui vous a inspirée à vos débuts, était «brutale» quand elle photographiait, selon vos mots. Et vous, quand vous photographiez, comment êtes-vous?
- C’est compliqué à décrire. Ça passe par plein de phases différentes. Le flash empêche de voir, il éblouit, et je suis derrière un gros appareil photo, donc on ne me voit pas et c’est ma voix qui va dicter le rythme. Je peux avoir des moments d’énervement, peut-être, mais je ne pense pas être brutale. Ça se passe à deux, il faut réussir à accorder nos pas. Il paraît que je marche beaucoup, j’arpente. Longtemps, j’avais de grosses chaussures, comme des chaussures de guerre, c’étaient mes chaussures pour aller photographier. Petit à petit, je les ai abandonnées pour des baskets plus confortables, mais il y a un côté lutte. C’est une lutte amusante, mais une lutte pour que ce modèle vous donne une image qu’il n’avait pas donnée avant, ou n’avait pas l’intention de donner au départ.
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- Vous avez aussi dit que les femmes doivent se sentir les plus belles du monde quand elles arrivent sur le plateau.
- Il faut au moins essayer de les décharger au maximum des problèmes qu’elles peuvent avoir avec leur physique, puisqu’il est très compliqué pour toutes, connues, pas connues, d’être devant un appareil photo. Même si on est une très grande actrice, c’est compliqué, car, là, on ne joue pas, on est soi-même. Donc, au départ, tout le monde est mal à l’aise. Et c’est pour cela que j’ai toujours eu les meilleures équipes du monde, afin que, avant d’aller sur le plateau, quand elles se regardent dans la glace, elles se disent que, ce jour-là, elles sont vraiment belles. Après, advienne que pourra, ça passe par les émotions, qui ne se préparent pas, et quand ça marche, c’est magique.
- L’inconscient parle fort dans une œuvre. Au fil du temps, avez-vous perçu ce que vous cherchiez à saisir sans le savoir? Certaines choses reviennent-elles?
- Oui, il y a quelque chose qui revient, et je ne sais pas ce que c’est. Serge Bramly a écrit un jour que mes photos étaient des autoportraits. En tout cas, ça m’a appris beaucoup sur moi-même de photographier toutes ces femmes. Je me suis aimée un peu plus. Ça m’a confortée dans l’idée que j’étais exactement là où je devais être. Et c’est un sentiment très fort, car je ne me trouvais pas intéressante, mais quand j’ai saisi cet appareil, j’ai compris qu’il resterait au bout de mon bras toujours, que j’étais arrivée à la maison. J’ai follement aimé ce que j’ai fait pendant plus de quarante ans.
- Il y a beaucoup de joie dans vos portraits d’ailleurs.
- Il y a une jubilation. Parce que je prends du plaisir, mais j’en donne aussi. Je raconte toujours cette histoire avec Madonna qui ne voulait pas s’arrêter alors que je n’en pouvais plus. Il était 5 heures du matin, je répétais qu’il nous fallait quatre photos et qu’on en avait déjà 72, mais elle répliquait: «On continue. Continue! Vas-y, shoote!» A la fin, elle était couchée sur la moquette et moi aussi, car je n’avais plus la force de tenir mon appareil… Donc oui, beaucoup de jubilation. Des modèles m’ont dit qu’avec moi c’était facile parce que je leur parle. Certains photographes pensent qu’il suffit d’une jolie lumière et d’un bon appareil pour faire une bonne photo. Mais il faut la faire advenir. Il faut charmer, envoûter, et allumer des feux dans les yeux des gens.
- La photographie a longtemps été dominée par un regard masculin qui objectivait les femmes, et vous avez été l’une des premières à porter sur elles un regard féminin. Qu’est-ce que ce regard rend aux femmes?
- On attendait au départ d’une femme qu’elle fasse un travail doux, gentil, en floutant un peu leurs images, en faisant voler de grands tissus. Et lorsque j’ai fait «Chambre close», ce travail sur des femmes qui se déshabillent dans de petites chambres d’hôtel, on m’a dit que c’était une honte, que je travaillais comme un homme. C’est une mésinterprétation absolue. J’ai pu faire ce travail parce que je suis une femme et que je n’aurais jamais fait ce que je ne veux pas qu’on me fasse. Quand on fait des photos, on peut jouer à aller assez loin, mais on arrête quand elles veulent. Il y a eu tellement de mauvaises conduites dans ce métier que, aujourd’hui, je pense que les femmes préfèrent se faire photographier par des femmes. Il n’y a pas de danger.
- En 2021, vous avez donné vos archives à l’Institut pour la photographie de Lille: 230 000 pièces. Vous êtes-vous replongée dedans avant de les confier, et pourquoi le faire?
- Il y a des stocks d’archives, de négatifs, de tirages, de parutions, d’affiches de films, de pochettes de disques… De temps en temps, je voyais un nom sur une boîte et je disais: «Celle-là, j’ai envie de la garder.» Mais sinon, non, ce sont eux qui se plongent dedans et archivent, numérisent, pour gérer l’avenir de ce travail, qu’il ne disparaisse pas après moi, et pour ne pas accabler mon fils qui a autre chose à faire que de gérer les photos de sa mère. Il y a quelques mois à peine que c’est fait, et, maintenant, j’ai ma page blanche sur laquelle je vais pouvoir écrire une autre histoire. Ce que je voulais, c’était une page blanche.
>> Retrouvez «Détenues», une soixantaine de portraits signés Bettina Rheims et exposés au festival Images Vevey, à l’église Sainte-Claire de Vevey (VD). Entrée libre. A voir jusqu’au 25 septembre.