Un Vaudois dans l’arène, face aux grands de ce monde. L’image est étonnante, marquante, insolite, inédite. Cet honneur échoit à un des Suisses les plus connus autour du globe, et ce n’est pas un hasard: Bertrand Piccard, l’homme du premier tour du monde en ballon et en avion solaire, le célèbre petit-fils d’Auguste Piccard, l’homme de la stratosphère, et fils de Jacques Piccard, le pionnier des profondeurs océanes.
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A 61 ans, il en a connu d’autres, mais tout de même, le moment est important et il ne boude pas son plaisir, forcément impressionné par la solennité de l’instant. Mais aussi pénétré par l’actualité brûlante d’aujourd’hui et ses alertes qui sonnent comme un rappel, Amazonie en tête (voir décryptage photo ci-dessous). «Notre maison brûle et nous regardons ailleurs, nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas», disait Jacques Chirac en 2002 déjà, dans un discours resté célèbre, qui résonne plus que jamais dans le golfe de Gascogne: «L’humanité souffre et nous sommes indifférents.»
«Technologies rentables»
Sur les bords l’océan, lundi matin à Biarritz, peu avant 11 heures, Bertrand Piccard arrive dans une voiture officielle, accompagné des gyrophares des motards de la gendarmerie française, devant l’hôtel Bellevue. Il est aussitôt conduit vers une salle de conférences du rez-de-chaussée. Dès son entrée, ses grands yeux bleus balaient l’auditoire, puis il s’assied à la table circulaire, entre François-Henri Pinault, représentant les entrepreneurs français, appelé lui aussi à exposer sa vision de l’avenir, et un président africain.
Le Vaudois commence d’entrée son speech, sans aucune note, mais bien préparé: «Excellences, si je suis là aujourd’hui devant vous, ce n’est pas parce que j’ai fait le tour du monde en avion solaire, mais parce que je sais que les technologies existent pour réaliser des buts a priori impossibles. Et que ces technologies, dans le domaine de l’environnement, sont devenues rentables.»
Tous sauf Trump
Ils sont (presque) tous là devant lui, les grands du G7, les sept pays les plus industrialisés de la planète, à l’écouter avec attention. A eux seuls, ils détiennent la moitié de la richesse mondiale: Emmanuel Macron pour la France, Angela Merkel pour l’Allemagne, Justin Trudeau pour le Canada, Giuseppe Conte pour l’Italie, Shinzo Abe pour le Japon et Boris Johnson, le petit dernier du Royaume-Uni. Manque un hôte de marque: Donald Trump pour les Etats-Unis, retenu dans une salle attenante «pour des rendez-vous bilatéraux», certifiera plus tard le président français.
A cette rencontre importante pour l’avenir de la planète se sont joints exceptionnellement pour la circonstance le premier ministre de l’Inde, le premier ministre de l’Australie, le président du Chili, «tigre économique» de l’Amérique latine, le président de l’Egypte et quelques chefs d’Etat de pays émergents, comme l’Afrique du Sud, le Sénégal ou le Burkina Faso. Mais un autre grand absent est aussi à déplorer: Vladimir Poutine, bien sûr, privé d’agapes en raison de la crise ukrainienne et de l’annexion de la Crimée – mais que Bertrand Piccard a déjà rencontré par le passé à la COP21 à Paris. «C’est dommage qu’il ne soit pas là, déplorait-il déjà juste avant de se rendre à Biarritz, car l’Europe a beaucoup à perdre en se brouillant avec la Russie, au niveau tant de l’écologie que de l’équilibre international.»
Quelques minutes essentielles
En cet instant où tous ces regards sont fixés sur lui, à quoi pense-t-il, notre célèbre Vaudois? Au-delà des émotions personnelles, la dimension de l’enjeu prime: il sait que ces quelques minutes essentielles peuvent bousculer les certitudes, faire basculer les doutes, nombreux chez bien des chefs d’Etat, et influencer peut-être une partie de la politique climatique de demain.
Surtout ne pas galvauder cette occasion unique. Il faut convaincre et faire mouche. «Le marché industriel du siècle consiste à remplacer ce qui pollue par ce qui est propre», martèlera-t-il notamment. Le premier ministre canadien, Justin Trudeau, ainsi que le président de l’OCDE souligneront notamment, durant leur conversation avec Bertrand Piccard, à quel point il est important d’adhérer à ces coalitions environnementales voulues par le président Macron. Le premier ministre indien le congratule aussi, d’autres ne disent rien mais opinent du chef. Le président sud-africain se lèvera même à la fin de l’exposé et viendra féliciter chaleureusement Bertrand Piccard, qui venait juste d’achever son discours par ces mots: «Aujourd’hui, ce n’est même plus un problème de capitalisme, parce que le capitalisme est là pour faire grandir le capital. Or aujourd’hui, on est en train de détruire ce capital. On détruit le capital humain en écrasant les gens avec des salaires minimaux, on détruit le capital environnemental, on détruit les ressources naturelles et on a besoin que les chefs d’Etat remettent de l’ordre là-dedans; j’espère que vous serez ceux-là. Good luck!»
En sortant de la réunion, «vraiment très intime, dit-il, il y avait les chefs d’Etat et personne d’autre», Bertrand Piccard semble satisfait de son coup: «Le discours a été super bien reçu, tout le monde était attentif et intéressé. Je dirais que c’est un grand succès d’étape. A l’époque, c’est pour toutes ces raisons que j’avais lancé Solar Impulse, pour faire passer ces messages, en dehors des partis politiques, en dehors des ONG; un message et un langage venant de la société civile, qui a besoin de plus de logique et de bon sens.»
Confidence
Pour Bertrand Piccard, tout avait commencé en novembre dernier en Pologne par une confidence de la secrétaire d’Etat française à l’Environnement, Brune Poirson, glissée à l’issue de la COP24. Celle-ci lui avait annoncé qu’il devrait être un des intervenants du G7 à Biarritz, comme représentant la société civile mais aussi président de la Fondation Solar Impulse. «Je ne suis pas tout seul, je suis entouré d’une équipe fantastique», tient-il à souligner. Une intention confirmée ensuite par Emmanuel Macron en personne «il y a environ deux semaines».
Vendredi dernier encore, Bertrand Piccard était à l’Elysée, à Paris, en compagnie notamment des PDG des 15 plus grandes entreprises françaises, pour préparer ce rendez-vous de Biarritz, représentant de One Planet Lab, un groupe de conseillers apportant à la France des idées d’action que chaque secteur pourrait mener en matière d’écologie et d’environnement. «J’ai été impressionné par ce que nous a dit Macron, raconte-t-il. J’ai noté ses mots: «Le capitalisme est devenu fou, il a créé des inégalités qu’il ne sait plus comment gérer.» Le système économique actuel ne fonctionne plus, il faut changer les bases. Mais Macron est honnête quand il dit: «Je n’y arriverai jamais tout seul.»
Le profit à court terme relégué
Les PDG qui étaient à l’Elysée vendredi se sont tous engagés à faire passer l’environnement, les inégalités sociales et les droits humains avant le profit à court terme. C’est un immense pas en avant. Je suis admiratif de l’engagement de Macron, du but qu’il se fixe et du courage qu’il a, et je déplore que les autres partis politiques français lui mettent les bâtons dans les roues. Les autres partis jouent uniquement leurs propres intérêts à court terme au lieu de jouer l’intérêt de la France. Que ce soient la gauche ou la droite, ce sont des réactions mesquines, égoïstes de faire passer leurs carrières politiques avant les intérêts de leur pays et de l’Europe. C’est très grave. Ils n’ont aucune vision globale, ça fait peur.»
Et de revenir notamment sur sa décision de ne pas signer d’accord avec le Mercosur tant que la situation touchant l’Amazonie n’évoluera pas favorablement. «C’est très courageux», souligne Piccard. Et d’évoquer par exemple cet ancien premier ministre qui confiait il y a quelques années à un de ses amis qu’il avait refusé de rencontrer officiellement Raoni à Matignon en lui expliquant: «Tu n’y penses pas, on est en train d’essayer de vendre des avions de combat au Brésil!» Ce qui fait bondir l’ancien initiateur et pilote de Solar Impulse: «Si on fait passer les relations financières avant le reste, tout est bloqué, on n’évoluera jamais! Les inégalités ne sont pas seulement moralement inacceptables, mais aussi dangereuses, parce que les gens qui n’ont rien à perdre finissent toujours par se révolter et que la moitié du monde se tient en dehors du système de consommation.»
«On a perdu le bon sens»
Il n’y a pas que le dérèglement climatique comme seul enjeu, insiste encore Bertrand Piccard, «mais l’aberration de toute la pollution qu’on crée, comme les déchets nucléaires. On joue avec le feu. On demande à des centaines de générations futures qui nous suivront de s’occuper des saloperies qu’on produit aujourd’hui. On a perdu le bon sens. On a perdu le sens de la mesure. Il ne faut pas lutter seulement contre les changements climatiques, mais aussi contre la déraison avec laquelle on vit aujourd’hui. On est devenus fous!»
Au contraire de Greta Thunberg, dont il admire la jeunesse et le combat, Bertrand Piccard aimerait beaucoup, lui, être reçu par Donald Trump à la Maison-Blanche – le grand absent de Biarritz à la table ronde de lundi. Pour lui parler d’homme à homme, d’un point de vue scientifique et citoyen. Tout Piccard est là: dans sa capacité à rassembler et à convaincre, à tenter de faire appliquer des solutions drastiques sans vexer ni les gouvernants ni les patrons du grand capital, sans marteler d’idéologie mais juste du pragmatisme. L’avenir de l’humanité sera à ce prix. Ou ne sera pas.