C’était LE grand défi de la fin du XXe siècle: accomplir le tour du monde d’un coup, à la seule énergie des vents, avec l’aide de quelques bonbonnes de propane, à bord d’une nacelle suspendue à une rozière (un engin hybride entre le ballon et la montgolfière). Dix-sept tentatives avaient échoué, parfois piteusement. Et cet exploit aussi inutile que majestueux semblait devoir sourire un jour ou l’autre à un millionnaire anglo-saxon, à l’Anglais Richard Branson ou à l’Américain Steve Fossett, avec leurs équipes et budgets respectifs «no limit». Mais c’est un petit Suisse au patronyme prestigieux et son humble équipier anglais, Brian Jones, qui damèrent le pion aux riches gentlemen en atterrissant le 21 mars 1999 en plein désert égyptien, dix-neuf jours après avoir décollé de Château-d’Œx. A 41 ans, Piccard junior s’était enfin fait un prénom.
- Vous y repensez souvent, à ce tour du monde en ballon?
- Bertrand Piccard: Plus que ça: j’en rêve régulièrement. Et je rêve parfois que j’ai échoué. Dans ces cas-là, je me réveille bien sûr avec un soulagement certain!
- Comment le psychiatre Bertrand Piccard analyse-t-il ses rêves d’échec?
- Le contexte de l’époque les explique peut-être: il n’y avait en fait que très peu de chances statistiques que je sois le premier à boucler ce tour du monde. Je m’étais en effet lancé dans cette course bien après les autres aérostiers tentés par l’aventure. Certains avaient déjà essayé et déjà échoué, et donc engrangé de précieuses expériences. J’avais bien conscience d’être un modeste challenger.
- Et pourtant, vous vous êtes lancé à corps perdu dans l’aventure, avez échoué deux fois (en 1997 et en 1998), pour finalement l’emporter. Vous souvenez-vous du jour où vous vous êtes lancé ce défi circumterrestre?
- Oui, très précisément. C’était en 1990, pendant un vol en compagnie de Richard Branson, dans un avion de sa compagnie Virgin qui nous ramenait de San Diego. Il m’apprend qu’il va se lancer dans un projet de tour du monde en ballon sans escale. Je lui dis que c’est impossible. Il me répond que si, mais à condition de monter assez haut pour être poussé par les puissants jet-streams. Je décide alors, mais sans en informer Branson, que je vais moi aussi y réfléchir.
- Et comment avez-vous réussi à convaincre des sponsors, surtout l’horloger Breitling, de financer un tel projet?
- Il y avait déjà un joli petit historique entre Breitling et moi. En 1992, l’aérostier belge Wim Verstraeten m’avait choisi comme copilote pour la première course transatlantique en ballon. Mais à l’époque, j’étais médecin assistant, avec un petit salaire, et mon épouse, Michèle, était enceinte de notre deuxième fille. Arrêter de travailler deux mois pour participer à cette course, c’était financièrement problématique pour ma famille. J’ai donc appelé le propriétaire de Breitling, Thédy Schneider, que je connaissais un peu grâce à Michèle, qui travaillait dans l’horlogerie. Je lui ai dit que j’avais besoin d’un petit sponsoring. «C’est mon anniversaire aujourd’hui, je suis de bonne humeur, alors c’est oui!» m’avait-il répondu. Il avait tenu parole puis avait complètement oublié qu’il m’avait rendu service.
- Et avec Wim Verstraeten, vous avez gagné cette première transatlantique en ballon...
- Oui! Et «L’illustré» était venu en Espagne couvrir notre arrivée. Comme j’étais extrêmement reconnaissant envers Thédy, j’avais collé des logos Breitling sur mon casque, sur ma combinaison. J’avais attaché des sacs Breitling sur les coins de la nacelle pour y mettre la nourriture et les cordes de réserve. Il y avait du Breitling partout! Et le patron de la marque soleuroise lit «L’illustré», ce qui lui rappelle qu’il m’avait sponsorisé! Thédy prend son téléphone pour me féliciter et me remercier de lui avoir fait pareille publicité. «Si tu as une autre idée, rappelle-moi», me dit-il. Trois ans plus tard, en 1995, il a accepté de s’engager pour le tour du monde. Et en 1999, le troisième Breitling Orbiter est entré dans l’histoire.
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- Vous aviez déjà suffisamment de notoriété et donc de culot pour trouver normal qu’on finance un projet aussi fou, aussi risqué et aussi onéreux?
- Pas du tout! J’étais allé défendre mon idée chez Breitling alors que j’étais à l’armée, en plein cours de répétition. On m’avait accordé un congé pour aller à Granges (SO). Et, comme nous partageons la même passion pour l’aéronautique, le patron de Breitling m’a donné son feu vert. Sans même signer de contrat. Nous avions une totale confiance réciproque. Sur le chemin du retour, je m’étais arrêté dans le restaurant de l’autoroute avant Lucerne pour reprendre mes esprits. Je me disais: «Bon, maintenant, Bertrand, tu vas devoir lancer un énorme truc qui va bouleverser ta vie.» Et c’est exactement ce qui est arrivé.
- Douche froide en 1997: votre première tentative s’achève après six heures de vol par un amerrissage en catastrophe en Méditerranée.
- Oui... lamentable! Et moi qui venais de déclarer à Château-d’Œx, avant de décoller, que nous pourrions réussir le tour en trois semaines, alors que Fossett et Branson venaient chacun d’échouer... On s’est téléphoné avec Branson pour se pleurer dans les bras l’un de l’autre à distance!
- Cet échec initial cuisant ne vous a pas fait renoncer. C’était quoi, votre motivation?
- Je dirais simplement que c’était mon rêve d’enfant. Et un rêve d’enfant, c’est très motivant. J’ai passé mon enfance entouré de gens qui tentaient des choses impossibles et qui les réussissaient. Mon grand-père a accompli les premiers vols stratosphériques et mon père a effectué la plongée la plus profonde possible dans la fosse des Mariannes. Cela donne forcément envie de réaliser des choses exceptionnelles. Le tour du monde en ballon, c’était la possibilité de devenir à mon tour aventurier et explorateur. J’ai aussi rencontré les astronautes des missions Apollo quand nous habitions en Floride. Le grand plongeur en apnée Jacques Mayol, qui a inspiré le film «Le grand bleu», était venu à la maison et j’avais plongé avec lui. C’était une nécessité existentielle de marcher sur les traces de ces modèles. Quant au plaisir que j’ai éprouvé à réaliser des défis, c’est en fait le plaisir des milliers de gens qui ont rêvé avec moi, avec ce tour du monde en ballon et au fil du tour du monde en avion solaire.
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- Et si vous n’aviez pas réussi ce tour du monde en ballon? Que seriez-vous devenu?
- Sans ce marchepied que fut cette première mondiale, ma vie aurait été totalement différente. J’aurais peut-être fait de la montgolfière par plaisir, comme sport, parce que j’adorais ça. J’aurais continué ma carrière de médecin psychiatre. La fondation Winds of Hope, qui lutte contre le noma en Afrique, n’aurait jamais vu le jour. L’avion Solar Impulse n’aurait jamais existé, pas plus que la fondation du même nom.
- Comment expliquer ces trois générations de Piccard qui réalisent des premières mondiales spectaculaires?
- Le point commun entre mon grand-père, mon père et moi, c’est de ne jamais se dire que quelque chose est impossible. Donc, on a tous les trois essayé.
- Vos relations aux autres ont sans doute aussi beaucoup changé depuis vingt-cinq ans?
- Oui. Subitement, j’étais devenu... moi-même! Je n’étais plus «le fils de» ni «le petit-fils de». Bien avant le tour du monde, j’étais allé voler avec mon aile delta dans un meeting aérien. On m’avait présenté à un grand pilote français en l’informant que j’étais le descendant d’Auguste et de Jacques Piccard. Et cet aviateur avait répondu de manière dédaigneuse en me toisant: «Et lui, il a fait quoi?» Ce tour du monde m’a donné une crédibilité qui a transformé mes rapports à autrui. Mais il a surtout fonctionné comme une libération pour la créativité. J’ai pu m’engager dans d’autres réalisations fondamentalement utiles. La dernière en date, c’est Climate Impulse, un avion à hydrogène qui préfigure l’aviation zéro émission.
- Reste que votre rêve d’enfant était aussi une prise de risque. Vous pouviez laisser une veuve et trois orphelines derrière vous.
- L’écrivain Paolo Coelho a inventé une formule que je trouve parfaite: «Si vous pensez que l’aventure est dangereuse, essayez la routine, elle est mortelle.»
- En plus de vous avoir servi de marchepied pour vos projets suivants, qu’est-ce que ce tour du monde en ballon vous a appris?
- La patience et la persévérance. Je n’étais ni patient ni persévérant avant ce tour du monde. Ce projet de six ans m’a appris à garder mon cap malgré les critiques, ce qui est extrêmement précieux. Mais les deux échecs m’ont aussi convaincu d’apporter des modifications au projet. Branson, Fossett et Elson, après chaque échec, ont reproduit les mêmes erreurs. Moi, j’ai systématiquement changé la technologie du ballon, changé le carburant, changé l’équipage, changé la stratégie.
- Pour reprendre le titre en forme de jeu de mots d’un de vos livres, vous avez appris à changer d’altitude.
- Oui, c’est vraiment ça. Là où d’énormes équipes avec d’énormes moyens ont cumulé les échecs, notre petite équipe, plus agile, a su changer sa stratégie, la forme du ballon, l’isolation de celui-ci, sur les conseils de l’EPFL.
- Pour terminer, trois beaux souvenirs tirés chacun d’une des trois tentatives...
- Breitling Orbiter 1, c’est le plus beau décollage. Car il y avait une ambiance incroyable sur le terrain de Château-d’Œx. C’était encore la naïveté de l’aventure qui dominait. Et six heures plus tard, c’était la fin prématurée et piteuse. Breitling Orbiter 2 reste comme le plus beau vol parce qu’on a évolué à basse altitude pour essayer d’éviter la Chine. Nous avons survolé l’Inde, le Pakistan, le Bangladesh à 300 mètres d’altitude. On entendait les enfants qui criaient pour nous saluer. On flottait dans les senteurs des épices indiennes parce qu’on était juste dans une couche d’inversion qui faisait remonter vers nous non seulement les bruits, mais aussi les odeurs. On savait qu’on ne pouvait pas y arriver mais on pouvait profiter du vol avant d’atterrir finalement en Birmanie. Et Breitling Orbiter 3, c’est bien sûr le succès. Mais cela avait été le projet le plus éprouvant, parce que nous avions dû le préparer dans une ambiance de scepticisme général. Les gens répétaient que Piccard ne réussirait jamais là où des milliardaires américains, anglais et australiens avaient jusqu’à présent échoué. Il y avait même un expert aéronautique qui avait écrit dans la «NZZ» que Breitling m’envoyait au casse-pipe par pur besoin marketing. Après notre décollage, ce gars a écrit tous les jours pendant la première semaine que je n’y arriverais jamais. La deuxième semaine, il écrivait un petit peu moins. Et la troisième semaine, il avait disparu! Dans ce contexte, quand je suis sorti de la capsule dans le désert égyptien, avoir bouclé le tour était un tel soulagement que la première chose que j’ai faite, c’est de regarder le ciel et de dire merci.