Il a marqué l’histoire des CFF par sa longévité dans leurs entrailles et à leurs commandes. Benedikt Weibel est entré dans la compagnie en 1978 en tant que secrétaire du président de la direction générale. Tour à tour secrétaire général, directeur du département marketing pour le transport des voyageurs puis chef du département des transports, il est propulsé à la tête de la régie le 1er janvier 1993, poste qu’il occupera jusqu’en 2006. Naguère président de l’association mondiale des entreprises ferroviaires UIC (Union internationale des chemins de fer), membre du conseil d’administration non rémunéré de la SNCF et président de la compagnie privée Westbahn en Autriche, le Bernois peut se targuer d’avoir mis en place le concept Rail 2000 et fait passer les CFF d’une institution lourde et déficitaire à une entreprise moderne, orientée vers le marché. Guide de montagne, le natif de Thoune (77 ans) élargit le débat sur fond de colère romande à propos des futurs horaires et exhorte les deux parties à faire un pas l’une vers l’autre.
- Lorsque le peuple suisse donne son feu vert au concept Rail 2000, en 1987 puis en 1998, on pense que les CFF vont entrer dans la modernité, que l’avenir sera formidable et que tous les problèmes seront résolus. Trois décennies plus tard, on est loin du compte. Vu de Suisse romande en tout cas…
- Benedikt Weibel: Ecoutez, je comprends la déception et même la colère que l’annonce des futurs horaires et des perturbations a provoquées dans une partie de la Suisse romande. Je ne connais pas le dossier dans les détails mais ce qui me choque, c’est la durée des nuisances. Dix ans. C’est énorme et je ne peux pas croire qu’il n’y ait pas un moyen de raccourcir cette période de désagrément. Rien n’est jamais tout noir ou tout blanc. Par un dialogue constructif entre les cantons concernés et la direction des CFF, je suis convaincu qu’un compromis peut être trouvé.
- Ce côté plus cher pour avoir moins et ce changement de train à Renens, qui pénalisent le Jura, Neuchâtel et l’aéroport de Genève, tout cela ressemble à du bricolage...
- Je suis d’accord avec vous. C’est très difficile à comprendre mais, en même temps, je me dis que ce projet a été conçu par des professionnels du chemin de fer. Il me manque trop d’éléments pour juger si tout cela a du sens ou pas.
- Dans la foulée du report presque à la Saint-Glinglin des travaux de la gare de Lausanne, comment ne pas penser que la Suisse romande est systématiquement défavorisée?
- Je comprends cette réaction mais je ne la partage pas. D’une part, parce que j’ai mon opinion à propos de la gare de Lausanne et, d’autre part, parce que j’ai retenu un enseignement important de l’histoire économique récente de ce pays. Je veux parler de la très grande erreur qu’a commise Swissair en quittant l’aéroport de Genève. Un départ que Cointrin a su retourner à son avantage puisque son développement a plus progressé que celui de Kloten depuis. Même constat à propos du développement économique de l’Arc lémanique. Croyez-moi, je ne suis pas le seul à avoir retenu cette leçon. Chassez de votre esprit cette idée que la Suisse romande serait négligée ou, pire, volontairement défavorisée. C’est un peu la même chose à Bâle, où on ne digère pas le fait que l’aéroport ne soit pas desservi par les CFF. C’est humain mais pas forcément raisonnable.
- Le dossier de la gare de Lausanne accrédite pourtant cette tendance...
- Les CFF avancent des problèmes de sécurité pour justifier cet important retard. Je ne suis pas au fait du dossier non plus mais, en revanche, je suis choqué par le montant qui a été alloué pour cette rénovation: 1,3 milliard. C’est monstrueux. Idem d’ailleurs pour la gare de Berne. Tout cela me dépasse.
- Au-delà de l’effervescence qu’elles suscitent, ces polémiques démontrent que les CFF ont pris un retard important en matière de mise à jour de leurs infrastructures...
- Encore pas d’accord! Au contraire. Ils sont en avance. Citez-moi un seul pays en Europe où les transports publics sont meilleurs que les nôtres! Il n’y en a pas. Je pense même qu’aucun pays au monde n’a une offre comparable à celle des CFF. On peut aller de partout à partout au moins une fois par heure. Et un trajet comme Genève-Zurich vous fait gagner trente minutes par rapport à la route. Maintenant, entre nous, s’il faut soixante-cinq minutes plutôt que cinquante-cinq pour faire Berne-Lausanne, est-ce vraiment désastreux si les correspondances sont à l’heure?
- Vous peignez une sorte de tableau idéal, en éludant des problèmes pourtant avérés et objectifs...
- Les problèmes trouvent toujours une solution et je suis sûr que ceux qui nous préoccupent aujourd’hui seront résolus de manière acceptable, car la volonté de les résoudre existe. Ce que je dis, c’est que nous ne sommes pas suffisamment conscients de ce que nous avons. La semaine dernière, je suis allé à Engelberg depuis Lucerne et j’ai vu que ce trajet était couvert de 5 heures du matin à minuit. Je me suis aussi baladé dans le Chablais et j’ai découvert qu’il y avait plus de trains par jour sur la ligne du Tonkin qu’entre Barcelone et Madrid, par exemple. Dans quel pays trouve-t-on un pareil service?
- Si on vous comprend bien, nous n’avons pas de raison de nous plaindre, même en Suisse romande?
- Les Romands ont des raisons de se plaindre de ce qui arrive. Mais les CFF ont-ils le choix? Il y a un élément dont nous ne parlons pas assez, c’est la votation du 18 juin prochain sur les objectifs en matière de protection du climat. Si la loi est acceptée, il s’agira de réduire les émissions de CO2 dans les transports de 57% d’ici à 2040. Soit près de 4% par année durant les seize ans qu’il nous reste. Je ne sais pas si les gens sont conscients des efforts qu’il faudra fournir. Pour atteindre cet objectif, les CFF sont contraints de reculer pour mieux sauter, si je puis dire. Et, malheureusement, la Suisse romande en paiera un certain prix, ce que je regrette autant que vous. Mais il y a une conclusion logique à cette affaire.
- Laquelle?
- Il est trop tard pour songer à de nouveaux projets. Un chantier qui sortirait du réseau existant demanderait au moins vingt ans entre sa conception et sa réalisation. Je me souviens de la construction des 48 km de la ligne entre Mattstetten et Rothrist, où nous avons dû traiter 7000 oppositions. Désormais, tout doit être fait à partir du réseau existant, qui recèle encore un potentiel énorme. Avec de l’intelligence et les technologies d’aujourd’hui, je suis convaincu que les CFF posséderont dans vingt ans un réseau modèle.
«Aucun pays au monde n’a une offre comparable à celle des CFF»
Benedikt Weibel
- Peut-être aurions-nous dû investir dans les infrastructures générales plutôt que dans les tunnels du Lötschberg et du Gothard, par exemple?
- Non, non, surtout pas. Ces deux tunnels étaient une nécessité absolue et n’ont pas empêché de réaliser le CEVA (Léman Express) et la troisième voie entre Coppet et Genève. Non seulement ils permettent de mieux relier le Valais et le Tessin au reste du pays, mais ils jouent un rôle capital en termes de protection du climat et de régulation du trafic routier: 72% des camions qui transitent par la Suisse le font par le rail alors qu’en Autriche, par exemple, cette proportion est de 28%; 863 000 camions ont traversé notre pays par la route l’an dernier contre 3,6 millions en Autriche.
- A ce propos, l’arrêt forcé à Renens incitera beaucoup de voyageurs à reprendre leur voiture, ce qui est contraire aux objectifs recherchés par les CFF en matière climatique...
- Je ne peux pas vous donner tort et c’est regrettable. C’est d’ailleurs l’autre raison pour laquelle je dis que dix ans, c’est beaucoup trop long. Il faut à tout prix trouver une solution.
- Vous êtes fier de ce que sont devenus les CFF depuis votre départ, en 2006?
- Très fier. Mais pas seulement des CFF. Vous ne le savez peut-être pas mais, en 2025, nous fêterons les 200 ans de la première voie ferrée au monde, mise en service au Royaume-Uni. Et voilà que, deux siècles plus tard, le chemin de fer n’a jamais paru aussi actuel et dans une position aussi favorable. Les grandes villes chinoises sont désormais reliées par le train, partout, les réseaux entraînés par cette vieille technologie se développent et la Suisse, qui ne jurait que par la voiture après la guerre, en est l’un des plus beaux exemples. Cela me rend très heureux, presque euphorique.
- Quel est votre plus beau succès personnel?
- (Il réfléchit.) Le basculement entre le trafic voyageurs et celui du fret, en faveur des premiers, au milieu des années 1980. Grâce à l’introduction de l’abonnement demi-tarif à 100 francs, qui a provoqué un véritable raz-de-marée dans les trains. Et vous savez de quoi est né cet abonnement? De ce qu’on a appelé la mort des forêts (le phénomène de la pluie acide, ndlr), un fléau qui ne s’est heureusement jamais développé mais qui avait provoqué une cession spéciale du parlement fédéral. Comme quoi, à quelque chose malheur est toujours bon...