«Mais c'est Belmondo?!» L'homme d'affaires occupé à trinquer avec ses pairs en est resté le verre en l'air. Une tornade blanche vient de traverser le hall du Noga Hilton de Genève, flanqué de deux chiens et d'une belle jeune femme blonde. Oui, c'était bien Bébel. Vif comme «L'Homme de Rio», un sourire aussi blanc que sa toison, une trogne plissée de sharpei jamais liftée, pas un pouce de graisse et une poignée de main à vous broyer les phalanges. A se demander si Jo Rodriguez, le boxeur musclé qui lui sert de garde du corps, a toute son utilité en dehors de porter les sacs à commissions de Natty, la compagne de Belmondo, quand celle-ci fait ses courses à la Migros la plus proche du Hilton.
L'acteur était à Genève durant cinq jours pour donner vie sur les planches du Grand Casino à Frédérick Lemaître, un truculent comédien du siècle dernier. Le public genevois n'a eu d'yeux que pour lui. Difficile pour les 26 comédiens qui jouaient dans cette superproduction de capter l'attention d'un public qui venait voir sa star. Une star capable depuis longtemps de passer de Marguerite Duras à Claude Zidi, aussi à l'aise sur les planches que sous un hélicoptère. Une vedette, aussi, à qui les Genevoises ont depuis longtemps pardonné cette célèbre réplique d'«A bout de souffle»: «Les plus belles femmes du monde habitent Lausanne.»
Il nous refait le coup du sourire mi-séducteur, mi-carnassier, un sourire qu'il porte en permanence comme une femme accrocherait un bijou à sa poitrine. «Je n'assure pas le succès d'une pièce tout seul. On va tous au combat ensemble.»
N'empêche que ce cabotin virevoltant apprécierait - «J'adore quand le public se lève pour m'applaudir à la fin de la pièce» - qu'un académicien dise de lui un jour ce que Hugo disait de Frédérick Lemaître: «Plein de fatalité et plein de grâce, redoutable et doux, homme et enfant...» «Oui, c'est très important de rester à la fois un homme et un enfant. Je ne fais que ça. Jouer, c'est un jeu d'enfant. Moi, ça me rend heureux pour la journée quand Monsieur Tout-le-monde m'arrête dans la rue pour me dire: «Vous m'avez fait passer un bon moment!»
Encore faut-il pouvoir l'arrêter dans la rue. A 67 balais, fêtés le 9 avril par toute la troupe, il tient une forme d'enfer, le biscoteau entretenu par ses séances quotidiennes d'haltères qu'il emmène dans toutes ses chambres d'hôtel. Il vient de passer une coronographie. Son malaise cardiaque n'est plus qu'un mauvais souvenir, «sauf que je me suis fait plein de copains chez les médecins de Brest», et il fait fi des injonctions de son fils Paul, qui lui conseille de mettre la pédale douce. «Je lui ai assez dit de le faire lui-même quand il prenait des risques sur les circuits, alors on est à égalité!»
La mort ne l'obsède pas. Il croit à une autre vie, une vie où il retrouverait ses proches dont il parle toujours au présent. Il ne se voit pas mourir sur scène comme Molière, «trop dégoûtant d'infliger ça aux spectateurs». Cette énergie et cette présence incroyables, il ne l'explique pas. «Il y a de bons acteurs qui n'en ont pas, des boxeurs qui ont du punch et d'autres pas. Dans les cours de théâtre, on voyait ça, Marielle, Rochefort, on était de la même famille.»
Le voilà qui embraie sur l'amitié. Cette formule 1 du cinéma français n'a jamais oublié les copains qui continuent à courir en kart. Soyez attentifs à la distribution des pièces jouées dans son Théâtre des Variétés, à Paris, il y a toujours un rôle pour un excellent comédien tombé malheureusement dans l'oubli: Henri Vernier, l'ami du conservatoire.
«Aujourd'hui, dans le cinéma, il y a moins de belles amitiés, c'est chacun pour soi. A mon époque, on ne disait pas d'un film il a fait tant d'entrées, on disait qu'il était bien.» Bébel ne doit pas son surnom à la contraction de son nom mais au fait qu'il a un jour ramassé un clochard qui rôdait autour du conservatoire et l'a présenté comme son père à son professeur Pierre Dux. Le clochard s'appelait Pépel. Ses copains l'ont surnommé Pépel jusqu'à ce qu'un journaliste croie entendre Bébel...
Sacré farceur. Jeudi dernier, il a d'ailleurs flanqué une belle trouille à Claude Proz, le directeur adjoint du Grand Casino. «Son garde du corps m'a appelé dans sa chambre. Belmondo était enfermé dans la salle de bain et je l'entendais vomir. Sa femme m'a dit qu'il fallait le transporter d'urgence à l'hôpital et annuler la représentation. Finalement, il est sorti de la salle de bain avec le sourire et m'a dit: «Je t'ai bien eu!»
>> Voir dans les archives une reproduction d'un article sur Bébél datant de 1960
Il est actuellement à l'affiche du dernier Blier et du prochain Broca, Lulu, qui sort ce mois. L'histoire d'un sexagénaire ébloui par une gamine de 8 ans. Un rôle en or massif pour celui qui avoue que son rôle préféré, aujourd'hui, c'est celui de grand-père. L'autre jour, il a encore emmené ses six petits-enfants, Alessandro, Giacomo, Victor, Christopher, Nicolas et Annabelle au Jardin d'acclimatation. «Le papa et la maman sont souvent là pour faire la guerre. Le pépé leur fait découvrir la vie. Je les emmène au cirque, découvrir la nature. J'aimerais bien que l'un d'entre eux soit peintre ou sculpteur.» Comme son père Paul, que Belmondo fait revivre dans toutes ses interviews. «Il nous emmenait tous les dimanches, avec mon frère Alain, visiter le Louvre que je connais par coeur. C'était un homme serein. Avec lui, j'étais au repos.»
«Pierrot le Fou a été rattrapé par ses origines siciliennes.» Il est devenu patriarche. «Les réunions de famille, il adore ça, confie Olivier Belmont, qui joue le rôle de Firmin dans la pièce et qui n'est autre que le neveu de Belmondo. Un neveu de 30 ans qui a enlevé le d et le o de son patronyme pour ne pas apparaître comme le pistonné de service. Ainsi, les journalistes ne peuvent pas lui demander comment est tonton avec lui sur le plateau.
«Comme avec tout le monde. Son énergie me fascine depuis que je suis petit. Encore aujourd'hui, je suis incapable de le suivre. Ni à pied ni à vélo.» En coulisses, le tonton entoure les épaules du neveu juste avant d'entrer en scène. Il l'a amené jeudi manger le fameux foie de veau au vinaigre balsamique de Valentino Rusconi à l'Auberge communale d'Onex. Le photographe qui voulait immortaliser la scène s'est fait proprement remballer. Sa vie privée reste privée. Auparavant, il boxait ceux qui n'avaient pas compris la règle.
«Aujourd'hui, je suis plus tolérant, je fais des procès!» C'est d'ailleurs pour une histoire de famille qu'il a méchamment boxé un journaliste. «Quand j'ai divorcé, il a écrit que je laissais crever de faim mes gosses. Je suis devenu enragé. J'adore mes gosses. Je n'ai pas raté le gars quand je suis tombé dessus!» «Les acteurs doivent donner l'illusion d'être Zorro, mais ils ne le sont pas forcément dans la vie», a dit un jour l'acteur classé quatrième au palmarès du coeur des Français en 1997. Une phrase à laquelle il a dû souvent réfléchir depuis la mort tragique de sa fille aînée Patricia, en octobre 1993. Réveillée en sursaut par les flammes, la jeune femme a péri carbonisée dans son appartement après avoir en vain demandé du secours de sa fenêtre. Le Magnifique ou l'As des as n'était pas là pour sauter d'un hélicoptère ou défier le vide sur les toits. C'est l'acteur Jean-Paul Belmondo qui a dû identifier le corps de sa fille, au petit matin, alors qu'il jouait le soir une pièce comique de Feydeau, Tailleur pour dames. Les spectateurs avaient déjà demandé à se faire rembourser leurs billets, pensant que le comédien ne jouerait jamais ce soir-là. Il est monté sur scène. Ce fut sûrement sa plus belle et sa plus difficile cascade.