Après une ascension fulgurante dans l’élite mondiale du tennis, Belinda Bencic a connu une succession de déboires. L’athlète de 21 ans évoque les conséquences de ses blessures, la séparation avec son père, les critiques sur son physique et ses nouvelles perceptions d’adulte.
L’année dernière, des blessures à répétition ont empêché Belinda Bencic de participer à une douzaine de tournois. Sa pause la plus longue, provoquée par une opération au poignet, l’a tenue éloignée des courts pendant cinq mois. A son retour en septembre sur le tour, elle réussit un formidable come-back et inscrit d’emblée quatre victoires à son palmarès. Elle est soudainement propulsée de la 318e place du classement mondial au top 80. Au printemps 2018, elle demeure immobilisée de longues semaines en raison d’une fracture au pied gauche due au stress. Après l’Open de France, elle met fin à sa collaboration avec l’entraîneur valaisan Iain Hughes, qui aura duré à peine six mois. Son nouveau coach est le Slovaque Vlado Platenik. A Wimbledon, elle est parvenue en huitième de finale.
Au cours des dernières années, combien de fois vous êtes-vous dit «Ça y est, cette fois je repars du bon pied»?
Je me le suis dit à chaque blessure. Je savais que je continuerais à jouer et que je venais d’apprendre quelque chose.
Qu’avez-vous appris depuis 2017?
La patience, qui n’est pas nécessairement l’un de mes points forts. Je me suis aussi rendu compte qu’il est important d’avoir une vie à côté du tennis et de se construire jour après jour. Désormais, mes perspectives sont très différentes, et j’apprécie davantage les petits plaisirs de l’existence. Avant, je me rendais simplement sur le terrain. Quand les résultats n’étaient pas au rendez-vous, je pensais souvent: «Tu joues mal, rien ne va. Tu es mauvaise et le monde entier t’en veut.»
Et aujourd’hui?
Je vais sur le terrain et je suis heureuse de pouvoir jouer. J’apprends à me réjouir des petites choses, par exemple réussir un revers le long de la ligne.
Vous êtes devenue plus modeste…
Oui. J’ai aussi réalisé à quel point j’avais besoin du tennis et envie de jouer. Je sais désormais que j’aime profondément ce sport. Je n’en avais pas encore pris conscience auparavant.
Comment êtes-vous parvenue à diminuer cette tension qui vous contraignait à être en permanence sur le court?
Cela n’a pas été facile. Mes amis m’ont beaucoup aidée. Je sortais, j’essayais de mener une vie normale pour une fille de mon âge. Je ne sacrifiais pas mon entraînement, mais je réussissais aussi à profiter de la vie.
Votre regard sur les victoires et les défaites a-t-il changé?
J’ai compris qu’une défaite n’est pas la fin du monde. Elle ne me laisse plus entièrement démunie. Je sais que j’ai perdu, je rentre chez moi et je m’efforce de profiter des journées de liberté dont je n’aurais pas bénéficié autrement. J’aime rester à la maison, passer du temps avec mes amis et vivre quelques journées sans penser au tennis. Il y a quelques années, j’aurais broyé du noir.
Cette nouvelle perspective vous aide-t-elle à réduire la pression sur le court?
Je la ressens moins, car ma vie est plus équilibrée.
Quelles sont vos activités de prédilection pendant ces journées sans match?
J’aime rester à la maison en famille et ne rien faire pendant quelques jours. Je m’étends sur le divan et je savoure le farniente. Il m’arrive aussi de ne pas me nourrir de manière aussi raisonnable qu’avant un match. Ces petits plaisirs représentent un luxe. Cependant, je sais que le lundi suivant, je serai de nouveau parfaitement professionnelle.
Vous êtes désormais adulte. Etes-vous heureuse de pouvoir décider personnellement de chaque aspect de votre existence?
A 17 ans, je n’avais pas encore conscience des activités qui m’aidaient psychiquement et me faisaient du bien. J’étais concentrée, et de nombreux aspects de l’existence m’échappaient. A un certain moment, j’ai souhaité les découvrir. Aujourd’hui, quand j’ai envie de quelque chose, je me l’autorise.
Au cours des dernières années, vous avez déclaré que votre succession de blessures avait nourri des sentiments de tristesse et de colère. Avez-vous imaginé que le tennis ne ferait plus partie de votre vie?
Non, je ne suis jamais arrivée à ce point, même si je me suis naturellement posé des questions fondamentales. Comme je me blessais constamment et que j’avais toujours mal quelque part, je me suis demandé si mon corps était fait pour le sport d’élite. Mais je n’ai jamais renoncé à l’espoir de rejouer un jour ou l’autre. J’étais prête à disputer 10 000 tournois dans la ligue la plus inférieure. Je savais aussi que j’étais encore très jeune et qu’il me restait une quinzaine d’années pour réaliser un bon retour.
A quel point était-il important pour vous de vous émanciper de vos parents et de travailler avec un autre coach que votre père?
Ce n’est pas une décision que j’ai prise seule. Toute la famille est arrivée à cette conclusion. Alors que j’étais immobilisée pendant sept semaines à cause de ma blessure au poignet, mon père a commencé à accompagner plus fréquemment mon frère Brian sur les tournois. Ce changement s’est produit naturellement et il est venu des deux côtés. J’ai fait part de mon intention de m’exercer avec un autre entraîneur. Iain Hughes était libre à ce moment. Les semaines de test se sont révélées positives et j’ai décidé de tester cette solution.
Vous donnez l’impression que cette décision n’était pas si importante. C’est pourtant votre père qui vous a initiée au tennis quand vous étiez enfant. Il vous a consacré les quinze années suivantes à développer votre talent. Vous étiez en permanence avec lui. Ce changement ne s’est-il pas accompagné d’une forte dimension émotionnelle?
Oui, c’est vrai, mais mon père fait toujours partie de ma vie et il continue de me conseiller pour le tennis. Il demeure à mes côtés. Quand j’ai commencé à travailler avec Iain, il lui a transmis la philosophie de l’entraînement et du jeu que j’avais intériorisée.
Je savais que mon père ne serait pas toujours là. Il n’y a pas eu de larmes
Cette séparation n’était donc pas plus douloureuse pour l’un que pour l’autre?
Non, mon père n’avait pas l’intention de servir de coach pendant toute sa vie ni de m’accompagner 24 heures sur 24. Nous savions tous les deux qu’il s’agissait d’une question de temps jusqu’au moment où je serais prête à prendre mon envol. Alors que je me remettais de ma blessure au poignet, j’ai essayé de passer davantage de temps seule et de suivre mes envies. La transition s’est effectuée sans heurts. Il n’y a eu ni dispute ni larmes.
Comment vivez-vous le fait d’être désormais seule à décider?
C’est un sentiment très agréable. J’ai été élevée de manière à connaître mes limites et à réussir à distinguer ce qui est raisonnable de ce qui ne l’est pas. Je sais combien de temps je dois m’entraîner, je pratique désormais plus fréquemment le jogging. Aujourd’hui, c’est ma décision. Psychologiquement, c’est une sensation très différente.
Pendant quinze ans, vous avez joué au tennis avec une technique acquise auprès de Melanie Molitor. Pensez-vous la conserver?
Cette technique fait partie intégrante de mon tennis. Elle m’a permis de grandir, de me développer et de rencontrer le succès. Il serait stupide de vouloir en changer. Je dois bien sûr aussi m’améliorer dans certains domaines, comme la condition physique, le service ou les mouvements latéraux. Mais je veux progresser étape par étape. L’élite est au meilleur de sa forme et il me reste toujours un grand potentiel, car j’ai la chance d’avoir une nature de superathlète.
Vous parlez de condition physique. Au cours de votre carrière, la jeune fille que vous étiez est devenue une femme. Votre corps illustre cette transformation.
Comment l’avez-vous vécue?
Cela n’a pas été facile. Je suis arrivée sur le tour à 16 ans alors que j’étais une jeune fille dont le corps n’était pas encore prêt à affronter des adversaires qui frappaient la balle avec une force de femme. Au cours des deux ou trois dernières années, de nombreux aspects ont changé. Alors que j’étais éloignée des courts en raison d’une blessure, j’ai rapidement pris du poids. Cette modification est aussi liée aux changements hormonaux. J’étais beaucoup plus mince auparavant et je regrettais mon physique de jeune fille. J’avais de la peine à vivre ces changements, et les commentaires des gens ne me facilitaient pas la tâche.
Quels commentaires?
Quand j’ai commencé à perdre plus souvent, j’entendais dire que je ne me souciais pas suffisamment de ma forme et que je ne m’entraînais pas assez. Ces opinions ne me faisaient pas souffrir, mais je les trouvais vraiment injustes.
Pourquoi?
Parce que les gens n’avaient pas idée des épreuves que je traversais. Je m’entraîne habituellement de manière intense, mais il est impossible de conserver le même rythme après une blessure. Aujourd’hui, je suis satisfaite de moi et je ne m’attends pas à retrouver un corps de jeune fille ni à peser 60 kilos. Et puis je me suis rendu compte que cette prise de poids recèle aussi des aspects positifs. Je déploie davantage de force dans mes coups.
A quel point est-il difficile d’être constamment exposée au jugement du public?
J’ai souvent vu des photos où je n’apparaissais pas sous mon meilleur jour. Les attentes sont aujourd’hui différentes, et il m’a fallu apprendre à ignorer ces commentaires. Libre à chacun de penser que je suis trop grosse pour jouer au tennis. Cela m’indiffère.
Vous êtes née en 1997, une génération hyperconnectée, très présente sur les réseaux sociaux et qui semble essentiellement juger les gens sur leur apparence. Quelle image souhaitez-vous donner?
Au début, j’utilisais mes canaux privés sur les médias sociaux et je publiais quelques photos. Mais le nombre de mes followers n’a cessé d’augmenter, jusqu’à atteindre plus de 200 000 fans. Aujourd’hui, j’utilise un compte officiel et je ressens cette pression de devoir poster sans cesse des nouveautés et d’apparaître sous mon meilleur jour. Au fil des années, j’ai commencé à me demander ce qu’il se passerait si une photo sur laquelle je ne suis pas à mon avantage était diffusée. Là encore, j’essaie de conserver une certaine légèreté. Je m’efforce de publier des situations qui me sont naturelles et je refuse d’endosser un rôle qui n’est pas le mien.
Chacun ressent une dépendance plus ou moins prononcée à son téléphone portable. Dans quelle catégorie vous rangez-vous?
Dans ce domaine également, j’ai procédé à un changement. Pendant un certain temps, je me connectais constamment pour voir ce que faisaient les autres joueuses, où elles étaient et ce qu’elles publiaient. Je consultais aussi systématiquement tout ce qu’on écrivait à mon sujet sur Twitter. Aujourd’hui, je ne lis pas tout et je ne réagis plus au moindre commentaire, car ils sont trop nombreux. Dans le cas contraire, je risquerais le burn-out. Désormais, j’ai un deuxième numéro de portable que je réserve à mes proches. Et je prends de temps à autre la liberté de ne pas répondre pendant deux jours. C’est un sentiment totalement nouveau. Pendant le repas du soir, je ne ressens plus le besoin de rapidement regarder les posts sur les réseaux sociaux.
A quel point les likes sont-ils importants pour vous?
Il y a quelques années, j’en exagérais l’importance. Aujourd’hui, je suis heureuse que mes fans me soutiennent. Mais je vis tout aussi bien sans les éloges.
Vous célébrez sur les médias sociaux les amitiés que vous avez nouées dans le monde du tennis. Sans vos amies, seriez-vous encore sur le tour?
J’ai une amie proche en Suisse, mais j’ai rencontré la plupart de mes copines sur le tour. C’est important pour moi d’avoir des personnes de confiance avec lesquelles je peux échanger. Nous sommes toujours en voyage. Nous dormons seules dans des chambres d’hôtel et retrouvons très fréquemment notre équipe pour manger en fin de journée. Un changement est parfois bienvenu. Lors d’un séjour de quatre semaines en Chine, il est important de passer de temps à autre une soirée avec des amies.
Vos amies sont aussi vos adversaires…
Je n’ai aucun problème pour battre ma meilleure amie à plate couture sur le court et aller au restaurant avec elle le lendemain. C’est une attitude très personnelle.
Il est très difficile pour les joueurs professionnels de concilier carrière et vie sentimentale. Comment le vivez-vous?
Je n’ai pas de relation fixe en ce moment. C’est effectivement compliqué dans notre milieu. Si votre copain reste à la maison, vous ne le voyez jamais. A l’inverse, c’est encore plus difficile s’il joue sur le circuit, car les hommes et les femmes sont rarement alignés sur les mêmes tournois. Et il n’est pas plus simple d’être accompagné sur le tour, car l’autre doit aussi pouvoir conserver sa vie professionnelle. Cette question nous préoccupe donc souvent. Il est facile de rencontrer quelqu’un mais beaucoup plus délicat d’entretenir une relation qui exige autant de concessions.
Les victoires font oublier les douleurs et les larmes. A la fin, tout en valait la peine
Est-ce là le plus grand inconvénient du tour?
Probablement, oui, mais avec les années et une volonté commune, je suis convaincue que cela sera possible.
Votre frère, Brian, mise aussi entièrement sur le tennis. Comment vit-il le fait que vous ayez rejoint l’élite mondiale et qu’il peine encore à le faire?
Je n’en sais rien, nous ne parlons pas de ces sujets. Il ne fait pas de comparaisons, et notre famille non plus. Quand nous nous retrouvons à la maison, il n’y a aucune différence entre nous. Je peux m’imaginer cependant que cela ne doit pas être simple pour lui d’être constamment interrogé à mon sujet pendant les tournois. Il sait pourtant qu’il a exactement les mêmes chances que moi. Nous n’avons aucun besoin de comparer nos vies et nos carrières. Heureusement, nous sommes frère et sœur, cela aurait été plus difficile pour deux filles.
A quelle fréquence voyez-vous vos parents?
Souvent, mais moins qu’auparavant.
Vos parents s’en contentent-ils?
Ils me disent parfois que je leur manque. Quand je suis en Suisse, ils me voient beaucoup. Mais j’apprécie aussi de devenir adulte et de faire les choses par moi-même. Je suis heureuse d’être autonome et de ne plus avoir besoin que l’on veille sur moi.
Votre définition du succès a-t-elle changé?
C’est une question difficile. A mes yeux, le succès n’a jamais été une évidence. J’ai inscrit de grandes victoires à mon palmarès sans penser qu’elles s’accompagneraient de l’intérêt des médias. Tout s’est déroulé naturellement. Aujourd’hui, je réfléchis davantage et je considère que le sentiment de réussite est lié à la satisfaction personnelle. Les succès sportifs me procurent de grandes joies. Il est très impressionnant de battre Venus ou Serena Williams. Cette sensation est si forte qu’elle me fait oublier les aspects négatifs, les blessures, les larmes, les frustrations, les opérations. En fin de compte, cela en valait la peine.
Pourquoi ce sentiment est-il aussi puissant?
Parce que chaque joueuse a rêvé toute sa vie de battre Venus Williams sur le court central de Melbourne. J’avais suivi cet exploit à la télévision et quand on le réussit soi-même, le sentiment est indescriptible. Je n’avais jamais pensé que j’affronterais un jour Serena ou Venus. Ce sont de grandes athlètes. Je n’aurais jamais imaginé que nous jouerions ensemble sur le tour, surtout à une époque où je doutais d’y parvenir un jour.
J’ai vu des photos de moi et je me suis dit: «Mince, tu n’es pas à ton avantage!
Pour quelle carrière signeriez-vous immédiatement? Préférez-vous un Grand Chelem ou la place de numéro 1 mondiale?
Je signerais pour ma carrière, même si elle devait s’achever demain. J’ai vécu tellement de grands moments. Personne ne pourra m’enlever ma place dans le top 10. Et même si cet exploit demeure unique, je n’aurais rien à me reprocher, car j’essaie de jouer au mieux de mes possibilités. Je ne serais pas déçue non plus si je ne devenais jamais numéro 1.
Roger Federer raconte que lorsqu’il se trouve dans la pièce où sont exposés ses trophées, il s’exclame: «C’est très beau, mais finalement il ne s’agit que de tennis.» N’est-ce pas un peu une coquetterie?
Je pense qu’il sait qu’il existe des choses bien plus importantes dans le monde, même s’il inspire de nombreuses personnes par sa manière d’être. On ne le sait certainement pas quand on a 16 ans, et c’est pourquoi la moindre défaite prend des proportions terribles. Avec le temps, on finit par relativiser. Le jour où je mourrai, il n’importera pas de savoir si j’ai trois, cinq ou aucune victoire en Grand Chelem à mon actif. Et pourtant, oui, c’est mon rêve de devenir la meilleure joueuse du monde. Ce serait merveilleux de pouvoir le dire un jour.
Quand dormez-vous paisiblement?
Je suis heureuse quand mes proches vont bien, qu’ils sont en bonne santé et ne se disputent pas. Cela peut paraître un peu simpliste, mais posez-moi de nouveau la question dans une dizaine d’années, j’aurai peut-être d’autres réponses à vous donner.
A vous écouter parler ainsi, on serait tenté de penser que les revers vous ont aussi fait du bien. Est-ce le cas?
Oui, sans aucun doute. Rétrospectivement, je constate qu’ils m’ont permis de mûrir. Dans la vie, tout arrive pour une bonne raison. Il
devait en être ainsi, et voilà pourquoi ces événements m’ont fait grandir. A un certain moment, je ne me suis plus demandé pourquoi cela m’était arrivé et j’ai cessé de penser que les revers étaient injustes. J’ai essayé d’accepter la vie comme elle venait et j’ai découvert les aspects positifs des épreuves. Chaque jour, j’ai appris quelque chose et cela m’a aidée à devenir une autre personne.
Texte: Christian Bürge