Comme pour Didier Cuche, il y a un téléski des campagnes dans l’histoire de Beat Feuz. Rien de tel qu’un tire-fesses voisin pour s’élever et pointer le nez vers les sommets. Si la famille du Neuchâtelois tenait l’auberge des Bugnenets (NE), le père de Beat, Hans «Housi» Feuz, est le directeur des remontées mécaniques de sa localité, Bumbach Schangnau (BE), au pied de la chaîne du Hohgant, qui culmine à 2197 m.
On est là à l’est de l’Emmental bernois, on parle le «Schangnauer Dialekt» et on joue au hockey ou au floorball dans des bourgades alentour qui s’appellent Langnau, Schüpfheim, Wiggen. Les jours de course, aujourd’hui encore, le Roseggli Bar, aux airs de saloon du Kentucky, ne désemplit pas. «C’est le pays des derniers cow-boys», décrit volontiers le chroniqueur alémanique réputé Klaus Zaugg, en évoquant ce pays de vaches et de caractères, non exempt de mystères et de terribles inondations, et où les croyances des anciens sont toujours vivaces. Les têtes y sont si dures qu’on prétend qu’on pouvait fendre du bois sur celle d’un roi de la lutte du XIXe siècle.
Beat, enfant, est le fils unique d’un fermier et il skie, passionnément. Ses parents croient en lui à tel point qu’ils n’agrandissent pas leur maison, pour miser sur la promotion du petit. De toute façon, le gosse a peu de goût pour l’agriculture, on dit qu’il n’a jamais su le nombre exact de bêtes à l’écurie. Il préfère les skis, il y dispose d’un feeling exceptionnel, qu’on n’explique pas, et qu’il exploite d’abord dans les disciplines techniques. Chez les juniors, secondé par son père, qui prépare ses skis, il est devant. En 2002, à Madonna (I), il est déjà presque champion olympique en remportant le Trofeo Topolino, olympiade non officielle de la jeunesse. Deux ans plus tard, il devient le plus jeune membre de l’équipe C de Swiss-Ski. Il ne bâtit pas que son avenir: entre les journées d’entraînement, il apprend le métier de maçon, le même que son modèle, l’Autrichien Hermann «Herminator» Maier.
>> Lire aussi: Beat Feuz: «Comme au tir au pigeon d'argile»
Si ses bras sont solides, son corps craque parfois. Le 25 novembre 2003, il récolte une triple fracture de la rotule lors d’un entraînement, à Davos. Pour son retour, 71 jours plus tard, il gagne le slalom des Championnats suisses juniors avec… 3,78 secondes d’avance. Responsable des jeunes à Swiss-Ski, le Valaisan Didier Bonvin, qui travaille avec lui depuis trois ans, lève les sourcils: «C’est un touche-à-tout. Dans les disciplines de vitesse, je veux le ralentir un peu pour qu’il ait une bonne base technique.»
Les blessures jalonnent son parcours. La liste ressemble à un reportage de guerre. Il faut la subir pour saisir la force de ses succès d’aujourd’hui. A 8 ans, il se fracture les deux talons, ce qui l’oblige à circuler en fauteuil roulant pendant trois mois. En 2007, une déchirure du ligament croisé du genou gauche le prive de la saison entière; il s’exile alors quelque temps à Vancouver, pour apprendre un anglais qu’il ne parlera à peu près jamais. En 2008, il se blesse au même genou, pour une nouvelle saison blanche. Viennent quelques années de répit, qui lui permettent de briller en Coupe du monde. En 2011-2012, il empile 13 podiums de suite, va jusqu’à lutter pour le classement général, finissant à 25 points de Marcel Hirscher. Il semble invincible quand, en novembre 2012, une contusion osseuse au genou gauche révélée pendant l’été s’enflamme. La situation empire, Feuz doit être hospitalisé pendant cinq semaines à Berne. Autour de son lit, comme pour un prince arabe, se pressent des spécialistes en orthopédie, en hématologie, en infectiologie, en chirurgie vasculaire, en radiologie, en radiologie interventionnelle. A un moment donné, on ne lui cache pas qu’il risque une amputation. Ce sont les pires moments de sa carrière. Sa mère, Hedi, le sent vaciller. «Il me disait: «Tu sais, je ne pourrai plus jamais faire de ski.» C’est le seul moment où je l’ai vu douter. Mais personne n’est plus fort que lui.» Il sauve sa jambe, entre dans l’anonymat des salles de rééducation.
Il revient, décroche du bronze aux Mondiaux de 2015, croit voir la lumière, quand c’est le tendon d’Achille droit qui rompt, l’été suivant, lors d’un camp au Chili. Opération, réadaptation. Il revient en janvier 2016. Malgré une préparation expéditive, il grappille cinq podiums et deux victoires. L’été qui suit, son organisme supplicié invente d’autres maladies. Inflammation de l’oreille interne, paralysie faciale. Il surmonte tout, décroche le titre mondial à Saint-Moritz, en février 2017. Ses médecins restent ébahis alors que le Cirque blanc s’incline.
Il lui reste le cas Kitzbühel à régler, une course de monstres pour laquelle il semble taillé. Il y termine quatre fois deuxième avant, en janvier 2021, de séduire enfin la Streif éternelle et de devenir le premier Suisse à y gagner depuis Cuche en 2012. Bon prince, il la gagne encore deux fois. Il est comblé, titré de partout.
Ne lui manque que l’or olympique. Le 7 février aux JO de Pékin, passé et présent se confondent. La piste est tracée par deux autres champions olympiques suisses de descente, Bernhard Russi en 1972 et Didier Défago en 2010. Sur une neige agressive, il les rejoint 1’42’’69 plus tard, offrant la première médaille de ces Jeux à la délégation helvète. Que lui reste-t-il à prouver? Il a tout atteint, est monté 45 fois sur un podium de Coupe du monde, un record. Il vit dans la région d’Innsbruck avec sa compagne autrichienne, l’ex-slalomeuse Katrin Triendl, qui lui a donné une deuxième fille en janvier. Dans sa personnalité, pas grand-chose de la folie de Miller ou du pouvoir de séduction de Russi. Il reste simple, souriant, ne prononce jamais un traître mot de français. «J’aime bien Beat Feuz et sa façon de skier. Quand on le croise, il n’a pas l’allure physique d’un athlète, mais il a un talent fou», dit de lui un autre skieur atypique, le Valaisan Roland Collombin. Il possède cependant une force hors du commun: il est courageux comme un cow-boy.
>> Lire aussi: Les yeux dans les Jeux: pronostics de nos sept Romandes