Le 19 juin 2021, les parents de Ryan* se rendent à Fontenais (JU), accompagnés de leurs trois enfants, pour visiter une maison à vendre, en bordure de forêt. La famille possède trois chiens (un border collie et deux bergers des Abruzzes) et recherche un lieu proche de la nature. Leurs chiens ne sont évidemment pas présents ce jour-là.
Sur place, ils rencontrent une dame de l’agence immobilière et la propriétaire de la maison, la caporale-cheffe Patricia Freudenberger, les accueille. «A notre arrivée, Mme Freudenberger nous a demandé si nous avions peur des chiens, racontent les parents. Nous avons répondu non, nous sommes habitués.»
«Durant la visite des extérieurs, le chien était en laisse et jouait à la balle avec sa maîtresse, qui a demandé si nos enfants souhaitaient le caresser.»
«Non, je ne préfère pas», répond la maman, mais la caporale-cheffe se montre rassurante. «Elle nous a dit qu’il n’y avait aucun souci, qu’elle avait confiance à 100% en son chien Bayron.» La maman indique alors aux enfants de «ne pas y aller les trois en même temps, mais un à la fois afin de ne pas stresser le chien». Ryan s’avance le premier, calme et sans gestes brusques. La maîtresse du chien le tient en laisse avec un peu de mou, accroupie. Bayron est couché et remue la queue.
«Lorsque Ryan, 7 ans, s’est approché et qu’il s’est retrouvé à portée du chien, celui-ci s’est jeté sur lui en un éclair, gueule ouverte. Il a secoué le gamin comme une poupée de chiffon avant de déchirer son t-shirt et de planter ses crocs dans sa poitrine. Par chance, le choc a fait tomber Ryan hors de portée du chien. Sans cette chute, nous aurions certainement perdu notre fils.»
Le chien était hors de contrôle. Il ne répondait plus à sa maîtresse. Tout le monde était choqué. Impuissant. La policière, hébétée, répétait: «Je ne comprends pas, je m’excuse.»
Le pire a été évité
Le père se précipite sur son fils, lève le t-shirt pour constater les blessures et évacue toute la famille en cris afin d’emmener Ryan. A Porrentruy, les urgences sont fermées. Il repart seul avec son fils blessé vers l’hôpital cantonal, à Delémont.
«Ryan, en état de choc, ne pouvait plus respirer, se souvient son papa, qui craignait un poumon perforé. J’essayais de rassurer mon fils, mais en arrivant à Delémont, je n’arrivais même plus à me souvenir de son prénom.»
Les plaies sont nettoyées et un calmant est administré à l’enfant. En cas de morsure, la dénonciation au vétérinaire cantonal est automatique. «On m’a demandé si je voulais porter plainte et j’ai répondu que pour le moment je n’en savais rien, poursuit le père, que l’important était que mon fils soit hors de danger. J’ai contacté Mme Freudenberger le soir même de l’accident pour lui annoncer que Ryan était hors de danger, tout en lui faisant bien remarquer qu’il avait eu la chance de sa vie et que l’issue aurait pu être bien plus dramatique.»
Le surlendemain de l’accident, une cellule de crise sera mise en place à l’hôpital de Delémont pour accueillir les membres de la famille, incapables de gérer seuls le stress et le traumatisme.
Après de longues heures de discussion, les parents de Ryan décident de ne pas porter plainte contre la maîtresse de Bayron. «Nous y avons renoncé pour plusieurs raisons: d’abord, Mme Freudenberger a eu pleinement conscience de l’accident et n’a nié aucun fait; elle-même n’en est pas sortie indemne et l’accabler davantage n’était pas la solution; enfin, de notre point de vue, une plainte n’aurait pas accéléré notre processus de guérison, expliquent les parents de Ryan. Nous avons également pris en compte le travail efficace de Bayron au sein de la police.»
Le choc est tout de même rude pour la famille lorsque, fin juin 2023, Bayron des Nombrieux (son nom complet) se retrouve honoré comme «chien de l’année 2022» par la Société cynologique suisse (SCS) pour un sauvetage spectaculaire.
L’animal hérite non pas d’une distinction corporatiste, genre chien de l’année au sein de la police, mais d’un honneur de portée générale.
La police cantonale jurassienne, qui a elle-même annoncé le prix, doit vite reconnaître qu’un fait grave concernant Bayron a été tu. Mal à l’aise, Hansueli Beer, président de la SCS, avoue dans 20 minutes: «Si je ne peux malheureusement plus retirer ce prix, je regrette de l’avoir remis.»
Le vétérinaire comportementaliste mandaté dans le sillage de l’agression expliquera que Bayron était «surmené» au moment de l’assaut sur Ryan. Il l’autorisera néanmoins à poursuivre sa mission dans la police.
Un chien, deux extrêmes
L’illustré a adressé plusieurs questions précises à la police jurassienne, notamment à propos de l’envoi du dossier de Bayron à la SCS. L’adjudant Daniel Affolter, porte-parole, nous a répondu ceci: «Le but de l’annonce de l’intervention de sauvetage faite par le chien Bayron à la SCS […] était de souligner une belle réussite de notre unité canine afin de relever son apport important et, en l’espèce, décisif pour sauver une vie. Il n’est nullement question de minimiser des blessures sur un enfant, de faire revivre des moments difficiles à sa famille ou à la famille de la personne à laquelle Bayron a porté secours.» Il n’en dira pas plus.
La famille de Ryan reste d’abord à l’écart de la polémique. Les propos du commandant de la police, Damien Rérat, relayés dans Le Quotidien jurassien du 30 juin 2023, vont changer la donne. «A l’époque des faits, les parents de l’enfant blessé n’avaient pas déposé plainte pénale, souligne celui-ci en disant son incompréhension. Nous sommes déçus, attristés. […] Il faut savoir faire la part des choses, tout en regrettant bien sûr ce qui est arrivé au gamin.»
«M. Rérat insiste sur le non-dépôt de plainte, mais qu’est-ce que cela signifie? Que s’il n’y a pas eu de plainte l’incident n’est pas grave? interroge la famille du garçon blessé. Nous regrettons que M. Rérat se sente attristé… En vérité, nous pensons qu’il inverse légèrement les rôles. D’ailleurs, pour info, la police ne nous a jamais appelés ni pris de nouvelles de Ryan.»
Protéger les enfants
La caporale-cheffe Freudenberger, elle, a repris contact avec la maman de Ryan. L’occasion pour cette dernière de lui dire que cet article sur la récompense de Bayron avait été «une douche froide». Si la famille de Ryan salue la réussite de Bayron «dans la police», elle ne peut accepter que Bayron se retrouve porté aux nues sans nuances. «Nous comprenons sans problème que Bayron a fait de l’excellent travail en retrouvant une personne disparue et donc en sauvant une vie, mais le décrire comme un chien «gentil et câlin avec les enfants» (termes choisis par la police dans son communiqué de presse, ndlr) est inopportun. Le plus choquant et inacceptable à nos yeux, c’est que le binôme poursuive des activités avec des enfants. Nous pensions sincèrement que la police et Mme Freudenberger tireraient une leçon de cet incident, qu’ils feraient preuve d’humilité.»
Une décoration discrète et mieux ciblée aurait été plus indiquée. La police jurassienne aurait aussi pu appeler la famille de Ryan au moment de l’envoi du dossier de candidature de Bayron ou, mieux encore, refuser le prix décerné par la SCS. Elle n’en a rien fait.
*Prénom d’emprunt (nom connu de la rédaction).