Assis à l’intérieur de sa caravane vert et rouge estampillée Zingaro – le nom du théâtre équestre qu’il a fait naître il y a plus de trente ans –, Bartabas a conservé toute la fièvre créatrice de ses débuts d’artiste «ensauvagé», comme le surnommaient certains critiques. Seuls ses favoris grisonnants trahissent son âge mûr. Eternel dresseur de chevaux, le centaure parle d’Ex Anima avec une flamme intacte, revenant sur les tableaux féeriques ou macabres mis en scène par sa troupe équine.
Souvent invisibles, les cavaliers s’estompent dans le noir ébène pour laisser les chevaux seuls sous le feu des projecteurs. Une première. Celui qui se sent proche des maîtres de ballets contemporains continue, à 60 ans, de faire rêver son public avec des propositions originales. «C’est un ovni, même pour nous», lance David Weiser, l’un des membres de la tribu, avant le spectacle.
Revêche ascendant secret, Bartabas se radoucit pourtant après son rituel matinal apaisant, un tête-à-tête intime avec ses chevaux. Entre deux répétitions et avant d’aller se baigner dans l’eau froide de Bourget-du-Lac, il se livre sur la fin annoncée d’une ère, l’après-Zingaro, et son rapport avec la mort.
Pose avec Posada. Bartabas travaille tous les jours en secret avec son nouveau cheval pour une future performance. Photo Magali Girardin
«Ex Anima» serait votre ultime création. Pourtant, dans votre écurie, on entend vos palefreniers murmurer que vous entraînez en cachette un nouveau cheval…
Il faut que vous preniez l’adjectif «ultime» comme «dernière en date». J’affirme par là avoir été au bout d’une démarche artistique d’épuration. Je ne me vois pas remonter à ce stade de ma carrière un spectacle où les cavaliers feraient des galipettes. Pour cette pièce, toute ma recherche repose sur le culot, celui de faire disparaître l’homme derrière le cheval. Un appel à l’humilité qui, même si cela ne se voit pas depuis le public, a demandé énormément de travail et d’investissement de la part de toute la troupe humaine et équine.
Après plus de trente ans sous chapiteau, Bartabas et le théâtre Zingaro ne tirent donc pas leur révérence?
Tant que le matériel équin m’inspire, je continuerai. Je suis baigné dans cette vie et je ne me vois pas la quitter vivant. Par contre, je ne perçois plus mon art comme à mes 20 ans. J’envisage sérieusement de laisser tomber les grandes tournées mondiales qui se prolongent sur deux ans et de m’orienter vers des performances plus intimistes. Comme présenter des levers de soleil, une tradition que j’effectue tous les matins avec mes chevaux.
Votre public redoute l’après-Zingaro. Que lui répondez-vous?
Qu’il se prépare à tout voir disparaître le jour où je casse ma pipe. Je ne fais pas partie de ces artistes qui souhaitent que leurs créations tournent après leur mort. Laisser une trace m’importe peu. En plus, je n’ai pas de répertoire au même titre que des chorégraphes comme Pina Bausch, vu que mes interprètes sont irremplaçables. Chaque cheval crée son propre rôle et son personnage disparaît avec lui.
Dans «Ex Anima», l’homme se tapisse dans l’ombre alors que l’animal illumine la piste par ses improvisations structurées. D’où vous est venue l’impulsion d’effacer le cavalier?
J’avais le besoin de célébrer le cheval sous toutes ses formes. Un des tableaux peint l’animal de guerre rongé par les loups, l’autre l’équidé envoyé dans les mines mais on le transporte paradoxalement dans les airs. Et j’ai surtout dessiné l’un des grands symboles du monde équestre, le cheval funéraire qui transporte son monteur dans l’au-delà, avec, à son dos, les bottes du défunt. Née d’une tradition écossaise, cette procession a été reprise et adaptée par de nombreux chefs d’Etat, dont Kennedy. Sur scène, les chevaux deviennent les seuls protagonistes, à l’image de danseurs-interprètes qui improvisent parfois.
Avoir confiance en l’animal pour construire la dramaturgie, n’est-ce pas risqué?
Plonger dans l’inconnu me plaît. Il faut prendre des risques dans l’art éphémère que nous pratiquons. Et les imprévus bâtissent des soirées uniques. A la première, par exemple, le cheval qui grimpe sur la poutre a décidé de prendre son temps. Dix minutes, c’est très long dans les codes du théâtre. En coulisses, j’étais catastrophé mais je ne tiens à forcer aucun de mes artistes. Ce sont eux les chefs d’orchestre, pas moi. Beaucoup de personnes ont finalement adoré cette tension du sabot hésitant. Voir les fragilités d’une production la rend encore plus intense.
On vous qualifie de démiurge car vous avez construit votre univers de songes sous les yeux des spectateurs. De quoi rêvez-vous pendant votre sommeil?
Je fais principalement des cauchemars. Souvent, je projette que l’un de mes chevaux se blesse ou que l’on n’arrive pas à monter le chapiteau dans les temps. Je me bats contre un perfectionnisme nocif.
Vous êtes un solitaire. Avez-vous des regrets d’avoir choisi cette vie de nomade?
Je passe mes journées, de 7 h à 23 h, avec mon théâtre équestre. L’exigence de ce métier, seuls les musiciens et danseurs peuvent la comprendre. Il faut sans cesse s’exercer, cultiver son art. L’aventure Zingaro est mon sacerdoce. Je vis parfois comme un moine tibétain. Certains disent que les chevaux ont bouffé ma vie, moi je pense qu’ils m’ont protégé. Tu évites de te transformer en artiste alcoolique quand tes animaux t’attendent tous les matins pour une promenade. N’allez jamais avec une gueule de bois près de pur-sang (sourire).
Il paraît que vous préférez la compagnie des chevaux à celle des humains?
J’avoue que mes compatriotes me fatiguent alors que je ne me lasse jamais de passer du temps avec mes compagnons. Entre le théâtre Zingaro et l’Académie équestre de Versailles, je côtoie assez d’humains.
Votre parcours artistique est jalonné d’images funéraires. Appréhendez-vous la mort?
L’homme a conscience d’être une poussière. Il sait qu’il va s’éteindre, d’où l’angoisse permanente de mourir. Le cheval, lui, a l’instinct de la mort mais il n’en est pas obsédé. Sans hésiter, je préférerais être l’un des leurs et ne pas m’en inquiéter!
Comme Lucifer, le frison noir qui apparaît dans le final de la pièce? Il rappelle Zingaro, votre cheval fétiche.
Après Zingaro, je m’étais promis de ne pas reprendre dans ma tribu un frison noir. Lucifer est venu à moi. On me l’a donné il y a tout juste un an. Il s’avère qu’il a des compétences très particulières, de mâle alpha. Alors nous avons imaginé ensemble la scène du totem où il hennit de plaisir face à une jument. C’est un passage très instinctif mais, si je ne le sens pas prêt pour cette scène, je termine le spectacle sur la douce chute du cheval blanc.
En tant que dresseur, que pensez-vous du militantisme antispéciste dont on parle de plus en plus?
Que les chasseurs chassent! Ce qui me révolte, comme beaucoup d’autres, c’est l’élevage de viande de l’industrie actuelle. Depuis dix ans, il y a enfin une vraie prise de conscience autour de l’intelligence des végétaux et celle des animaux. Mais il ne faut surtout pas tomber dans l’anthropomorphisme et donner les mêmes droits à tous les êtres. Un chien n’a pas besoin d’aller voir un psy! Un animal reste un animal. Empathique mais sauvage.
Certains sont justement choqués d’apercevoir des races sauvages, comme des criollos argentins, enfermées dans des box, puis transformées en saltimbanques…
Dans mes mauvais jours, je me dis aussi que mes chevaux n’ont pas choisi d’être là. Alors je leur donne encore plus de tendresse et d’amour. Je ne souhaite en aucun cas altérer l’intégrité physique et morale de mes danseurs à quatre pattes. Je partage l’idée que, comme l’homme, eux aussi aspirent à plus dans leur vie que de «manger, dormir et baiser», et donc qu’ils s’épanouissent dans le travail d’artiste. Je l’ai vu dans leurs yeux.
wRéservations: «Ex Anima», du 8 juin au 1er juillet 2018, IENA Avenches, www.ticketcorner.ch