Tête baissée, mains jointes, Azeb murmure une longue prière. Avant de relever la tête pour nous inviter à goûter l’assortiment d’injera, ces crêpes typiques de la Corne de l’Afrique, disposé sur la table basse de son petit appartement sédunois. Dans un français hésitant, elle s’efforce d’évoquer ce qui l’a amenée ici, mais il faut lui arracher les mots tant la souffrance est encore vive. Assise à ses côtés, sa plus proche amie l’encourage gentiment. Audrey Bestenheider est Saviésanne, mère de famille et engagée dans l’insertion des migrants, notamment par le biais d’une association de danse. Un lien fort s’est créé entre les deux femmes. «Malgré ce qu’elle a vécu et derrière sa timidité, Azeb est lumineuse. J’admire sa capacité à voir la beauté du monde. On rit beaucoup.» Elles ont, aussi, beaucoup pleuré au fil des confidences d’Azeb.
Sa vie a basculé il y a des années, alors qu’elle vivait en Ethiopie avec son mari et leurs cinq enfants. Lorsqu’il est rapatrié de force en Erythrée, elle part tenter de le retrouver. Et se voit empêchée de repartir. Violences, séquestration… Elle va fuir. En se faisant passer pour musulmane, elle se fait embaucher comme bonne à Djeddah, en Arabie saoudite. Mais lorsque son identité est découverte, c’est la catastrophe. Elle doit fuir de nouveau. Depuis l’Amérique, une tante exilée insiste: c’est en Suisse qu’Azeb doit se rendre. Elle arrive à Sion en 2011.
En 2014, elle connaît un bonheur immense: elle retrouve son fils Asgedom, 20 ans aujourd’hui, qu’elle n’avait pas revu depuis qu’il était enfant. Lui a vécu l’odyssée commune à tant d’Africains, quittant adolescent l’Ethiopie pour le Soudan, où il réchappe d’un accident de camion, au désert libyen, avant d’être jeté dans la prison de Benghazi, connue pour les tortures infligées aux détenus. «C’était très difficile», élude-t-il. Il y passe des mois avant de parvenir à s’échapper et de rallier Tripoli à pied. Avec en tête une idée fixe: traverser la Méditerranée, rejoindre sa mère. Après des semaines d’attente, il embarque avec des dizaines d’autres. «J’avais peur, oui. Mais je n’avais pas le choix.» Sa mère écoute, en larmes: jamais ils n’avaient parlé de ce périple. Par pudeur sans doute: devant lui, Azeb refuse d’évoquer ce qu’elle a vécu en Arabie saoudite. Et profite de notre séance de photos pour couvrir son fils de baisers.
Renouer avec une mère perdue de vue des années plus tôt n’a pas été simple. Mais aujourd’hui, «ça va bien», sourit Asgedom. Il aimerait bien trouver un apprentissage, mais il ne le peut pas. Tous deux ont vu leur demande d’asile rejetée, le recours d’Azeb a été vain. Retourner en Erythrée, où leur époux et père a disparu en prison, c’est impensable pour eux. A plusieurs reprises, Azeb s’effondre en évoquant l’idée de repartir. Trop de souffrances et d’incertitudes sont liées à un éventuel retour. Asgedom, lui, ne connaît pas ce pays où il n’a jamais vécu. «Mais je sais combien la vie y est dure.» Il craint d’être enrôlé de force à son retour, pour un service militaire qui peut durer des années.
Qu’est-ce qui les attend? Impossible à dire. Ils ne peuvent être forcés au retour, puisqu’il n’existe pas d’accord de réadmission entre la Suisse et l’Erythrée. Mais sont vivement encouragés à repartir par le biais de courriers officiels. Ils ne sont pas les seuls: le nombre de refus des demandes d’asile des Erythréens est passé de 4% en 2008 à 18,4% pour 2018, indique le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM). De plus, le SEM réexamine depuis le printemps les admissions provisoires (régularisation du séjour, l’asile conférant une autorisation de séjour) de 3200 cas. Une démarche qui s’inscrit dans la volonté politique de durcir les conditions d’asile des requérants les plus nombreux du pays, dans l’idée que la situation en Erythrée s’est détendue.
C’est ce qu’a estimé en 2017 le Tribunal administratif fédéral. Selon un arrêt qui fait l’objet d’une requête auprès du Comité des Nations unies contre la torture, il a affirmé que les déserteurs érythréens ne risquaient plus de traitements inhumains ou d’être reconvoqués pour le service militaire en retournant dans leur pays; en clair, un retour «est de manière générale exigible», résume le SEM. Un projet pilote sur 250 dossiers a conduit au lever de l’admission provisoire pour près d’un dossier sur dix. «Ces quelque 20 personnes peuvent retourner dans leur pays d’origine sans risque pour leur intégrité. Si elles décident de rester en Suisse, elles n’auront plus le droit à l’aide sociale», indique le SEM. D’ici à la fin de l’année, 2400 dossiers auront été réexaminés.
Une position qui fait bondir observateurs et ONG, selon lesquels la situation en Erythrée n’a absolument pas changé. Les personnes déboutées ou dont l’admission provisoire est levée se retrouvent dans un «cul-de-sac administratif et juridique», dénonce un rapport qui vient d’être publié par l’Observatoire romand du droit d’asile. «Ils sont en état de choc, indique Philippe Stern, juriste à l’Entraide protestante suisse. Certains espèrent un avenir meilleur dans un autre pays européen, mais aucun d’entre eux ne peut imaginer rentrer en Erythrée, où ils sont certains d’être lourdement sanctionnés en cas de retour. Des avocats de pays européens nous demandent la copie de décisions suisses pour argumenter les recours contre un renvoi en Suisse, pays qui risque de refouler les Erythréens chez eux. En ce moment, c’est tout ou rien pour un Erythréen. Mais le risque de recevoir une décision négative est grand, car seule la preuve d’une désertion vous met au bénéfice du permis B.»
Privées d’intégration
Ces personnes vont se retrouver à l’aide d’urgence ou grossir les rangs des clandestins, dénonce le rapport: «Sans statut, elles sont privées de toute mesure d’intégration et de toute possibilité de travailler, même si cela fait plusieurs années qu’elles sont en Suisse.» Comme Azeb.
Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, depuis l’ouverture des frontières entre l’Ethiopie et l’Erythrée en septembre, plus de 10 000 Erythréens ont rejoint 160 000 compatriotes partis chercher asile de l’autre côté de la frontière. Azeb, elle, survit désormais avec l’aide d’urgence et des dons. Ce qui l’aide à tenir? Sa foi – elle fréquente les services orthodoxes – et ses amies. Malgré de fortes migraines, elle donne un coup de main dans une boutique de couture à Sion. Pour la patronne, Emmanuelle Pont, l’accueillir était une évidence. «On a tous besoin d’avoir une place quelque part dans le monde.» Une place qu’Azeb et Asgedom pensaient avoir enfin trouvée ici.