C'est l’histoire d’un mec qui raconte qu’il a chopé une nana. Laquelle met les points sur les i sur un rythme entraînant. «Hello papi, mais qué pasa? / J’entends des bails atroces sur moi […] / Oh Djadja / Y a pas moyen Djadja / J’suis pas ta catin Djadja / Genre, en catchana baby, tu dead ça.» Impossible d’être passé à côté. Des paroles, peut-être, mais depuis son lancement au printemps 2018, «Djadja» est devenu un tube en Europe et au-delà.
En Suisse, les trois versions officielles ont été streamées plusieurs millions de fois et la chanson a fait l’objet de plusieurs reprises, y compris en yodel par la Bernoise Miss Helvetia, et de parodies. Jusqu’à Rihanna ou aux petites filles de Madonna, aperçues en train de se déhancher dessus.
«Djadja», c’est l’œuvre d’Aya Nakamura, un nom de scène emprunté à une série de science-fiction américaine. Un phénomène qui rebat les cartes et les codes, sur le plan musical et bien au-delà, tant son parcours défie tous les clichés. Née à Bamako il y a vingt-huit ans, Aya Coco Danioko grandit à Aulnay-sous-Bois, département 93. Une de ces banlieues ghettoïsées au-delà du périphérique parisien. Mais ceux qui cherchent dans ses chansons un message social à décortiquer n’en trouveront pas. La jeune femme préfère composer autour de ses histoires d’amour et parler de sexe («Tu connais toutes mes positions préférées / Tu me dis: «C’est toi la boss, Aya, hé» / Dans ce domaine-là, personne peut m’déléguer / Ouais, toutes les positions préférées», chante-t-elle dans «Préféré», un titre de son album, Aya, sorti en novembre 2020). Un ton cru, des paroles qui mêlent phrasé de banlieue, argots africains, rythmes zouk ou R’n’B: elle est aujourd’hui l’artiste francophone la plus écoutée dans le monde. Une ascension d’autant plus remarquable que très rares sont les artistes féminines noires à avoir réussi à se faire une place au sommet en France. Sans le covid, elle se serait produite à Coachella, une consécration américaine.
Certains, y compris une certaine critique musicale, sont déboussolés. Il faut revoir l’émission «C à vous» en 2019 pour mieux saisir le malaise. Face à une jeune femme rayonnante, accessible et posée, l’animatrice, certes avec gentillesse, lui parle comme à une gamine et tente de lui faire dire qu’elle a des messages à faire passer. Le sourire d’Aya Nakamura disparaît, son visage se crispe. Plus tard, elle dira: «On n’était pas des bourgeois mais, Dieu merci, ma mère nous a très bien éduqués, mon frère, mes trois sœurs et moi. Je ne suis pas du genre à pleurnicher sur mon quartier, je le kiffe, j’y vais souvent.» Par ailleurs, l’ascension sociale par le mérite, ce n’est pas le truc de celle qui se décrit volontiers comme flemmarde et raconte avoir tenu deux jours dans une boutique de fringues. Sportive aguerrie, elle adore le football et aurait pu faire carrière dans la natation. Mais, dit-elle, elle n’aimait pas «être mouillée», ne voulait pas développer trop de musculature.
De toute façon, la musique, c’est son univers depuis toujours. Sa mère est griotte, de ces conteurs et poètes de rue dépositaires de la culture orale en Afrique de l’Ouest. Petite, Aya se dit que jamais elle ne pourra chanter comme elle lors des cérémonies de mariage. Mais sa passion la rattrape à la fin de l’adolescence. Elle a entamé, sans grande conviction, des études de stylisme. Ses proches la poussent à aller en studio enregistrer ses titres. En millennial biberonnée aux réseaux sociaux, c’est sur Facebook qu’elle diffuse le premier. La maison Warner la remarque et la prend sous contrat. Plus tard, elle rendra hommage en chanson à une célèbre artiste malienne, Oumou Sangaré, qui apparaît dans le clip du même nom. Les influences musicales sont multiples. Les paroles des chansons font débat dans les grands hebdomadaires de l’Hexagone et jusque dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale: en 2020, un député macroniste trouve «remarquable» que, par ses titres, elle soit «en train de réinventer un certain nombre d’expressions françaises». Elle n’en demandait sans doute pas tant. «Je chante exactement comme si je parlais à mes copines. Je ne vais pas changer qui je suis pour rentrer dans le moule.» Et s’amuse: en 2019, elle choisit de tourner le clip du titre Pookie (plus de 350 millions de vues au compteur) au château de Fontainebleau pour «prendre tout le monde à contre-pied» alors que «les gens attendaient que je twerke en boîte de nuit».
Est-ce dû à ces malentendus et ces attentes à la fois rigides et démesurées? La jeune femme traîne désormais une réputation de diva «ingérable», qui refuse quasiment toutes les interviews quand elle n’annule pas sa venue au tout dernier moment. Il est vrai aussi que le moindre de ses faits et gestes est scruté et décortiqué. Lorsqu’elle apparaît, au détour d’un tweet, sans maquillage, la Toile se déchaîne et l’insulte. Les réseaux sociaux ont également servi de tribune de règlement de comptes lorsqu’elle est tombée enceinte, à 21 ans, du rappeur Niska, déjà en couple, alors qu’elle préparait son premier album. Elle évoque volontiers sa fille Aïcha, mais rechigne à la montrer sur les réseaux, tentant de maintenir pour elle un quotidien aussi normal que possible. En 2019, un blogueur avait révélé qu’elle était battue par le père de l’enfant, ce qui avait poussé la jeune femme à poster des images de son visage tuméfié avant de les effacer. Sans confirmer l’identité de celui qui la frappait, elle a, plus tard, expliqué à la journaliste avoir effacé les images car elle avait «un peu honte»: «Je ne pensais pas que ça pouvait m’arriver à moi», expliquera-t-elle. Avec le recul, elle assure regretter de ne pas avoir porté plainte, comme elle aurait conseillé à ses proches de le faire dans la même situation. Une chose est sûre: la trajectoire d’Aya Nakamura n’en est qu’à ses balbutiements.