Cet article dans un magazine, Michaël Teixeira, 36 ans, veut le faire «pour elle», dit-il, pour sa grand-maman Marcelline, pour lui rendre un hommage que l’on a refusé à sa famille, pourtant aussi soudée que nombreuse.
Alors, devant sa colocation morgienne, nichée entre gare et autoroute et baignée d’un soleil insolent, ce graphiste et photographe installé en Suisse depuis six ans raconte. Il s’applique, cherche en lui-même. Il décrit cette dame de 83 ans qui a vécu sa vie entière dans un village alsacien où tout le monde se connaît, à mi-distance entre Mulhouse et Colmar. Cette gentille épouse de mineur qui venait le regarder jouer au football, «ma première supportrice», s’occupait de son petit jardin, aimait retrouver sa grande famille et ne manquait jamais de saluer chaque parent le 1er janvier à midi. A l’évoquer, une révolte le saisit: «Je ressens de l’injustice, de la culpabilité. Je n’accepte pas que ce soit elle, avec sa vie simple et respectueuse, qui ait finalement le moins profité de notre monde globalisé. En réalité, ce sont nous, ses petits-enfants, qui avons eu les bons côtés de la modernité et de la consommation, qui sommes allés en week-end à Berlin ou à Lisbonne, et c’est elle qui paie, dans son village qu’elle n’a jamais quitté. C’est elle qu’on n’a pas pu soigner.»
Il remonte le temps, ferme parfois les yeux pour se rappeler chaque journée de mars. Le premier dimanche, il le passe à skier. Les nouvelles alarmantes autour du virus se bousculent déjà, avec sa ville de Mulhouse au cœur du désastre sanitaire. A sa copine, ce soir-là, il parle de sa «mamie», s’inquiète un peu. «Elle aime aller dans les lotos, où elle est en contact avec des centaines de personnes. Je vais l’appeler pour voir comment elle va.»
Il ignore alors que, quelques jours plus tôt, elle a été en contact avec une connaissance qui a assisté à une réunion évangélique. A-t-elle attrapé le virus ainsi? Autour du 20 février, ce rassemblement a en tout cas vu 3000 personnes, dont beaucoup de visiteurs venus de Suisse, se croiser pendant une semaine dans une église de Mulhouse.
Happé par les cours de photographie qu’il donne, Michaël Teixeira ne téléphone pas, passe à autre chose. Dans la semaine, il apprend que sa parente se sent mal depuis quelques jours. Comme la famille est éparpillée entre l’Alsace, Grenoble, le Portugal et la Suisse, on crée un groupe WhatsApp pour se donner des nouvelles. Le médecin de famille se déplace, laisse sa patiente à la maison en lui recommandant d’appeler le numéro d’urgence si son état empire. Le lundi 9 mars, elle ne va pas mieux. Son fils, qui habite près de Delémont, côté français, l’héberge chez lui. «On se disait que c’était une grippe, un coup de froid. Ou qu’elle était perturbée par les infos dans les journaux.»
Le mercredi, fatiguée, elle se recouche sitôt son petit-déjeuner pris. Le jeudi, en fin d’après-midi, la famille appelle le 15, le numéro destiné aux victimes potentielles du virus. Le service est débordé, l’ambulance n’arrive qu’en fin de soirée, après 22 heures. L’octogénaire part dans la nuit pour l’hôpital Emile-Muller de Mulhouse, qui ploie sous l’afflux de malades. Le lendemain arrive le pire: «On nous a d’emblée expliqué qu’elle avait contracté le virus et que, vu son âge, elle n’était pas prioritaire. En temps normal, elle aurait été en réanimation. Là, non. Les médecins ne feraient que lui donner de l’oxygène. Voilà, elle n’était pas sélectionnée. Elle devrait combattre la maladie elle-même.»
Michaël Teixeira observe les voitures, rares, se croiser sur l’autoroute en contrebas. Pour lui, une société qui laisse ses anciens sur le bord du chemin a un problème. Lui, dans un premier temps, veut réagir. La sortir de l’hôpital, l’emmener en Suisse ou ailleurs. «Mais elle était intransportable. De toute façon, le vendredi, ma famille m’a appelé pour me dire que tout était fini, qu’on n’avait pas le droit de la voir, qu’elle allait mourir seule dans sa chambre.»
Il quitte Morges et rejoint l’Alsace. Retrouve sa famille le samedi, effondrée, en attente du coup de téléphone qui leur annoncera la fin. L’appel ne vient pas. «Ma grand-maman s’est encore battue dix jours, jusqu’au lundi 23 mars, avec des hauts et des bas, seule.»
Chaque matin, en arrivant dans le service, un médecin les joint pour faire un point de la situation, toujours pareille: médiocre mais stable, une question d’heures avant le décès. «Finalement, on nous a accordé une visite d’une heure tous les deux jours, pour une seule personne. Le personnel soignant n’a d’ailleurs pas cessé de s’excuser, bouleversé qu’on traite ces malades comme des pestiférés.» Sa sœur y va. «Elle était vêtue comme un cosmonaute, on ne discernait que les yeux. Quand elle arrivait, ma grand-maman lui demandait: «C’est bien toi, Caroline?» A une seule occasion, une soignante permet un coup de téléphone, tend le bras en actionnant le haut-parleur. Pourquoi pas davantage? «Le personnel médical était débordé.» Lui, la mort dans l’âme, se résout à rentrer en Suisse. Ses cours l’appellent, il craint la fermeture des frontières.
Depuis, il écoute la radio, sans cesse. Découvre Mulhouse dans le New York Times et la presse internationale, en ville martyre, avec plus de 500 morts en quelques jours. «Je vois les tentes militaires, l’armée, je ne reconnais rien. Or l’Alsace est une région prospère, c’est ce que nous apprenons à l’école. C’est par exemple le seul endroit en France où la sécurité sociale n’est pas en déficit, les hôpitaux y sont nombreux et fonctionnent. C’est ce lieu-là qui est aujourd’hui totalement débordé, avec des malades qui doivent être transférés en Suisse, en Allemagne, au Luxembourg. Que va-t-il arriver quand le virus arrivera dans des endroits plus dépourvus? Ce sera terrible. On nous parle de simple crise, on fait comme si tout devait continuer comme avant. Pour moi, il s’agit d’une révolution.»
D’obsèques, personne ne leur en parle. Les crématoriums sont occupés jour et nuit. Il a appris que le corps de sa grand-mère serait traité à Strasbourg, à 150 kilomètres, il ne sait pas quand. Que l’urne ne leur serait pas rendue avant que le virus soit sous contrôle. Pas question de cérémonie. «Quel sens aura une réunion dans six mois, dans deux ans? Je ne sais pas comment nous allons continuer avec ce traumatisme, si nous allons entamer des thérapies. C’est dur pour nous tous. Nous avons l’impression que notre grand-mère a été abandonnée.»
Le soir, ils allument tous une bougie, pour elle. Et il fait un article dans le journal, pour elle.