Samedi matin, 7 h 30. Si Genève est encore assoupie, l’effervescence règne à deux pas de l’aéroport. Les allées des deux gigantesques halles de Palexpo grouillent de bipèdes et de quadrupèdes qui n’ont pas eu le loisir de goûter aux joies de la grasse matinée. Au World Dog Show, le championnat du monde des canidés, qui fait escale pour la première fois dans la Cité de Calvin, hors de question de traîner la patte. Les compétitions débutent dès 9 heures et l’enjeu est de taille. Il ne s’agit de rien de moins que de consacrer les plus beaux chiens du monde dans différentes catégories. En tout, 21 483 toutous – environ 200 races – en provenance de 75 pays ont fait le voyage par les airs, le rail ou la route.
Des coupes au poil
Avant de défiler sur l’un des 80 rings de jugement – de grands rectangles de moquette bleu roi – sous l’œil impitoyable de 132 juges internationaux, ces bêtes de concours doivent passer par la case «mise en beauté». Installés sur de petites tables en bordure de piste, les chiens semblent plus sereins – las? – que leurs «chargés de toilette» jonglant entre sèche-cheveux dernier cri, brosses, peignes et un nombre invraisemblable d’accessoires et de froufrous. Dans une ambiance à vous donner le tournis, on brosse, on crêpe, on lustre, on lisse le poil, on natte et, pour les plus précieux, on ajoute quelques barrettes en strass. «Pour être sacré champion de beauté, le chien doit correspondre au plus près au standard de sa race», nous explique Laurent Pichard, président du comité d’organisation du World Dog Show et juge international. Des critères objectifs, comme la ligne du dos, la position de la queue, la douceur de la robe, le parallélisme des pattes sont passés en revue. Mais le juge tient aussi compte de l’allure, du mouvement et de l’attitude du canidé. «Il faut que le chien trottine avec panache, possède un certain charisme, un truc en plus», glisse celui qui aura l’honneur de désigner le plus beau chien du monde – toutes catégories confondues – dimanche soir, à l’issue de l’événement.
Chiens et humains sur leur trente et un
Si les chiens se sont mis sur leur trente et un, leurs propriétaires ne sont pas en reste. Blazers à sequins, paillettes, broches en forme – vous l’aurez deviné – de toutou, tailleurs colorés et cheveux laqués pour les dames, costumes du dimanche pour les hommes, il faut que ça brille. Christophe Gebhard, un Alsacien de 49 ans à la chevelure tressée, barbe coupée au cordeau et créoles serties de strass, est à pied d’œuvre depuis l’aube et s’affaire avec minutie sur le pelage de Casper, imposant terre-neuve à la fourrure ébène, pesant ses quelque 75 kilos. Et gare à celui qui viendrait gâcher le fruit de son travail d’orfèvre par une caresse inopportune au géant impassible – nous l’avons appris à nos dépens – avant son entrée en piste. «J’ai fait la coupe «finish» hier soir à l’hôtel, je m’occupe des dernières retouches ce matin», précise-t-il, peigne à la main. Ce cuisinier de profession est ce qu’on appelle dans le jargon un «handler», un présentateur qui accompagne le chien avant et durant la compétition.
Outre-Atlantique, la fonction tend à se professionnaliser mais Christophe, lui, n’est pas rémunéré. «Je le fais par passion depuis plus de vingt ans, déclare-t-il. C’est exigeant, je présente 13 autres chiens durant la compétition.» La propriétaire et éleveuse de Casper, Anne Heno, vêtue d’un tailleur azur, n’a pas hésité à confier à Christophe la présentation de son chien. «Il sait le mettre en valeur, ils se comprennent. On a un potentiel champion du monde au bout de la laisse», pressent-elle. Juste avant de s’élancer sur le ring, Christophe Gebhard enfile une veste d’inspiration marine. «C’est un clin d’œil à la race, le terre-neuve est un chien aquatique.» Une attention qui n’aura malheureusement pas porté bonheur à Casper. Il termine à la cinquième place de sa catégorie mais remporte tout de même un nouveau certificat d’excellence. «Ce n’est pas ce qu’on espérait», confie Anne Heno, la mine un peu déçue. Et le «handler» d’ajouter: «Je le dis toujours: il y a autant de juges que de jugements. Il y a forcément une part de subjectivité dans ces concours.»
>> Lire aussi: Le scandale des chiens au museau aplati
A l’autre extrémité de la halle, on retrouve Andrea Maret, éleveuse de bouviers bernois à Fully (VS), avec son champion. La nuit a été courte pour la quinquagénaire, qui a eu de la peine à trouver le sommeil. Hermès, lui, patiente tranquillement, une couverture rafraîchissante posée sur le dos, avec l’air de celui qui en a vu d’autres. Ce multi-champion international a foulé les podiums du monde entier et il se pourrait que cette compétition soit sa dernière avant une retraite bien méritée. D’ailleurs, cette force tranquille âgée de 8 ans concourt dans la catégorie «meilleur vétéran mâle». Juste avant d’entrer sur le podium, la tension monte, Hermès commence à se dissiper. «Il en a marre d’attendre, il veut que quelque chose se passe», confie son éleveuse, un brin stressée. Un rapide coup de chiffon pour essuyer la bave et un peu d’eau sprayée sur le pelage pour «une meilleure ligne du dos» et le voilà en piste parmi deux autres rivaux. Sur la moquette bleue de l’arène, Hermès se métamorphose. Il est beau, il le sait et il trottine avec aisance, le port altier. Une juge française, assise à nos côtés, le remarque au premier coup d’œil. «Il a une ligne impeccable et se déplace avec aisance, pour un vétéran.» Le verdict tombe, Andrea saute de joie. Hermès est sacré «meilleur vétéran mâle» de sa race.
Au tour suivant, il s’inclinera face à une femelle. Mais qu’importe, Andrea est heureuse. Le bouvier bernois retrouve ses nombreux supporters, fier comme Artaban. Comprend-il l’enjeu? «Non, répond l’éleveuse, mais il ressent ma joie. C’est un bon moment. On va fêter ça.» Avec du champagne? Elle rit: «Je crois qu’il va surtout être heureux de retrouver la maison. Pour l’occasion, il aura le droit d’aller sur le canapé tout seul et de regarder la télévision. Avec de la viande séchée.» Est-ce qu’on gagne de l’argent lorsqu’on remporte un titre? «Absolument pas, mais c’est une reconnaissance du travail accompli. Et, forcément, ça fait de la publicité à l’élevage, même s’il est très difficile de vivre de cette activité. C’est surtout la passion d’une vie.»
Le lendemain, c’est Cash, un chien d’eau portugais âgé de 6 ans, qui sera couronné roi du World Dog Show. Hermès a sans doute suivi la cérémonie diffusée en direct sur internet d’un œil distrait, tranquille sur son canapé, en heureux retraité qu’il est devenu.